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Et vous prétendez tourner rond … !

Un vélociste que je connais bien, qui fut le masseur attitré d'un de nos plus grands champions, ex-vainqueur du Tour de France, et qui est resté, toujours en qualité de masseur, mêlé au monde des coureurs sur route, qui est en outre ingénieux, curieux, inventif et inventeur, et bavard ! bavard ! au point qu'il ne vous demande jamais de lui répondre et qu'on n'a qu'à l'écouter, m'a dit :

— Monsieur, pour pédaler correctement, il faut tourner rond.

— Parbleu !

— Est-ce que vous prétendez tourner rond ? Vos pédales tournent rond, mais vos pieds tournent rond ... comme une pomme de terre.

— Comme une pomme de terre !

— Mais bien sûr ! Je parle de la plante de vos pieds, qui, au point mort haut, n'est pas à la même distance de l'axe du pédalier qu'elle l'est au point mort bas. Et il s'en faut de plusieurs centimètres. Vous pédaleriez rond si l'axe de votre pédale passait par votre plante de pied, mais il est au-dessous. Comprenez-moi bien, c'est la semelle de votre soulier de cycliste et non l'axe de la pédale qui devrait être, en tournant, à une distance constante de l'axe du pédalier.

— Oui ... enfin : idéalement !

— J'ai donc inventé un système de raccourcissement automatique de la manivelle montante et d'allongement de la manivelle descendante qui rétablit l'égalité du rayon idéal et qui fait que votre semelle, la partie de votre semelle qui appuie sur la pédale ...

— ... est toujours, elle et non l'axe de la pédale, à égale distance de l'axe du pédalier.

— Vous avez compris. Vous êtes intelligent. Je vais maintenant vous montrer où j'en suis de mes essais.

Il m'entraîna dans son petit atelier. Au milieu de la pièce était suspendue une bicyclette ordinaire que notre vélociste inventif et inventeur avait transformée quant à la transmission (manivelle et plateau) de telle façon qu'on éprouvait d'abord une impression de frayeur. L'excentrement de l'axe du pédalier entraînait naturellement l'ovalisation du plateau, et, si vous y ajoutez des chaînes de rappel, vous aurez une vague idée de cette machinerie assez pesante, issue d'un cerveau à idées justes, mais sans doute plus possédé par l'amour du bricolage que par l'idée d'une révolution dans le domaine du cyclisme.

— Vous constaterez, ajouta-t-il, que non seulement j'obtiens le pédalage vraiment rond, mais je supprime le point mort.

Ah ! ce point mort ! c'est la hantise de tous les pédaleurs, depuis toujours. On ne peut nier le point mort. Montez lentement et sans le moindre élan une côte dure, et vous constaterez que, chaque fois qu'une pédale est au plus haut, donc l'autre au plus bas, la bicyclette ne demande qu'à reculer ; et c'est ce qu'elle ferait s'il n'y avait toujours, malgré tout, même à la vitesse d'un homme au pas, un tout petit élan qui permet de franchir ce point mort, de justesse !

C'était le grand argument en faveur des manivelles courbes. Quand on faisait tourner fou le pédalier, avec manivelles courbes, celles-ci s'arrêtaient un peu après le point mort, d'où l'on concluait un peu sommairement qu'elles le supprimaient. Le fameux sprinter Michard remporta ses victoires aidé de manivelles courbes, mais d'autres en firent autant avec des manivelles droites et, finalement, si Fausto Coppi était monté avec manivelles courbes, il est à croire qu'il ne mettrait pas une seconde de plus ni de moins pour franchir les cols qu'avec des manivelles droites.

S'il est pratiquement impossible de supprimer le point mort sur une bicyclette, la chose est très possible sur un tandem, puisqu'il suffit de décaler de quelques dents un plateau pour que l'un des équipiers soit « à trois heures ou neuf heures » quand son camarade est « à midi ou à six heures ». La chose fut tentée et ne donna que des résultats déplorables. De fait, on ne voit pas un seul tandem dont les équipiers ne pédalent pas comme un seul homme et ne soient pas, comme lui, victimes du point mort, surtout dans les fortes côtes.

En bref, malgré que nous tournions « rond comme des pommes de terre » et qu'une grande partie, un grand secteur du tour de pédale soit perdu pour la propulsion, malgré bien et bien d'autres choses encore, d'autres vices fondamentaux, il semble qu'aucune révolution ne soit plus envisageable dans le domaine du cycle (on l'a bien vu par l'insuccès du vélo horizontal).

Entre la splendide bicyclette de mon ami P ..., qui lui avait coûté 61.000 francs, et autour de laquelle nous faisions cercle, et une Humber Becston à trois vitesses datant de quarante-cinq ans, il n'y a que des différences de présentation, de finition et d'accessoires.

J'en dirais autant, non certes des voitures automobiles, mais de leurs moteurs.

La seule révolution réelle, c'est, pour les avions, le moteur à réaction, supprimant pistons et hélices. Mais nous voilà loin de notre modeste point de départ et du petit atelier où un artisan très habile et quelque peu illuminé s'applique à nous démontrer que nous tournons rond comme des pommes de terre parce que la semelle de nos souliers est à 1 ou 2 centimètres au-dessus ou au-dessous du point précis où elle devrait se trouver, mécaniquement parlant.

Le plus fort, c'est que cet obsédé sympathique a parfaitement raison.

Hélas ! je l'ai quitté en lui citant un aphorisme bien remarquable né sous la plume d'Abel Hermant.

— Bravo ! Encore bravo, lui ai-je dit. La raison est de votre côté, mais la raison n'est pas contagieuse, c'est la déraison qui l'est.

Il en convint et revint aussitôt à son établi pour achever de mettre au point son invention. C'est un sage. En auriez-vous douté ?

H. DE LA TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°670 Décembre 1952 Page 729