Tout le monde a entendu parler de la mer des Sargasses.
On sait que c'est une vaste étendue d'eau tiède et tranquille au large des
Antilles où des masses considérables d'algues flottantes s'amassent et où,
chaque année, les anguilles du monde entier viennent pondre. L'idée préconçue
se forme tout de suite de masses d'algues enchevêtrées et formant même des
radeaux flottants, empêchant ou gênant la marche des navires.
La réalité est tout de même un peu différente. La mer des
Sargasses occupe dans la région des calmes du Tropique du Cancer près de 7
millions de kilomètres carrés, soit plus de douze fois la surface de la France. Pour
parler plus exactement, elle se trouve au centre de l'Atlantique, entre les
Açores et les Antilles, et occupe un vaste rectangle compris entre le 30e
degré et le 75e degré de longitude ouest et le 20e et le
40e degré de latitude nord ; elle est, pour s'exprimer
autrement, à la latitude du Maroc français.
La mer des Sargasses était déjà connue des anciens ; il
en est déjà fait mention dans le fameux Périple d'Himilcon avant notre ère.
Bien avant déjà, une mention brève en est faite dans le Périple de Scylax de
Caryande, navigateur du temps de Darius 1er. Mais la mer des
Sargasses est surtout connue par le livre de bord de Christophe Colomb, qui y
pénétra le 16 septembre 1492. Dès le 17 septembre, Christophe Colomb
écrit : « On vit beaucoup d'herbe et très souvent, et on y trouva
même un crabe vivant. » Depuis, de très nombreuses observations ont eu
lieu dans la mer des Sargasses et ont permis d'en avoir une notion moins
sommaire que celle donnée par Christophe Colomb.
La température des eaux de la mer des Sargasses est douce et
constante : elle varie à peine de 20 à 28°. À 300 mètres, le thermomètre y indique
une température constante de 16°, et c'est à cette profondeur
que viennent pondre les anguilles. La teneur saline y est élevée et atteint 38 grammes
par litre alors que la Méditerranée, sur nos côtes, n'atteint que 36 grammes et l'Océan
32. Les eaux y sont très limpides.
Mais, surtout, la mer des Sargasses ne présente pas l'aspect
d'une prairie marine où les bateaux ne peuvent avancer qu'avec la plus grande
peine. Les sargasses, qui sont des algues voisines du fucus, ne sont pas fixées
à des rochers, mais sont flottantes, ce qui est normal, puisque le fond dépasse
1.500 mètres ; il ne s'agit pas de débris d'algues, mais bel et bien
d'algues vivantes. Ce sont de longues tiges flottantes portant des parties
plates en forme de feuille et de très nombreuses vésicules arrondies pleines
d'air qui servent de flotteurs. Ce sont ces flotteurs qui ont fait donner le
nom aux sargasses de « raisins des Tropiques », car ils ont la forme
de petits grains de raisin de couleur variant du vert au jaune et au brun.
On y a dénombré 8 espèces de sargasses toutes très voisines.
Il est remarquable de constater que, d'une part, toutes les autres algues de la
famille des sargasses sont fixées aux rochers des rivages et que, d'autre part,
seules celles de la mer des Sargasses n'ont point d'organes reproducteurs.
Elles se reproduisent uniquement par bouturage naturel. La densité des
sargasses étant en moyenne de une grosse touffe d'algue par carré de 10 mètres de côté,
chaque touffe se présente sous une forme arrondie d'une trentaine de centimètres
de diamètre, parfois en longues bandes étroites, parfois et plus rarement, par
petits îlots atteignant 8 à 10 mètres carrés. On constate que leur abondance est
toujours plus grande à la fin de l'été qu'à la fin de l'hiver, car la croissance des
végétaux est plus active à la belle saison.
Dans ces algues flottantes habitent des animaux extrêmement
curieux. On y trouve des vers qui vivent dans les tubes calcaires et spiralés
accrochés aux sargasses. On y trouve également des anatifes, ces curieux
crustacés en forme de mollusques, des sortes de patèles, et même un champignon
parasite. Les crevettes et les crabes y sont fréquents. Les poissons volants y
circulent et déposent leurs œufs sur ces algues. On y trouve également une
baudroie, un poisson dit « hérisson de mer » et surtout deux sortes
d'hippocampe, dont le corps est très déchiqueté, et qui ressemblent à s'y
méprendre à un fragment de sargasse. D'ailleurs, d'une façon générale, les
animaux qui vivent libres dans la mer des Sargasses prennent l'allure et la
couleur des herbes qui les entourent. On y trouve également de grandes
crevettes rouges et des poulpes. Enfin, tout le monde sait que les anguilles
viennent s'y reproduire et que c'est de là que partent les jeunes civelles ou
pibales, qui, en suivant le Gulf-Stream, arrivent en trois ans jusqu'à nos eaux
douces françaises.
Quelle est donc l'origine de ces algues flottantes ? On
a longtemps cru qu'il s'agissait d'algues arrachées que le courant ramassait
dans un vaste remous. L'hypothèse était d'autant plus plausible que jamais on
n'a trouvé sur les sargasses d'organes reproducteurs. On sait maintenant que la
réalité est tout autre. On sait que les sargasses sont des algues adaptées à la
vie flottante en haute mer et que, depuis une époque extrêmement reculée, elles
se propagent par bouturage naturel. On sait que, au point de vue géologique,
l'océan Atlantique nord est relativement récent, puisqu'il s'est creusé au
milieu et à la fin du tertiaire. Il existait à cette époque, sur l'emplacement
des sargasses, un immense continent qui unissait l'Amérique à la France et à l'Europe ;
ce continent s'est effondré à la fin du tertiaire en laissant
comme reliques les îles des Açores, de Madère, des Canaries et des Antilles.
Quant aux sargasses flottantes, elles sont les restes des vastes prairies
sous-marines accrochées au fond des mers, à faible profondeur, près des côtes
de cet ancien continent. Le continent s'étant effondré, la plupart des plantes
et des animaux vivant sur les côtes de ce continent ont disparu, seuls quelques
animaux et quelques plantes se sont adaptés aux nouvelles conditions de vie.
Les sargasses notamment, ont pu vivre parce qu'elles arrivaient à se reproduire
par bouturage naturel, et seuls ont survécu les animaux capables de vivre sur
les sargasses. Quant à l'anguille, qui se trouve en abondance dans les eaux douces
et saumâtres des Açores et des Canaries, elle a pu subsister parce qu'elle se
reproduisait dans l'Océan. La population d'anguilles s'est fractionnée ainsi en
de nombreuses populations isolées parmi les îles subsistantes et dans les eaux
douces du continent américain et du continent européen, auxquels était
autrefois rattaché le continent disparu. Mais les anguilles ont toujours
continué de venir pondre leurs œufs dans leur lieu de ponte d'origine.
Telle est l'hypothèse actuelle de la formation de cette
curieuse mer des Sargasses avec l'explication la plus rationnelle de la
reproduction de ces algues et de la reproduction de l'anguille.
Une expédition océanographique française est prévue pour
l'an prochain dans la mer des Sargasses, et des vues sous-marines doivent être
prises. Espérons que, dans deux ans, nous pourrons admirer un beau film
sous-marin sur nos écrans.
LARTIGUE.
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