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Bonne à tout faire

L'expression « bonne à tout faire » se dit d'un chien chassant correctement tous les gibiers. De tels sujets ne sont pas exceptionnels entre les mains de chasseurs sortant souvent en terrains variés, rencontrant diverses espèces de gibier et n'en négligeant aucune, ce qui devient assez rare aujourd'hui. Néanmoins beaucoup de chiens marquent une préférence pour tel oiseau ou tel animal, et, celui-là, ils le chassent d'amitié, pour employer un terme de veneurs, avec plus de ténacité et plus de réussite. L'aptitude universelle, du point de vue canin comme du point de vue humain, implique, pour être parfaite, des qualités exceptionnelles ; pour être simplement correcte, sans grandes ambitions, elle exige un sujet normalement équilibré, intelligent et soumis à un travail assidu et varié ; mais, souvent, le polyvalent reste voué à la médiocrité générale.

Quand on l'applique à une race, l'expression « bonne à tout faire » signifie, avec moins de prétention, que les sujets de cette race s'adaptent avec facilité aux divers genres de chasse auxquels on peut les destiner ; autrement dit, qu'on peut les spécialiser en plaine ou en montagne, au bois ou au marais, avec égal succès, sans se heurter à une répugnance.

On tend à abuser un peu de l'expression ; on l'applique à beaucoup de races. En principe, il est vrai que plusieurs sont, par leur structure, leur vêture et leur tempérament, aptes à toutes les besognes et s'y comportent honorablement ; mais, en pratique, il serait plus exact de dire qu'elles produisent des sujets excellents de tous les genres, ce qui n'est pas la même chose. Cela signifie, en effet, que telle race d'épagneuls ou de griffons, par exemple, produit des sujets remarquables en plaine, d'autres remarquables au bois et d'autres au marais ; mais ce sont rarement les mêmes. C'est en ce sens que l'expression « bonne à tout faire » approche de la vérité quand on l'applique à une race. Et s'il est vrai que, dans toutes les races, on rencontre des chiens excellents dans une spécialité quelconque, il n'est pas moins certain que la plupart d'entre elles ont une destinée particulière et qu'il en est qui sont contre-indiquées pour tel ou tel emploi.

C'est cependant parce qu'on peut citer dans presque toutes de très bons chiens pour des besognes différentes que tant de races sont réputées universelles par leurs amateurs. Si l'on fait abstraction de toute propagande commerciale, l'abus d'un tel slogan est de nature à décevoir des néophytes enclins à le prendre à la lettre.

Il est des pointers qui sont excellents au marais ; rien toutefois ne les y prédestine. Toutes leurs qualités devraient, au contraire, les éloigner de ce genre de chasse. Leur nez puissant n'est certes pas un handicap, mais cette puissance olfactive ne s'impose pas vis-à-vis du gibier d'eau ; la bécassine elle-même l'exige moins que la finesse de l'odorat, laquelle est autre chose et est plutôt une affaire d'individu que de race ; en outre, ce gibier demande d'autres qualités qui ne sont pas le monopole des pointers et dont les plus impétueux, passant en général pour les meilleurs ailleurs, ne sont pas coutumiers. Leur quête large et rapide est contraire aux exigences du marais ; sur prairies inondées, où dame bécassine est à peu près seul gibier recherché, cette quête et cette allure sont plus un handicap qu'un appoint. Leur toison peu épaisse et leur fragilité naturelle ne les indiquent pas, enfin, pour le rude travail de chien d'eau. Si, dans cette fonction, certains donnent satisfaction à leur propriétaire, il n'en reste pas moins que le pointer trouve sa véritable destinée en plaine et qu'un chasseur spécialiste du marais agira sagement en choisissant une autre race.

La gamme des setters mérite déjà mieux cette réputation polyvalente ; mais c'est à condition d'envisager chaque sujet, ou tout au moins chaque famille, isolément. Quand le caractère épagneul prédomine chez un setter, le conducteur de ce dernier n'a pas besoin de posséder des qualités particulières, mais, lorsqu'il est « entier », c'est-à-dire nerveux, ardent et personnel, avec aussi la grande allure qu'on lui souhaite, le setter, notamment l'anglais et l'irlandais, ne convient pas à un novice ne sachant pas conduire un chien ; bien des professionnels le jugent plus dur à dresser que le pointer. Qu'il soit apte à chasser tous gibiers, c'est certain ; beaucoup font des bécassiers remarquables, ce qui est normal, étant donné les qualités qu'exige cette chasse et que possède surtout le setter anglais ; d'autres chassent sous le fusil, comme des épagneuls français, convenant bien à des chasseurs n'ayant pas d'aptitude pour le dressage et aux terrains accidentés ; à peu de chose près, au marais véritable, les setters offrent en général les mêmes inconvénients que les pointers. Si donc il faut parler des caractères généraux inhérents à leurs races, on peut dire que les setters, en tant que chiens anglais, ne sont destinés ni à tous les chasseurs, ni à tous les terrains.

Mais c'est surtout aux chiens continentaux, braques, épagneuls et griffons, que l'on applique l'expression « bonne à tout faire ». Il est certain que c'est à eux qu'elle convient le mieux, quand ils ont conservé leur tempérament naturel. Leur équilibre, leur sang-froid, leur intelligence de la chasse, la souplesse de leur caractère et leur aptitude innée à l'arrêt ferme et prolongé peuvent les dispenser de dressage. Entre les mains d'un chasseur novice, leur instinct leur suffit et, bien souvent, ils donnent des leçons à leur maître. Je n'envisage, bien entendu, que la chasse pratique, à l'exclusion des exhibitions de concours soumis à des exigences conventionnelles. En outre, leur rusticité les rend mieux aptes à affronter les diverses intempéries ; le poil d'un braque pur est plus grossier et plus épais que celui d'un pointer ; dans les fourrés, son fouet tronqué ne s'écorche pas à la ronce. La quête et l'allure d'un continental ne nécessitent pas des sujets d'exception pour chasser en terrains difficiles, accidentés et coupés de nombreux couverts. Au temps où la majorité des chasseurs ne connaissaient qu'un seul mode de chasse, la quête devant soi et individuelle d'un gibier abondant et varié, passant de plaine au bois ou au marais, ces chiens s'adaptaient naturellement à tout. Aujourd'hui, le gibier est plus rare ; par suite de l'augmentation du nombre des chasseurs, ces derniers voient rétrécir le champ de leur activité ; les uns ne peuvent plus chasser qu'en plaine, d'autres qu'au bois ; ceux résidant sur des coteaux descendent plus rarement dans les vallées et ceux qui ont des marais dans leur région, lassés de se disputer un trop rare gibier sédentaire, attendent la venue des oiseaux migrateurs.

Cette situation devrait favoriser une spécialisation des races ou de familles dans chacune d'elles, ce qui serait matière à une tâche intéressante pour les éleveurs. La malléabilité des chiens continentaux rendrait la chose aisée. Or il se produit le contraire ; on tend à une standardisation. Braques, épagneuls et griffons ne briguent tous qu'un seul et même titre, celui du championnat dans les concours de plaine. Sans doute, le chasseur utilise toujours son chien conformément à ses besoins, à son terrain, à son genre de chasse ; mais, quand il achète un chiot, quelles que soient les fonctions auxquelles il le destine, il le choisit parmi les descendants des lauréats de ces concours. Il n'a pas tort, s'il raisonne en principe ; car son élève a plus de chances ainsi de posséder les qualités dont ses parents ont fait preuve en public, mais il risque de se tromper. D'une part, en effet, les chiots d'une même portée n'héritent pas des mêmes qualités, et ce n'est guère avant l'âge d'un an que l'on peut présumer des aptitudes d'un sujet. D'autre part, si ces qualités se retrouvent, reste à savoir si, pour les acquérir ou les porter au maximum, d'autres n'ont pas été amenuisées. Or c'est souvent le cas. Pour conquérir quelques lauriers conventionnels, on abdique des fonctions naturelles et n'hésite pas à acquérir artificiellement ce qu'exigent ces conventions. Il faut courir, d'abord ; certes, il est bien qu'un chien ait de l'allure et une large quête : on peut toujours freiner et rétrécir, jamais accéler et allonger. Mais est-ce dans le naturel d'un chien continental de disparaître à deux ou trois cents mètres dans un pli de terrain ! L'allure nécessaire à cette amplitude est-elle compatible avec la fonction d'un chien destiné à chasser une journée entière, non pas sur un billard choisi à cet effet, mais sur le terrain varié coupé, presque toujours accidenté, qui est celui du chasseur rustique ? Il faut marquer l'arrêt, ce qu'un chien digne de ce nom fait toujours naturellement ; mais, du plus loin possible, dans la hantise de mettre le perdreau à l'essor, donc sur la moindre émanation ; on applaudit si elle se produit hors de la distance de tir ; l'arrêt de places chaudes en est le corollaire logique ; c'est un défaut, preuve d'un manque de finesse, d'intelligence et d'expérience. C'est de l'intelligence de la chasse, de l'expérience, de la roublardise et de l'initiative qu'un chien peut se passer le mieux dans un concours. Ce sont les qualités les plus précieuses au chasseur.

Si cette sélection particulière n'était à sens unique, on pourrait la considérer comme une orientation de certaines familles vers des fonctions spécialisées. Mais les autres fonctions, que fait-on pour les conserver et les perfectionner ? Le travail au fourré, en eau profonde, en terrain marécageux, exigent des qualités différentes : les deux premiers le courage et l'ardeur, le dernier la prudence, le pas léger pour éviter le bruit. Un bon chien de perdreaux ne fait pas forcément un très bon chien de cailles, ni un bon bécassier. Il existe encore pourtant des chasseurs enragés de cailles et bécasses ; il y a aussi des chasseurs de marais. Les perdreaux gris de Champagne et de Beauce ont un comportement bien différent de celui des rouges dans le Sud-Ouest et le Midi. Les chasseurs de ces dernières régions ont besoin de chiens différents de ceux qu'on standardise. Quand tous les braques seront devenus pointers, tous les épagneuls setters et que tous les griffons auront perdu le goût de la broussaille et auront peur de se noyer dans une flaque d'eau, quand les derniers continentaux, trop fiers pour mettre nez à terre, croiront déchoir en pistant un oiseau blessé, par tradition on dira toujours d'eux qu'ils sont « bonne à tout faire ». Le sens de l'expression sera toujours exact, il n'aura fait qu'évoluer, comme au sens propre : demandez donc aux ménagères qui ont besoin de se faire aider si, comme au temps de nos grand'mères, la cuisinière fait bouillir la lessive et frotte les parquets.

Mais, déjà, le chasseur est moins favorisé que les ménagères modernes ; car on ne lui offre plus de chiens spécialisés. Il ne peut donc compter que sur lui-même pour adapter son auxiliaire à son terrain, à son gibier et à son tempérament. Il est bien difficile, en effet, de pouvoir acheter un chien adulte déjà formé ; quand il s'en trouve, il faut le prendre tel qu'il est, car il y a rarement le choix. Des artisans fabriquaient autrefois des chiens de chasse, et le chasseur pouvait en essayer plusieurs avant d'acquérir celui qui convenait le mieux à ses désirs et ses besoins. Aujourd'hui, par suite des difficultés matérielles, on ne fabrique guère que des chiots. Mais, quelle qu'en soit la race, il est bien difficile d'effectuer un choix autre que celui qui est basé sur les prix obtenus par les parents en épreuves ou en expositions, ce qui est insuffisant. Pour que ce choix soit judicieux, il faudrait pouvoir s'enquérir de ce qu'ont été les ancêtres, à deux ou trois générations au moins. Il ne suffit pas de savoir qu'ils ont tous été « bons », la plupart eussent-ils été excellents ; encore faudrait-il savoir le sens de l'appréciation, qui peut varier selon ceux qui la donnent. Celui qui recherche un chien calme, tenace, rustique, ne doit pas l'attendre d'une lignée de chiens nerveux ou élevés dans des appartements. Même dans les familles restées pures, on n'est jamais sûr qu'un chiot possédera les qualités réputées attachées à la race. Toutes produisent des sujets d'aptitudes, de caractère et de tempérament différents : des nerveux et des calmes, des rapides, des lents, des sots et des intelligents. C'est le rôle de l'éleveur de les sélectionner. Mais, si la sélection doit faire éliminer les défauts graves, tels que manque d'intelligence ou de nez, elle devrait tendre à dissocier les aptitudes au lieu de les standardiser. Il serait facile ainsi d'obtenir, dans une même race, des galopeurs et des trotteurs, des chiens de bois, de plaine ou de marais, voire des montagnards ; tous les besoins et tous les goûts trouveraient leur satisfaction.

Façonner un individu dépend certainement de l'utilisateur ; mais un facteur, souvent plus fort que ce dernier, facilite ou entrave son œuvre : l'atavisme.

Jean CASTAING.

Le Chasseur Français N°670 Décembre 1952 Page 721