Parmi les souvenirs de notre enfance, les séances chez
le coiffeur se classent au rang des pensums, des promenades en famille le
dimanche, des visites aux médecins et autres corvées analogues ; c'est
sans doute pourquoi des salons de coiffure parisiens remplacent les hauts
tabourets par des chevaux de bois. Moi, je n'ai pas connu le supplice du scalp,
et me faire tailler les cheveux, lorsque j'étais enfant, m'était un grand
plaisir, que j'attendais même avec impatience.
Mon coiffeur s'appelait Alexandre ; à l'inverse du roi,
il n'avait rien de grand ; il était de petite taille, avait une petite
voix et portait une petite barbe en pointe, seul point commun, peut-être, avec
les empereurs ; dans ma petite ville, il n'était pas plus « grand
coiffeur » que ses collègues ; mais, c'est certain, il était grand
chasseur. Aussi, parmi sa clientèle, comptait-il de nombreux nemrods, et je
n'étais jamais impatienté en attendant mon tour. Avec admiration j'écoutais les
histoires de chasse que chacun racontait sous la tondeuse ou le rasoir ;
mais c'était surtout lui qui faisait le rapport de ses nombreux exploits. S'il
en était parfois d'imaginaires, aucun des auditeurs ne paraissait les mettre en
doute ; car beaucoup venaient là et y restaient après avoir été servis pour
le plaisir d'écouter ses histoires.
À un âge où rien encore ne laissait prévoir ma future
passion, un esprit attentif en aurait deviné le germe en me voyant, tout yeux
et tout oreilles, suivre les divers incidents du spectacle. Écouter n'était
rien, en effet, si l'on ne pouvait voir les gestes d'Alexandre, ses attitudes
et ses jeux de physionomie ; il s'identifiait avec ses personnages et,
s'il mimait un chien, sans qu'il le dise on reconnaissait bien l'allure de son
braque ou celle du pointer du cafetier ; ses yeux prenaient une expression
canine ; il imitait avec ses bras les mouvements des pattes de devant, et
celles de derrière avec ses jambes ; mais le fouet n'était pas oublié,
représenté par le rasoir. Cet instrument tenait un rôle primordial dans les
démonstrations, tantôt fusil et tantôt queue de chien. Dans ce dernier état,
fermé, tenu à pleine main au bas des reins, il était fouet de braque ;
ouvert, tenu entre deux doigts, il frémissait de toute sa longueur quand il
était fouet de pointer. Je sus ainsi très tôt que l'attitude de l'arrêt
classique comportait une patte levée, le cou tendu, les yeux figés et le sabre
rigide. Le chien parfait reste toujours pour moi l'image d'Alexandre à l'arrêt
dans le miroir de son salon. Pour remplir ces diverses fonctions, le sabre
voltigeait autour des joues et du nez des patients sans leur inspirer de
terreur ; le notaire était seul à ne pas s'y être habitué ; il
n'était pas chasseur. Si, par malheur, Alexandre faisait un doublé comportant
une volte-face, on voyait le notaire blêmir plus que la mousse savonneuse, sa
barbe frémissait, son cou rentrait dans ses épaules, tandis qu'il assurait
qu'il était très pressé ; mais, quand le chien retombait en arrêt, il
respirait quelques secondes.
Ne disposant que le lundi d'une journée entière, Alexandre
se rattrapait tout le mois de septembre en faisant chaque jours une courte
sortie, le matin de bonne heure, à midi ou le soir, dans les champs les plus
proches. C'est sans doute pour cette raison qu'il était grand chasseur de
cailles. Il en parlait avec passion ; peut-être me l'a-t-il un peu
communiquée. Le Larousse dit vrai en donnant à ce nom d'oiseau la signification
d'une épithète doucereuse à l'égard d'une femme ; car Alexandre
n'employait jamais d'autre mot pour s'adresser à la sienne. Il prononçait,
d'ailleurs, call-ieu ; aussi ses auditeurs ne furent pas surpris de
la rime étrange du vers qui le sacra poète : lorsque le temps est
orageux, le lièvre il se cache-eu ... La caille était aussi plus
propice que d'autres gibiers aux mimiques du chien coulant dans les sillons des
chaumes et tenant l'arrêt si longtemps qu'un jour, se trouvant à court de
cartouches auprès du pont qui sautait le canal, frontière de la ville, il eut
le temps d'aller chez lui pour se ravitailler en munitions ; à son retour,
son chien, confiant, était encore à l'arrêt sur la caille. Mais lièvres et
perdreaux étaient aussi les sujets d'exploits mémorables ; les capucins
faisant la cabriole et les oiseaux foudroyés en plein vol m'apparaissaient
comme autant de prouesses dont le héros se rangeait, dans mes rêves, aux côtés
de Buffalo Bill.
De la bécasse il ne parlait qu'avec mystère, et le respect
dans lequel il tenait cet oiseau fit sur moi une telle impression que je devais
toujours lui conserver un véritable culte.
Ainsi, je crois que mes cheveux d'enfant sont responsables
du ferment qui devait plus tard faire éclore une passion qui domina ma vie.
Quand en vint le moment, Alexandre choisit mon fusil, puis
mon chien, une griffonne de six ans, en me disant, avec raison, qu'à un jeune
chasseur il fallait un vieux chien, n'ayant rien à apprendre et devant
enseigner. Son chien à lui était toujours un braque du pays, c'est-à-dire un
braque français, plus ou moins pur peut-être, mais que mes souvenirs me représentent
bien typé ; en ce temps là, on avait peu de chiens nantis d'un pedigree,
on s'arrangeait entre chasseurs pour conserver telle ou telle lignée des sujets
les meilleurs en chasse. Les notions de dressage se résumaient à quelques vieux
slogans, la pratique faisait le reste et presque tous les chiens auraient rendu
des points aux vedettes modernes ; ils tenaient un arrêt de pieu, avaient
des nez d'été et cette intelligence meurtrière justifiant ce que disait mon
professeur : faites confiance à votre chien, il en sait plus que vous. Un
jeune était aussitôt réformé si, au premier contact avec les cailles, il
n'arrêtait pas fermement : l'arrêt ne s'apprend pas, c'est un instinct, me
disait Alexandre.
Il m'apprit à confectionner mes cartouches moi-même ;
pour celles destinées aux cailles, il avait un procédé bien à lui : il
versait la grenaille de plomb dans un disque en papier de soie qu'il pliait en
cornet et qui se déployait au sortir du fusil ; dans les chaumes, ces
corolles blanches jalonnaient parfois son chemin et permettaient de compter ses
victimes ; mais, quand il le pouvait, il récupérait ses papiers.
Il m'enseigna que l'allure du chien et du chasseur, quand
ils recherchent les perdreaux, n'est pas celle convenant à la découverte du
lièvre et la mise à l'essor des cailles et des bécasses, que le tir des lapins
et des grives exige des réflexes prompts, alors que celui de la caille et, dans
certains cas, du perdreau se résume dans ce slogan : « Du calme,
épaule posément, elle t'en laissera le temps ; tire haut la caille ou rien
à faire, sous la queue c'est la terre. » J'appris aussi de ses leçons à
discerner selon le temps les tenues probables des divers gibiers, l'aspect des
bois propices aux bécasses, les remises possibles des perdreaux et les coins préférés
des lièvres, qui « à la Saint-Martin sont au bord des chemins », en
d'autres temps dans les labours durcis et non dans ceux fraîchement remués, et
plutôt dans le tiers périphérique qu'au milieu.
Il m'avait fait, bien entendu, abonner au Chasseur Français,
qui devint aussitôt mon bréviaire, et je lui récitais par cœur les « conseils
du mois au chasseur », qui étaient pour lui un évangile. Il puisait dans
de vieux numéros, que je n'avais pas lus, des histoires savoureuses dont le
regretté Lajarrige emplissait son « compartiment des chasseurs ».
Il m'emmenait tous les lundis explorer quelques coins
nouveaux ; nous prenions parfois l'omnibus à cheval, nos bicyclettes sur
le toit de la voiture pour le retour, et j'avais l'illusion d'aller explorer
des régions que l'éloignement relatif entourait pour moi de mystère ;
mais, la plupart du temps, nous allions à vélo, nos chiens suivant derrière ;
les autos étaient peu répandues. Ces randonnées me faisaient découvrir des bois
que je prenais pour des forêts sauvages, des vallons et plateaux que je croyais
déserts et réservés seulement au gibier. J'en ai gardé le goût de prospecter
des coins nouveaux et cette conception de la chasse qui ne trouve à s'épanouir
que dans l'espace et m'a toujours fait étouffer dans une enceinte aux
frontières fermées, fût-elle giboyeuse.
À la saison des cailles, je l'attendais le soir sur le bord
du canal ; il arrivait à son pas de chasseur à pied, s'inquiétait de
savoir si je n'avais pas déjà manqué quelque gibier que nous puissions chercher
à la remise, et les pétales blancs que semaient nos fusils, dans le soleil
couchant, ressemblaient à des pâquerettes. Plus tard dans la saison, je
n'attendais pas le lundi pour chasser la journée entière et je faisais mes
premiers pas tout seul ; mais, le soir, en rentrant, j'allais lui en
rendre compte et lui présenter mon tableau. Un jour, je lui apportai une pièce
nouvelle dont il ne m'avait jamais fait la description. « Ah ! veinard !
me dit-il. Une outarde canepetière ! » Il n'en avait jamais tué, et
vous pensez si j'étais fier de marquer à mon âge un point sur un tel professeur !
Mais je crois avoir eu plus de joie, le jour que je revins
avec ma première bécasse. Il m'avait bien décrit l'endroit où chaque année,
pour la Toussaint, il donnait rendez-vous à sa belle ; je m'y étais dirigé
tout droit. Pourtant, en le quittant, je fus en proie à un remords ; il
m'avait dit : « Nous l'aurions tuée ensemble lundi ! » Et
j'avais comme l'impression de lui avoir volé quelque chose.
Il m'a appris beaucoup de vérités parfois d'une façon
originale, autant qu'inattendue ; ainsi, le sens de certains mots et
expressions que seuls comprennent les chasseurs gascons, leur signification
variant selon les circonstances.
Il m'avait dit qu'il fallait respecter les levrauts; mais,
ayant vu peu de lièvres sur pied, j'éprouvais des difficultés à estimer leur
âge ; or j'étais scrupuleux, surtout quand je chassais avec mon
professeur. Un jour, dans un sainfoin, un animal bondit à l'arrêt de ma
chienne. Lapin ? lièvre ? levraut ? J'optai pour un lapin, ce
qui libérait ma conscience ; mais, quand il fut à découvert, je vis bien
que c'était un levraut qui devait peser une livre et me félicitai de l'avoir
par deux fois manqué. Il me dit ironiquement : « Vous l'avez parfumé ! »
C'était son expression, terme professionnel, disant bien ce qu'il voulait dire :
action du vaporisateur ! — « Heureusement ! lui
répondis-je, il devait encore téter ! » Ce fut sans doute pour
souligner ma maladresse qu'il ajouta, simulant un regret : « Un lièvre
comme un petit âne ! » Un peu plus loin, dans le même sainfoin, la
hase sauta sous ses pieds. Je la pris d'abord pour un chien, mais je vis
Alexandre épauler, tirer et ... parfumer à son tour. J'appris ainsi avec
consolation qu'un bon chasseur est aussi sujet à faiblesses :
« Peuh ! ... me dit-il avec mépris, j'ai tiré
machinalement tout en pensant à autre chose ; mais je n'aurais pas dû :
il était comme un petit chat ! »
Sans doute ces contradictions auraient dû me rendre perplexe
sur la façon d'évaluer l'âge et le poids des lièvres, si je n'avais déjà
compris que l'importance d'un gibier dépend de celui qui le tire et varie selon
qu'il est tué ou manqué.
Je ne fus pas le seul qui profita de ses leçons, car il a
dressé plus d'un jeune avant et après moi, et je crois que certains lecteurs
s'approprieront ces souvenirs. D'autres évoqueront un autre type, se rappelant
celui qui fut leur moniteur. Mais aujourd'hui, de moins en moins, les jeunes se
confient à l'expérience d'un ancien. Le gibier se fait rare en nos chasses
banales, il faut beaucoup courir pour garnir le carnier ; les jeunes ont
de bonnes jambes, elles leur servent mieux, souvent, que les leçons, et les
vieux, désarmés, leur savoir et leurs chiens devenus inutiles, les voient
courir comme des lévriers, en short, sans les comprendre et sans les envier :
ils ont eu la meilleure part, celle du temps des Alexandre.
Cher professeur ! Si j'ai voulu lui rendre hommage ici,
c'est pour toucher à travers sa mémoire celle d'une génération à peu près
disparue aujourd'hui : ces vieux chasseurs ruraux qui eurent le bonheur de
pratiquer la chasse au temps de sa splendeur, qui connaissaient si bien le
gibier et le chien, qui leur vouaient une passion non frelatée et pour lesquels
la chasse était une raison de vivre, ayant encore tout son sens. Unis par Le
Chasseur Français, premier et seul journal qui avait su les comprendre,
façonnés dans le même esprit, ils ont fait avec lui la vraie chasse française,
qui consiste à chercher, à vaincre et à aimer un gibier naturel dans des
conditions naturelles. Je ne suis pas de ceux qui veulent en sonner le glas ;
si bien des choses ont changé, qu'une seule demeure : le sens français du
mot chasser.
GARRIGOU.
|