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Le lapin

Parler du lapin à des chasseurs ? Que leur dire qu'ils ne sachent déjà ? Car tout le monde le connaît et il est, reconnaissons-le, le sauve-bredouille et le mainteneur de la chasse. C'est lui la grande et ultime ressource, l'objet de beaucoup de petits chasseurs dominicaux qui ne demandent qu'une chose : rentrer, chaque dimanche, avec leur lapin dans le sac. On le trouve, en effet, un peu partout, à l’encontre de la plupart de l'autre gibier. Il n'est pas un coin de France, Nord ou Midi, Est ou Ouest, où l'on ne puisse, à l'occasion, voir surgir l'éclair immaculé de son petit derrière si prompt à gagner le fourré. Bois, taillis, buissons de bordure, haies, terrains incultes des garrigues, vignes des plaines et des coteaux, fossés, talus, prairies, betteraves, maïs, dunes et falaises des bords de mer, tout lui est bon, tout lui va, pourvu qu'il ait de quoi creuser son trou et quelques touffes où se blottir.

Au surplus, pour qui n'aime pas la fatigue des grandes randonnées, sa chasse ne nécessite pas ces longues marches derrière des perdreaux de plus en plus fuyards et sauvages, ces matinées où l'on abat des kilomètres à la recherche d'un lièvre problématique, ou, dans les bois, à la poursuite de palombes inabordables ou de grives farouches. Pour si peu que vous ayez un chien qui travaille, ne craignant point l'épine, la ronce ou la garrouille, vous passerez votre temps sans guère changer de place si vous êtes dans un coin à lapins, laissant faire votre toutou qui, s'il a l'habitude, connaît, certes, mieux que tout autre son affaire. Oh ! point n'est besoin indispensable d'un grand as sortant d'un chenil réputé, importé d'Angleterre ou d'ailleurs (ça fait si bien dans les annonces !), le moindre cabot, ayant de l'ardeur et tant soit peu de nez, mis au lapin et lorsqu'il en aura goûté, fera aussi bien votre affaire. On voit, d'ailleurs, couramment chasser le lapin avec des chiens de tout acabit et provenant de tous les croisements possibles et imaginables, issus de la plus libre fantaisie. Je vois, pour ma part, passer, tous les samedis et dimanches, les petits chasseurs urbains allant parcourir la garrigue gardoise à la recherche de notre rongeur ; ils sont, pour la plupart, accompagnés de ces chiens dont beaucoup n'ont rien du chien de chasse et qui, pourtant, leur lèvent et même leur prennent des lapins. J'ai vu, entre autres, un chasseur accompagné d'un caniche et en ai rencontré plusieurs fois un autre chassant avec un grand berger allemand qui, paraît-il, fait le lapin comme pas un et, en terrain favorable, vous y met le grappin dessus en moins de deux. Cependant, de l'avis unanime, le chien le plus indiqué pour le lapin est le cocker. Par son allure endiablée, son mépris des épines et des buissons, sa taille réduite lui permettant de passer un peu partout, son ardeur à poursuivre, je crois que, parmi les chiens de race bien définis, il est le roi de cette chasse. C'est lui, d'ailleurs, qu'emploient beaucoup de chasseurs de Sologne, pays du lapin par excellence. Ce qui ne veut pas dire, loin de là, que le cocker n'est bon qu'à cette chasse ; car il excelle pour le faisan ; il chasse bien, mais sans l'arrêter, la bécasse ; il est très bon sur la caille et le râle, et, au marais, c'est également un très bon auxiliaire. Mais ceci est une autre histoire, et je ne veux pas dévier de mon sujet, qui est le lapin, pour me lancer dans la cynologie.

Ce qui excite le chien dans cette chasse, et qui le met en goût, comme on dit, c'est cette persistance du lapin à rester souvent, s'il s'y sent à l'abri, dans le buisson ou le fourré où il est chassé, glissant et tournant sur place, souvent presque sous le nez de son poursuivant. Vous savez la difficulté qu'il y a parfois à le faire sortir de son repaire ; il sait tout le danger du terrain découvert et ne se résout à sauter un layon, un clair ou un sentier qu'à la dernière extrémité, souvent pour faire un simple crochet et retourner au fourré d'où il est sorti. C'est le moment, extrêmement bref, où on lui envoie le coup de fusil. Il faut, là, une attention de tous les instants soutenue et sans défaillance et ne pas rêver aux étoiles. Sans quoi on n'a guère le loisir de se ressaisir et on n'envoie le plomb que dans le décor, maître Jeannot étant déjà loin. Il est des chasseurs — et j'en connais — dont la promptitude est extraordinaire et qui savent profiter de la seconde, de la fraction de seconde même, où la rapide boule grise est à peine visible pour lui faire faire le manchon. D'autres qui, au jugé dans le fourré, arrivent tout de même à un résultat. J'avoue, pour ma part, n'avoir point cette virtuosité et laisser passer, bien souvent, sans tirer le lapin à peine entrevu comme un éclair à travers un buisson ou sur un mètre de sentier. J'aime voir le gibier que je tire : lièvre à découvert ou en terrain clairsemé, perdreaux, canards ou autres oiseaux se détachant sur le ciel, lapin de Camargue déboulant au travers des touffes d'enganes et traversant, par-ci par-là, quelques espaces sablonneux dépourvus de végétation et dont la culbute, cul par dessus tête, est bien amusante. Et, puisque je parle de Camargue, je m'attarderai un peu plus sur la chasse du lapin en cette région qui, en général, est le paradis de la sauvagine, mais aussi de notre petit oreillard. Ses grandes étendues plates et couvertes d'étangs et de marais présentent aussi des parties incultes et sablonneuses où affleure le sel par endroits et où ne poussent que joncs, tamarins, saladelles et, surtout, « enganes », dont les touffes drues, de la taille de celles des bruyères, renferment d'innombrables lapins. Il n'est pas rare d'en voir courir plusieurs à la fois. On peut, là, le chasser au chien d'arrêt si on a la chance d'avoir un chien sage et calme et ne courant pas derrière le gibier. Et c'est vraiment un grand plaisir et un beau spectacle de voir un épagneul, un setter ou même un pointer piquer, au cours d'une belle quête, de fermes arrêts devant les touffes où Jeannot est blotti. On s'approche alors, on fait partir l'animal qui, comme un diable, file en crochetant à travers les herbes, se hâtant d'aller au trou le plus proche — et les trous sont nombreux, — et le plomb fait son œuvre. Que les amateurs et les habitués du bois en pensent ce qu'ils voudront ; mais c'est là une autre chasse que de tirer un lapin au jugé à trois ou quatre mètres, de lui trancher la tête au gîte ou de le tirer arrêté lorsqu'il se défile tout doucement en écoutant venir les chiens. Mais chacun chasse comme il peut et tout le monde n'a pas les moyens, convenons-en, moi le premier, de mettre un nombre imposant de billets de mille à une action en Camargue.

Malheureusement, si la culture du riz continue à s'étendre comme elle le fait depuis quelques années, le lapin finira par ne plus être un gibier de Camargue. Combien de chasses où, naguère, pullulait ce gibier et qui, transformées maintenant en rizières submergées durant plusieurs mois de l'année, l'ont éloigné pour toujours. Je connais, notamment, une chasse, il y a à peine trois ans encore très vive en lapins, où, un jour d'ouverture aux halbrans, tandis qu'on attendait l'heure du déjeuner, je pus, en me promenant avec un seul chien et le fusil étant resté, bien entendu, dans la voiture, voir courir une cinquantaine de lapins dans l'affaire d'une heure, de onze heures à midi. Depuis deux ans, ces terrains, tous mis en rizières, ne contiennent plus un seul lapin. Ne dénigrons certes pas le progrès ni la mise en valeur de terres jusqu'alors sans rapport pour la collectivité ; mais constatons-en, cependant, certains effets indéniables au point de vue cynégétique. Le déboisement et le défrichement, l'assèchement des marais, l'installation d'aérodromes, la construction de routes et de barrages, l'étalement des banlieues des grandes villes ont fait disparaître le gibier d'endroits où on le trouvait autrefois et fait dévier de leurs routes traditionnelles et millénaires les oiseaux migrateurs qui ont, de ce fait, déserté certaines régions de notre pays où ils ne s'arrêtent plus.

Pour en revenir au lapin de Camargue, disons, enfin, qu'au point de vue culinaire il ne vaut pas, et de loin, son frère des coteaux et, surtout, des garrigues. Ce dernier, en effet, vivant parmi le thym, la lavande, le romarin et toutes ces plantes aromatiques qui parfument l'air et le terrain de notre Midi provençal ou languedocien, est imprégné d'un fumet délicieux qui, en cours de cuisson, vous régale les narines et vous fait venir l'eau à la bouche.

Enfin, terminons-en par un mot sur la grande faculté de reproduction du lapin. On peut dire que c'est grâce à elle que sa race n'est pas encore éteinte malgré le nombre de chasseurs lancés à sa poursuite, les chiens errants, les pièges et les collets toujours à l'honneur et le furet dont tant de bons chasseurs demandent l'interdiction. À ce sujet, il faut bien reconnaître que, dès qu'un lapin manqué a gagné son trou, il serait sauvé sans le maudit mustélidé que l'on met aussitôt à ses trousses. Si, encore, il était toujours tiré au fusil lorsque, poursuivi par son sanguinaire ennemi, il bondit hors de sa retraite, ce ne serait que demi-mal, car il n'est pas toujours aisé à tirer et il se manque bien. Mais, hélas ! les bourses sont là, infaillibles et impitoyables, et aucun des lapins qui sortent n'y échappe. Avouons que, là, ce n'est plus de la chasse. Qu'on réserve le procédé pour des reprises en vue de lâchers, ou lorsque le fusil est insuffisant pour détruire les rongeurs quand leur trop grand nombre les rend nuisibles aux récoltes ; mais qu'on ne l'étende pas à la chasse elle-même, qui, alors, n'est plus un sport, mais une destruction, la plupart du temps intéressée. Sans cette pratique déplorable, combien de lapins qui seraient sauvés !

Aussi, que les chasseurs fassent leur possible pour ne pas être uniquement des destructeurs. La nature a beau être large et prodigue, il pourrait venir un jour où elle ne parviendrait pas à combler les vides toujours plus grands qui s'ouvrent dans les rangs des êtres animés, oiseaux et quadrupèdes, qu'elle nous dispense. Et, quand le passif est supérieur à l'actif, on appelle ça la faillite. On commence à le reconnaître pour certaines espèces : le lièvre, de l'avis unanime, se raréfie, la perdrix, surtout la grise, qui se défend moins bien que sa congénère rouge, a totalement disparu de certaines régions où elle était, autrefois, abondante ; on n'a plus les beaux passages de cailles d'antan en certains lieux où l'on pouvait tirer ses cinquante et même cent cartouches, un jour d'ouverture, sur ce petit gallinacé ; on ne voit plus les immenses bandes de vanneaux et d'étourneaux que voyaient nos pères. Seul le lapin est encore là pour amuser le petit chasseur qui n'a plus guère autre chose à se mettre sous la dent ou, si l'on veut, devant son fusil. Alors, et j'en appelle aux amateurs du furet et des bourses, que seule la poudre parle au départ de Jeannot. S'il culbute, tant mieux pour le tireur qui sera toujours fier d'un coup de fusil bien réussi ; sinon, s'il s'échappe et regagne son trou, tant mieux pour maître lapin qui aura été le plus fort. Et, peut-être, si c'est une dame lapine, ce coup manqué sera-t-il la cause, si par chance elle passe sans encombre le cap de la fermeture, d'un grand nombre de paires d'oreilles supplémentaire pour la prochaine saison.

FRIMAIRE.

Le Chasseur Français N°670 Décembre 1952 Page 707