Le cachalot est classé par les naturalistes comme le
plus féroce des cétacés ; c'est un carnivore vorace, grand destructeur de
poissons, au contraire de la baleine, qui est un animal doux et inoffensif, ne
se nourrissant que de plancton, aliment très riche qui lui forme à la longue
une épaisse couche de lard l'immunisant contre les morsures du froid des mers
polaires où il s'est réfugié et qui a excité la convoitise des hommes pour les
multiples usages alimentaires et industriels auquel il répond et pour lesquels
il ne peut être remplacé : entre autres, le fameux « cold-cream »,
produit de base des crèmes de beauté de luxe et des savons à barbe de qualité.
Le cachalot est un animal racé, nerveux, taillé pour la
course. Adulte, il mesure environ 15 mètres de longueur et pèse une quarantaine
de tonnes. Il est reconnaissable à son aileron dorsal et à la forme de son
front qui tombe perpendiculairement, comme l'étrave d'un navire, au-dessus de
son énorme gueule. La couleur de sa peau est gris très foncé, presque noire.
Le mets favori du cachalot est la pieuvre géante des grandes
profondeurs ; et la nature l'a doté d'une arme spéciale pour satisfaire
ses goûts gastronomiques et détruire ces animaux immondes qui, petits et
grands, infestent toutes les mers du globe. Sa denture, en effet, répond au but
recherché. Les dents de sa mâchoire supérieure sont triangulaires et acérées,
celles de la mâchoire inférieure ont la forme d'alvéoles dans lesquelles les
dents du haut viennent s'encastrer, ce qui leur permet de broyer les tentacules
de pieuvres, formées de nerfs et de tendons, qui ne pourraient que glisser sur
une denture ordinaire.
L'abus de la chair de pieuvre n'est cependant pas sans
danger pour la santé du cachalot ; il provoque à la longue un calcul du
rein, connu sous le nom d'« ambre gris ». Cet ambre était autrefois
très recherché ; c'était le seul produit pouvant fixer les parfums de
luxe. Aujourd'hui, les chimistes ont trouvé de nombreux moyens d'atteindre le
même but, et la valeur de l'ambre gris a considérablement diminué. On
attribuait le calcul du rein à l'abus de la chair de pieuvre, car dans la masse
grise se trouvaient toujours des particules de becs de ces animaux qui avaient
été probablement insuffisamment broyées avant l'ingestion.
Notre cargo filait allègrement ses douze nœuds. J'avais pris
le quart de huit heures à midi par une belle matinée ensoleillée ; calme
plat. L'avant-veille, nous avions doublé l'île de Chiloé ; la chaleur de
la zone tropicale commençait à se faire sentir ; les albatros qui nous
avaient escortés depuis le cap Pillar nous avaient abandonnés ; nous
étions seuls sur l'immensité du Pacifique.
À neuf heures, je pris l'altitude du soleil et, penché sur
la table à cartes, je calculais ma droite de hauteur, quand soudain l'homme de
vigie piqua trois coups sur la cloche du gaillard d'avant, ce qui voulait dire :
quelque chose en vue droit devant. Je laissai tomber mon crayon, pris les
jumelles et aperçus une forme noire ressemblant à un petit sous-marin en
demi-plongée ; mais les Chiliens n'avaient pas de sous-marins, ce ne
pouvait être qu'une épave. Rien d'autre à l'horizon ; j'achevai mon calcul
et repris l'observation de l'objet en vue ; il se présentait de long, cap
au nord, comme nous, et, à un moment donné, tomba en travers à la lame ;
pas de doute possible, l'aileron et le front droit, c'était un cachalot mort ou
endormi, car il ne bougeait pas. Je prévins le commandant, qui monta aussitôt
sur la passerelle.
— Il n'est pas mort, me dit-il, car il se tient bien
droit ; s'il vous reste encore quelques cartouches à balles, cela va être
l'occasion d'en loger une dans cette belle cible.
Je descendis chercher mon fusil, un ex-Gras transformé en
arme de chasse, calibre 16, à canon lisse, et remontai sur la passerelle. Nous
étions arrivés par le travers du cachalot, un bel adulte de grande taille ;
sa peau brillait au soleil, sauf sur la tête et le cou, où elle était striée de
cicatrices attestant les nombreux combats livrés aux pieuvres géantes. Il
somnolait toujours, bercé par la houle.
— Eh bien ! qu'attendez-vous pour le tirer de sa
rêverie ?
Il y avait environ 50 mètres entre le cétacé et nous. Je
pensais qu'une simple balle ronde, en plomb plutôt mou, n'aurait aucun effet
sur ce monstre, mais, puisque le commandant le disait, j'épaulai et fis feu.
J'avais visé à 5 mètres sur l'avant de la queue, perpendiculairement au corps
pour éviter un ricochet sur la peau grasse, et, à ma grande stupéfaction, la
balle pénétra profondément dans la chair de l'animal. Sa peau était tellement
tendue qu'elle se fendit en étoile dont les branches avaient environ un mètre
de long. Le cachalot, tiré brusquement de son sommeil, accusa le coup par un
soubresaut et un gigantesque coup de queue dans la mer, dont les éclaboussures
atteignirent presque le bord ; puis, après nous avoir lancé, de ses petits
yeux noirs, un regard chargé de colère, il plongea.
Sa plongée ne fut pas de longue durée ; il refit
surface à environ un mille sur l'avant du navire, secouant sa queue endolorie
qui semblait lui faire très mal, puis il se mit à zigzaguer à grande vitesse
dans toutes les directions. Nous assistions, le commandant et moi, à toutes ces
manœuvres, les jumelles rivées aux yeux, quand soudain l'animal s'arrêta,
sembla aspirer profondément, puis plongea brusquement, presque à la verticale.
Il remonta deux minutes plus tard, à deux milles environ de nous et par notre
travers, avec une énorme pieuvre capelée sur la tête, et le combat commença
aussitôt. Le commandant changea la route pour ne rien perdre delà lutte qui s'engageait
— spectacle peu commun auquel il n'est pas donné d'assister tous les
jours.
Je regrettais de ne pas être un Lecomte de Lisle pour
pouvoir la présenter avec la maestria du célèbre auteur, lorsqu'il nous décrit
le combat de Yakoub et de la lionne :
Et ce fut un combat terrible, hasardeux,
Où l'homme et le lion rugissaient tous les deux.
Mais les rugissements de l'un d'eux s'éteignirent
Et du sang de l'un d'eux les sables se teignirent
Et quand revint le jour il éclaira d'abord
Un enfant qui dormait auprès d'un lion mort.
Dans le cas présent, il n'y avait rien de hasardeux ;
la pieuvre avait son compte réglé d'avance, car la dépression causée par une
montée rapide à la surface des profondeurs où elle était habituée à vivre
devait agir considérablement sur ses organes. De plus, habituée à opérer dans
des fonds où la lumière est totalement absente, le rayonnement du soleil devait
la gêner et l'éblouir ; néanmoins, elle se débattait avec vigueur. Le
cachalot avait dans sa gueule deux tentacules qu'il était en train de broyer
pendant que la pieuvre, qui mesurait de 8 à 10 mètres d'envergure, lui
labourait la tête et le cou de son bec puissant semblable à celui des
perroquets. Elle se collait sur son auvent de toute la force des ventouses
placées sous ses bras que de temps en temps elle levait à la verticale et
laissait tomber lourdement pour faire subir au cétacé le supplice de la
flagellation. Par moment elle lançait des jets de liquide noir pour essayer
d'aveugler son ennemi, mais sa provision fut vite épuisée. Après avoir détaché
et avalé les deux bras qu'il tenait dans sa gueule, le cachalot, qui n'avait
plus de prise, commença à plonger, à revenir en surface et à tourner sur
lui-même dans un mouvement de moulinet rapide, ce qui eut pour résultat de
détacher la pieuvre de son corps, et celle-ci se trouva à flot près de lui,
cherchant à fuir. Le cachalot la saisit alors à plein corps dans son énorme
gueule, et tout en la mâchant furieusement, la tint dans cette position jusqu'à
ce que la vie l'eût complètement quittée. Et finalement, sur ce champ de
bataille liquide où le rouge du sang se mélangeait au noir de pieuvre, faisant
tache sur l'azur de l'océan, les grands bras devinrent mous, puis inertes ...
C'était fini !
Nous étions arrivés tout près des combattants et avions été
témoins de toutes les phases du combat, qui avait duré une demi-heure environ.
Le cachalot nous aperçut alors et, craignant probablement que nous ne lui
tirions une deuxième balle ou que nous ne lui ravissions sa proie, plongea avec
elle pour reparaître à quelques milles plus loin. Et là, pendant que nous
reprenions notre route vers le nord, loin des importuns, il put se mettre à
table et se repaître en toute tranquillité.
Max-P. ROBIN,
Capitaine au long cours.
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