En un site enchanteur, il est une jolie petite ville des
Vosges dont le nom évoque en moi comme une clarté dans mes souvenirs déjà un
peu confus de la Grande Guerre : Charmes.
Blessé à Verdun, évacué sur Vadelaincourt, j'ai la
chance, un matin, de faire partie d'un convoi dirigé sur l'hôpital auxiliaire
de Charmes. Oui, la chance, car, dans la soirée même, l'ambulance que je viens
de quitter est en partie détruite par l'aviation allemande.
Trop fiévreux les premiers jours pour goûter le bonheur
d'être à nouveau un rescapé de cette interminable guerre, il fait bon cependant
de se sentir débarrassé de la vermine, couché dans un lit blanc, soigné par des
infirmières attentionnées.
La fièvre se calmant, des conversations s'engagent peu à peu
entre les alités, de véritables amitiés s'ébauchent. Chacun-forme des projets
pour la convalescence et aussi pour l'après-guerre, car pour nous, les blessés,
pas de doute, la vie sera encore belle au retour de la paix, et l'idée que,
d'ici là, la mort pourra survenir ne nous effleure guère. La mort, n'est-ce
pas, c'est ce qui arrive aux autres !
Bien entendu, je parle chasse avec mes voisins. L'un d'eux,
avec qui je sympathise particulièrement, est un colon des Hauts Plateaux, en
Algérie. Sur ses instances, je promets de venir, la paix signée, passer une
partie des grandes vacances chez lui, où tous deux nous pourrons nous livrer à
ce sport que nous aimons avec passion : la chasse.
Enfin, arrive le jour où l'on peut se lever, et un peu
marcher. Le temps est chaud et splendide. Alors, grâce à la bienveillance de la
direction de l'établissement, commence pour nous une période de liberté, bien
courte, mais vraiment enchanteresse.
Composé de baraquements situés en dehors de la ville, dans
la vallée de la Moselle, notre hôpital avoisine une série de petits étangs en
partie bordés d'arbustes. Avoir la permission d'aller les visiter est notre
plus vif désir. Et, sitôt ce beau jour arrivé, comme par hasard nous sommes
pourvus du nécessaire pour pêcher : un fil, un bouchon, des hameçons.
Alors, chacun de se mettre à tremper du fil dans l'eau. En
dépit de la médiocrité de nos engins, certains d'entre nous arrivent quand même
à prendre du poisson. Des as eschent à la pâte et j'admire leur subtilité à
percevoir les mouvements à peine sensibles du bouchon et cependant réels,
puisque, sur un ferrage effectué avec dextérité, un joli poisson pend accroché
au bout de la ligne, bientôt amené frétillant sur le gazon.
Comparé à ces virtuoses-là, je ne suis qu'un profane et,
quand je taquine les poissons, c'est presque toujours sans succès. Alors, un
peu découragé, un peu las aussi, j'aime aller me reposer en m'étendant au bord
d'une toute petite écluse qui fait communiquer deux étangs.
L'eau y est très claire. Je me plais à y admirer de belles
perches qui tantôt nagent avec une superbe nonchalance, tantôt se reposent sur
le fond sableux en agitant légèrement leurs nageoires comme faisaient, avec
quelle grâce, de leurs éventails les dames de la « belle époque ».
Vous pensez combien elles excitent ma convoitise. Aussi,
ai-je déjà essayé de les prendre à la ligne. Mais à peine le bouchon se
pose-t-il sur l'eau qu'à mon grand désappointement les belles sauvagesses
fuient précipitamment ce lieu de prédilection devenu pour elles lieu de
perdition !
Alors, il me vient une idée, à moi qui ne suis guère pêcheur :
plusieurs jours de suite, j'apporte à ces perches des vers de terre. Sans me
montrer, avec précaution, je les laisse tomber un par un au fond de l'eau. Et,
avec espoir, je constate que mes beaux poissons ne font pas fi de l'aubaine qui
leur tombe pour ainsi dire du ciel.
Enfin, mes perches étant bien habituées à recevoir leur
régal et devenues sans méfiance, je laisse traîtreusement descendre mes vers
accrochés à l'hameçon d'une ligne sans canne ni bouchon. La limpidité de l'eau
me permet de distinguer parfaitement les mouvements des goulues se disputant
l'appât. Un lombric me paraît-il bien saisi, aussitôt je ferre, et j'ai le
plaisir de sortir de l'eau une magnifique perche.
Capturer ainsi plusieurs des belles habituées de cette « onde
transparente » me remplit d'abord de satisfaction. Mais bientôt j'éprouve
un scrupule à continuer cette destruction : j'appréhende de voir
sinistrement désert ce joli fond sableux actuellement plein de vie, et je pense
au regret que je ne manquerais pas de ressentir en étant privé du plaisir de
pouvoir admirer encore de beaux poissons dans leurs gracieuses évolutions.
Drôle de pêcheur ! direz-vous. Et vous pensez sans
doute : « Que voilà donc un amusement insignifiant ! Et pourquoi
nous le raconter ? » C'est vrai, pourquoi ? Il faut avoir vécu
ces longues heures de veille et de combat dans la tranchée pour être à même de
comprendre le plaisir qu'un poilu peut éprouver à se livrer à une distraction
aussi simple.
Malheureusement, de cette vie reposante, on ne nous laisse
pas jouir longtemps. Ultime visite de médecin, constatation de guérison, envoi
en brève convalescence préludant à un retour au front se succèdent vite, le
temps s'écoule comme un rêve. Mais les quelques jours passés ainsi en liberté,
en fin de séjour à cet hôpital de Charmes, laissent des souvenirs si « charmants »
que j'aime encore à les évoquer aujourd'hui.
Et le projet de chasse en Algérie ? demanderont
quelques curieux. Hélas ! l'homme propose et les exigences de la vie
disposent. J'étais loin de prévoir à ce moment que, jusqu'à la fin de ma
carrière, je n'aurais pour ainsi dire pas de vacances. En outre, aux environs
de Reims, en 1918, alors que nous étions encerclés et sur le point d'être faits
prisonniers, on nous avait ordonné de brûler tous nos papiers. J'avais ainsi
perdu le nom et l'adresse de ce sympathique camarade avec pas mal de notes qui
me seraient bien utiles aujourd'hui pour préciser mes souvenirs. D'ailleurs,
qu'est-il advenu de cet aimable camarade ? A-t-il, lui aussi, la chance
d'être un rescapé de la Grande Guerre ? Voilà une question que je me suis
souvent posée et que je me pose encore.
J.-A. LEBEAU,
Abonné beauceron.
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