a salle des délibérations du Conseil municipal occupait
tout le second étage de l'immeuble de la mairie. Cette pièce énorme, mansardée,
avec six fenêtres, trois de chaque côté, pratiquées dans les combles brisés,
servait à plusieurs fins. Le matin, elle était affectée aux réunions du
Conseil. À cet effet, elle était meublée, au centre, d'une table très longue,
recouverte d'un tapis de feutrine verte, sali d'innombrables taches d'encre. En
plus du fauteuil du maire-président, cette table était entourée de vingt et une
chaises, autant que de conseillers, la commune comptant 2.503 âmes au dernier
recensement. L'après-midi, elle servait de bibliothèque publique, ce qui
justifiait la présence de trois énormes armoires aux portes garnies d'un
grillage de cuivre laissant voir le dos des livres alignés. Le soir, de huit à
dix, les jeunes gens membres du Club sportif municipal y venaient s'amuser
calmement et sainement. Le maire, grand amateur de sports, avait fait placer
dans cette salle, à leur disposition, un passe-boules, un billard russe et un
bilboquet. L'ornement de la salle consistait en quatre vieilles gravures,
encadrées de baguettes noires, et qui représentaient on n'avait jamais su
exactement quoi.
Un soir, à neuf heures, M. le maire, entrant dans cette
salle du conseil-bibliothèque-salle de jeux pour y consulter un quelconque
article du Grand Larousse Illustré, y trouva deux jeunes gens du
C. S. M., Victor Lardy, le neveu du minotier, et Prosper Cardelet, le
fils du menuisier, jouant à un jeu singulier.
Ils avaient mis à l'écart tous les sièges entourant la table
au tapis vert, sauf deux chaises placées de part et d'autre de la table, au
milieu. Une longue ceinture de flanelle rouge, fixée par des ficelles aux
dossiers de ces deux chaises, formait une sorte de petit mur séparant la table
en deux parties égales. Se servant chacun d'un livre mince, relié, emprunté aux
armoires, comme d'une petite raquette, ils se renvoyaient alternativement, en
la frappant vers le tapis, une grosse gomme à effacer usée en forme de boule,
qui rebondissait sur la table et sautait parfois, à la grande joie des joueurs,
jusque dans l'embrasure des fenêtres ou sous les meubles.
— Quel est ce jeu ? demanda le maire, intéressé,
en s'approchant de la table.
Les jeunes gens s'étaient arrêtés dans leurs ébats et
restaient immobiles, debout, gênés, se regardant avec un sourire un peu niais.
Cardelet répondit :
— M'sieur l'maire, nous jouons au ping-pong.
— Au ... quoi ? fit le maire.
— Au ping-pong, répéta Prosper. C'est un jeu très à la
mode et très amusant. C'est même un sport. Il y a des règles, des matches entre
clubs. Y'a des trucs spéciaux pour jouer, un filet, des raquettes, une table,
des balles et tout. Mais ici, y'en a pas, alors on a improvisé ...
— Tiens, tiens ! murmura le maire en se frottant
le menton. Et cela vous intéresserait d'avoir un ... comme vous dites, un
chose, un ... enfin un ping-pong, c'est ça ?
— Oh ! oui, m'sieur l'maire, répondirent les deux
jeunes gens. Et puis, quand on y sera forts, on pourra gagner peut-être des
prix dans des compétitions !
Dès le lendemain, le maire écrivit à une grosse maison de
sports de Paris pour demander l'envoi du catalogue. Il vit sur ce document,
au-dessous d'un dessin représentant une table de ping-pong, que cet accessoire
indispensable coûtait 18.000 francs, et que le filet, les potelets, les
raquettes et les balles valaient, globalement, 1.400 francs.
Il fit un rapide et facile calcul mental, réfléchit une
minute, les yeux au plafond, et conclut :
« Dix-neuf mille quatre cents francs ? ... ma
foi, oui. La commune peut payer cela à ses enfants. »
Le lundi suivant, il fit inscrire l'achat d'un ping-pong
complet à l'ordre du jour de la séance du Conseil et plaida la cause avec
passion. Après vote à mains levées, la dépense fut admise et le maire fut
chargé, à sa demande, de faire le nécessaire.
Le soir, il fit appeler le jeune Prosper Cardelet à son
bureau et lui tint ce langage :
— Mon jeune ami, l'affaire du ping-pong n'a pas traîné.
C'est accepté et je vais vous charger d'une mission de confiance. Vous devez,
je crois, partir après-demain à Paris pour y passer trois ou quatre jours à
l'occasion du mariage de votre cousine Henriette ?
— Oui, m'sieur l'maire.
Il lui remit le catalogue reçu et ajouta :
— Eh bien ! voilà : vous allez vous rendre à
l'adresse de cette maison et vous achèterez tout ce qu'il faut. J'ai calculé ce
que ça coûtera, voici 19.400 francs. Vous vous ferez donner une facture. J'ai
confiance en vous, hein ! mon gaillard ? ajouta-t-il en riant.
— Comptez sur moi, m'sieur l'maire, fit Prosper
rayonnant.
Le maire compta les billets, les remit au jeune homme et
prit congé de lui avec une tape amicale sur l'épaule.
Arrivé à la maison, Prosper raconta l'affaire à son père et
lui montra le catalogue. Le menuisier regarda longuement le croquis, réfléchit
un quart d'heure, crayonna sur un bout de papier et dit :
— Écoute, gars, on va faire une chose pour laquelle je
te demande le plus complet motus. Faudra en parler à personne, tu
m'entends ? Tu vas acheter à Paris les petites machines dont l'ensemble
coûte 1.400 francs et tu me les remettras ici. Tu ne t'occuperas pas de la
table.
— Mais ... alors ? s'étonna Prosper.
— T'en fais pas pour le chapeau de la gamine, dit tout
bas le père Cardelet : la table, je m'en charge. Je la fabriquerai ici.
J'ai, sur le catalogue, les mesures, l'indication des matériaux. Je viens de
calculer que le bois, les ferrures, la peinture, la verte et la blanche, tout
ça me reviendra à 7.800 francs.
— Mais ... la facture ? demanda le fils.
— Très simple, enfantin, fit le menuisier. Tu écris
comme un clerc de notaire, tu ajouteras sur la note le prix de la table, soit
18.000. J'aurai ainsi un gentil bénéfice de 10.200 francs. Commences-tu à
comprendre, fiston ?
— C'est pas très honnête, tout ça, fit Prosper.
— Au jour d'aujourd'hui, faut s'débrouiller, répondit
le père. Tout passera comme une lettre à la poste ; on n'y verra que du
feu ...
Les choses se passèrent comme convenu. À son retour de
Paris, Prosper remit à son père les accessoires achetés et alla dire à la
mairie que tout serait envoyé dans une quinzaine.
— Parfait, répondit le maire. Merci, mon petit.
Attendons.
Et l'on attendit.
Pendant ce temps, dans un atelier qu'il avait aménagé dans
une petite chambre située dans le grenier de sa maison, afin d'agir en secret,
le père Cardelet travaillait ferme. S'aidant des indications du catalogue, il
fabriqua une magnifique table aux dimensions réglementaires. Pour du bel
ouvrage, on peut dire que c'était du bel ouvrage ! Même il renforça la
stabilité du meuble par quatre solides entretoises fixées aux pieds, à dix
centimètres du sol.
Lorsque tout fut fin prêt, Prosper maquilla adroitement la
facture. Le menuisier, en habile metteur en scène, emballa la table,
soigneusement, avec du gros papier et beaucoup de ficelles, puis on avisa la
mairie de l'arrivée de la commande.
Le maire, les conseillers municipaux, les membres du
C. S. M., se présentèrent chez Cardelet pour voir la fameuse
acquisition. Tout le monde admira la table. On s'amusa à faire rebondir les
balles, à fixer les potelets, à dérouler le filet, à soupeser les raquettes.
Enfin, le maire dit en se frottant les mains :
— Allons, les enfants, transportez votre ping-pong dans
la salle du Conseil ! Vous allez pouvoir jouer dès ce soir !
Huit jeunes gens empoignèrent la table, la soulevèrent,
s'avancèrent ...
Mais il fut impossible de la faire sortir.
Elle était, tant en largeur qu'en hauteur, plus grande de
plusieurs centimètres que l'ouverture de la porte de l'atelier ! ...
Roger DARBOIS.
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