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Chasse aux pécaris

dans la Cordillère des Andes

Cette chasse, d'ailleurs fortuite, restera toujours dans ma mémoire de vieux chasseur comme la plus pittoresque et la plus drôle de toutes celles auxquelles, sous des cieux bien divers, il m'a été permis de participer.

Nous opérions au tachéomètre à environ 2.300 mètres d’altitude, dans les gorges du torrent Rio Seco, torrent qui descend de la Sierra de Tucuman, gorges sauvages et magnifiques, bordées et parfois recouvertes d'une végétation extrêmement dense de fougères géantes et de bambous, dominée par des arbres gigantesques surchargés de lianes.

Afin d'empêcher mes hommes de quitter à tout instant le travail, je leur avais interdit d'emporter leur fusil ou leur carabine pendant les opérations. Toutefois, en cas de coup dur, j'avais toujours près de moi mon mousqueton Winchester calibre 44, arme robuste, légère, contenant dix cartouches dans le magasin, suffisamment précise aux distances moyennes et terriblement efficace avec ses balles à pointes de plomb.

Je ne pouvais pourtant empêcher les chiens de suivre les indigènes, leurs maîtres, et nous en avions toujours une bonne demi-douzaine avec nous. En général, ceux-ci ne tardaient pas à nous quitter et à chasser pour leur compte. Souvent fort loin nous les entendions se battre, sans d'ailleurs pouvoir deviner avec quel gibier : sanglier, ours fourmilier, tapir ou fauve.

Un après-midi, alors que j'opérais, un porte-mire vint me demander la permission d'aller voir ce que faisaient les chiens ; à quelques centaines de mètres, on entendait des aboiements furieux. Je me laissai fléchir, lui recommandant d'être rapidement de retour.

Un quart d'heure plus tard, des appels au secours se firent entendre. De mauvaise humeur, je suivis toute l'équipe qui avait tout plaqué là et qui courait vers le lieu du drame.

Nous arrivâmes devant un amoncellement de rochers roulés, percés peut-être, par les eaux de crue, mais pour lors à sec. C'était une masse de dix ou douze mètres de hauteur présentant à la base plusieurs entrées d'un pied ou deux de hauteur et des cheminées débouchant vers le haut.

À l'intérieur, il se faisait grand tapage : toute la meute de chiens était aux prises avec une bande de pécaris (1). Aux coups de dents répondaient des grognements et des coups de boutoirs. Les aboiements alternaient avec des cris de douleur. Cela menaçait, du reste, de continuer longtemps, car il ne fallait pas songer à se glisser dans cet antre du diable.

Avec quelques hommes, je grimpai au sommet du monticule où, par une cheminée, nous essayâmes de voir ce qui se passait à l'intérieur : l'obscurité était complète ; mais nous crûmes distinguer la tête d'un sanglier qui, mordu au derrière par les chiens, cherchait à grimper verticalement et à sortir par en haut.

À deux mètres, je lui envoyai une balle ; un grognement plaintif répondit, puis le tapage continua.

Regardant à nouveau, le sanglier paraissait toujours à la même place. Je voulus redoubler ; mais les indigènes, craignant que, dans l'obscurité, je n'atteignisse leurs chiens, m'en empêchèrent. « Il est tué, disaient-ils, inutile de l'abîmer davantage. » Et, pour bien prouver ce qu'il assurait, le plus jeune et le plus intrépide de l'équipe nous demanda de le retenir par les pieds ; il allait, la tête la première, essayer de remonter la bête.

Aussitôt dit, aussitôt fait : suspendu par les pieds dans le trou, la tête en bas, l'homme allongea le bras pour saisir l'animal par la tête. Un cri de terreur se mêla à l'infernal concert : le sanglier était bien vivant et s'était brusquement dégagé.

Toujours par les pieds, nous retirâmes le jeune homme plus mort que vif. Cette fois, sans préavis, je lâchai un second coup de carabine : autre grognement plaintif ; mais toujours la même tête d'animal qui se présentait. Décidément, ou bien j'étais assez maladroit pour manquer à deux mètres, alors même que ce fût dans les ténèbres, une telle cible deux fois de suite, ou bien ces bêtes avaient la vie terriblement dure.

Les hommes me supplièrent de ne plus tirer, ils craignaient toujours pour leurs chiens et, disaient-ils, j'allais abîmer la peau que déjà ils convoitaient comme dessus de selle.

Nous attendîmes quelques minutes, au bout desquelles quatre sangliers s'échappèrent par les issues inférieures et, tels d'énormes boulets, s'enfoncèrent dans les bambous gravissant des à-pics à une incroyable vitesse.

En bas, un homme armé d'un jalon ferré et juché sur le roc au-dessus du couloir chercha à piquer, à la sortie, un cinquième cochon. Il le manqua ; mais sur celui qui suivit le jalon tut si bien planté que la pauvre bête l'arracha des mains du harponneur et s'enfuit à toute allure, traînant son jalon blanc et rouge piqué dans le dos.

Peu après, le silence se fit sous les rochers. Les chiens, un à un, sortirent : qui avec les entrailles dehors, qui la gueule fendue jusqu'aux oreilles ; seuls deux ou trois mâtins, balafrés dans d'autres bagarres, s'en tirèrent sans une égratignure.

Nous en étions à nous demander ce qu'avait bien pu devenir notre sanglier, certainement blessé, lorsque deux des chiens qui n'avaient pas encore reparu nous tirèrent dehors une bête, la tête fracassée par la balle dum-dum. S'enfonçant de nouveau, ils sortirent un autre sanglier tué au même endroit.

Nous comprîmes alors qu'à mesure qu'une bête s'écroulait une autre montait dessus pour chercher à s'échapper. J'aurais continué à tirer que j'aurais probablement tué ainsi toute la bande.

Le temps avait filé diablement vite, temps perdu pour mes travaux, mais qu'au fond de moi-même je ne regrettais pas trop. La nuit approchait. Il nous fallait maintenant remonter à dos d'homme matériel et gibier jusqu'au cantonnement qui se trouvait environ à la cote 3.000, soit donc à peu près 700 mètres plus haut.

La montagne, recouverte de bambous énormes et serrés, était effroyablement chaotique. Au machete, il fallait s'y frayer un passage qui restait dangereux. En effet, les coups de hache ou de sabre laissaient les troncs coupés en sifflets ; ceux-ci formaient de véritables poignards effilés dardés vers le ciel et qui guettaient l'infortunée victime d'une glissade.

Hommes, chiens et cochons arrivèrent cependant, et, longtemps dans la nuit, le feu de camp, où grillades sur grillades se succédèrent, éclaira de ses braises rouges les faces réjouies de ceux qui faisaient cercle.

Léon VUILLAME.

(1) Ce petit sanglier, avec ou sans collier, d'un poids de 35 à 50 kilos, n'est pas connu dans le pays sous le nom de pécari. Tous ces animaux se nomment là-bas javalis ou plus communément chanchos del monte, c'est-à-dire cochons de la forêt.

Le Chasseur Français N°670 Décembre 1952 Page 717