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Espions d'autrefois

Périodiquement les journaux nous entretiennent d'affaires d'espionnage, les éditeurs nous proposent des souvenirs d'agents secrets, la mode est, de plus en plus, au mystérieux deuxième bureau, aux secrets intéressant la défense nationale.

Le sujet est vieux comme le monde, car, de tous temps, les armées ont eu besoin de renseignements ; afin de les obtenir, les généraux se sont adressés à des personnes susceptibles de faire jaser les soldats ennemis ou experts dans l'art d'observer.

Les archives, quoique discrètes sur cette question, sont, toutefois, assez riches pour nous permettre de reconstituer l'histoire de l'espionnage depuis une époque assez reculée. Négligeons l'antiquité pour nous arrêter un instant à la guerre de Cent Ans, dont les chefs surent, avec beaucoup d'habileté, utiliser soit des prêtres, soit des femmes, soit des grands seigneurs, dans le but d'avoir des rapports précis sur la marche et les intentions des Anglais. Les parchemins nous ont conservé la trace de paiements effectués à ces bons Français qui risquaient tout simplement la potence, ou même d'effroyables supplices.

Au XVIe comme au XVIIe siècle, le gouvernement met des fonds secrets à la disposition d'habiles personnages qui, sous le couvert d'une mission en apparence très inoffensive, relevaient des plans ou notaient avec soin les combattants du camp adverse.

C'est au XVIIIe siècle que les vieux papiers de la police nous montrent une organisation presque parfaite, comparable à celle que la presse nous décrit fréquemment. De fins limiers sont chargés de surveiller les étrangers de passage à Paris ; ils sont aidés dans cette tâche par des informateurs bénévoles.

Parmi les traîtres que les inspecteurs contemporains de Louis XV ou de Louis XVI eurent à surveiller, le comte de Paradès est un des plus curieux. C'est une pittoresque figure que celle de cet aventurier, type parfait de l'agent double « travaillant » à la fois sans doute pour la France et pour l'Angleterre, et que le roi de France finit par faire interner à la Bastille où il jouit — comme d'ailleurs tous les prisonniers de cette véritable pension de famille — d'un certain confort. Cet intrigant se nommait sans doute tout simplement Richard et était vraisemblablement le fils d'un pâtissier de Phalsbourg. Afin d'être reçu dans la haute société, il prit le titre de comte de Paradès, ce qui lui permit de monter dans les carrosses de Versailles. Après avoir rempli plusieurs missions en Angleterre, il finit par devenir suspect et fut envoyé en prison par une lettre de cachet en date du 4 avril 1780. Un an après, il fut relâché et une note inédite de son dossier nous apprend qu'il avait signé une soumission « comme il prendroit le nom de Richard, qu'il sortiroit du royaume et qu'il n'approcheroit pas de la cour ny d'aulcuns ports de mer de plus de quarante lieues ». Le faux comte de Paradès, authentique espion, était « brûlé » ; nous ne savons pas comment il finit, car sa biographie, comme celle de presque tous ses collègues, est fort difficile à écrire !

La baronne de Rieben apparaît comme une sorte de fantôme dans les « sommiers » de la police du temps. Prussienne, de très bonne famille, intelligente, parlant plusieurs langues, très femme du monde, elle avait su, très rapidement, prendre un pied important dans les milieux élégants ; mais le lieutenant de police — l'ancêtre de notre préfet — veillait et il demanda à ses inspecteurs de surveiller cette envoyée du roi de Prusse, qui, dit-on, dépensait alors quatre millions par an pour amasser une documentation sur notre armée. Quelques mois plus tard, la baronne était admise en qualité de pensionnaire au château que nos aïeux prirent d'assaut le 14 juillet ; elle fut par la suite expulsée de notre pays, car, le fait est à noter, au XVIIIe siècle on préférait mettre les espions à la porte que de les nourrir dans un cachot pendant plusieurs années.

Fortement organisés pendant le règne de Louis XV et celui de Louis XVI, le contre-espionnage et le service de renseignements furent l'objet d'une totale réorganisation de la part de Napoléon 1er, qui comprit tout de suite l'importance de la partie dite « secrète » de l’État-Major. Il attacha à sa personne un homme extraordinaire, véritable Frégoli, ancêtre des personnages romanesques que tant de livres nous présentent aujourd'hui.

Cet aventurier de génie se nommait Charles-Louis Schulmeister, et sa biographie a été écrite par différents auteurs, entre autres le capitaine Muller et Alexandre Elmer. De bonne heure, la légende s'empara de cet agent sensationnel. On raconte qu'un soir le Petit Caporal, fatigué, recevait au palais épiscopal de Strasbourg ; il éconduisait rapidement les solliciteurs. On lui annonça un visiteur, un homme d'âge moyen, qui, après une profonde révérence, s'inclina devant le maître de l'Europe et lui déclara sans ambages qu'il désirait être employé au deuxième bureau de la Grande Armée. N'ayant pu — ou voulu — donner de recommandations, Schulmeister fut congédié purement et simplement. Mais, quelques minutes plus tard, un petit bourgeois, lourdaud et insignifiant, faisait irruption dans le cabinet impérial ; Napoléon, d'une voix courroucée, voulut le chasser, mais l'autre se nomma et l'homme à la redingote grise sourit et accepta d'engager ce fils de pasteur qui, dans les premiers jours de septembre 1805, en compagnie de ses deux acolytes Rippmann et Hammel, traversa le Rhin afin d'interroger les soldats ennemis et de donner au grand État-Major français des données positives sur l'emplacement des troupes ennemies.

Il est impossible, au cours d'un article, de relater toute les aventures de Schulmeister ; citons-en au moins quelques-unes.

Un jour, en pleines guerres de l'Empire, vers midi, Schulmeister, toujours accompagné de son inséparable Rippmann, était attablé dans une salle d'auberge à Linz, en Autriche. Le regard de lynx de l'espion se porta tout de suite sur un voyageur qui, assis à la table voisine, mangeait rapidement. La conversation s'engagea entre les deux hommes. L'inconnu fuyait, avec une hâte non dissimulée, les troupes françaises. Propriétaire d'un bureau de tabac à Braunau, sur l'Inn, il était au courant de mille et un secrets ; l'agent de l'Empereur sut le faire jaser. Il s'aperçut vite que son interlocuteur avait besoin d'argent et il finit par le décider à le suivre. Le soir même, Schulmeister, son fidèle Rippmann et Joseph von Rueff, le buraliste, partaient vers d'autres aventures. Le trio voyagea pendant quelque temps sans encombre, mais à un arrêt les Russes mirent tout d'abord la main sur Rippmann, puis à Kemmelbach ce fut au tour de l'espion de l'Empereur d'être appréhendé, mais par les Autrichiens ; Rueff l'avait livré à la police.

Monsieur Charles se défendit comme un beau diable, assurant qu'il « travaillait » aussi pour le maréchal Merveldt et n'avait de relations avec les Français que pour mieux servir les Autrichiens ; rien n'y fit, il fut conduit à Vienne en compagnie de Rippmann, sous bonne escorte. D'habitude, on fusillait ou on pendait séance tenante l'agent secret, mais, en cette circonstance, Schulmeister eut de la chance, sa défense parut plausible, on jugea donc utile de le soumettre à l'interrogatoire des chefs de l'armée.

À pied, surveillés étroitement par un caporal et trois fantassins, les deux Français prirent la route de la capitale autrichienne. Il faisait un très mauvais temps et la route était défoncée ; aussi, au bout de quarante-huit heures, les soldats furent-ils lassés de cette besogne ; ils tinrent un rapide conseil, puis, se jetant sur leurs prisonniers, ils les dépouillèrent de leur argent et de tout ce qui pouvait avoir quelque valeur, et, prenant leurs baguettes de fusil, ils les rouèrent de coups et les laissèrent partir. Nos deux espions se rendirent alors à Vienne, mais Rippmann n'alla pas bien loin, il fut rejoint et mourut à l'infirmerie de campagne de Fulneck sans avoir pu être interrogé. Schulmeister, lui, parvint à retrouver le grand État-Major français, libre, ayant échappé de peu à la potence ; il reprit silencieusement, mais efficacement, sa place dans le deuxième bureau de l'époque, encore si mal connu, mais qui permit à Napoléon 1er de remporter quelques-unes de ses plus belles victoires.

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°669 Novembre 1952 Page 702