Nous entrons maintenant (1) dans le domaine resté
le plus secret, celui des aménagements intérieurs. À la pointe arrière, une
soute aux voiles et aux cordages ouvrant sur le pont par un panneau rond.
Ensuite vient la cabine avec une couchette à bâbord ... Dessous, casiers
et tiroirs. La couchette est un simple cadre rectangulaire en tube de fer
galvanisé avec une toile tendue. Au pied de la couchette, un coffre de
corsaire, souvenir de famille. En face, penderie, bureau, classeur à tiroirs et
pendule marine à sonnerie. Pas de vaigrage intérieur, et la porte est à
claire-voie pour laisser circuler l'air. Au-dessus de la couchette, une petite
lampe électrique comme dans les sleepings, des rayons avec de nombreux livres,
une arbalète à poissons et une carabine automatique. La porte à claire-voie
ouvre sur le carré qui est la pièce principale. Toutes les boiseries sont en
teck vernis de couleur sombre, mais d'entretien facile. Seul le pontage entre
les barrots est peint en blanc. À tribord est la toilette-laboratoire avec tout
un matériel scientifique : dynamos, pompes, alambic à distiller l'eau de
mer, appareils de recherches océanographiques, etc. En face, la table à carte
éclairée par un verre de pont avec tiroirs permettant de placer les cartes sans
les plier ; en dessous, réservoirs à eau. Autour, les livres et les
appareils de navigation : un sextant et trois montres de torpilleur
suspendues contre le roulis. Ensuite un sofa avec coussins en caoutchouc léger.
Au milieu, une table rabattable et, à tribord, un sofa d'angle entouré de
casiers à livres avec verre de pont au-dessus et plafonnier pour la nuit. Sous
le plancher en teck, trois caisses à eau en fer galvanisé avec 200 litres
d'eau. Dans le poste, un placard pivotant contient de la vaisselle en acier
inoxydable, les ustensiles de cuisine, des bouteilles étanches en verre épais
et les provisions. Plus loin, près de la descente, un établi de menuiserie avec
ses outils. À tribord, deux réchauds à gaz de pétrole sous pression et
débouchage automatique suspendus à la cardan. Un autocuiseur à trois récipients
en acier inoxydable entourés de feutre conservent chauds les repas cuisinés.
Casiers ventilés pour fruits et légumes. À la pointe avant, puits aux chaînes,
filins en coco, feux de position et accessoires de peinture. Pas de youyou
encombrant sur le pont, mais deux petits kayaks pliants logés à l'intérieur. Il
fallut plus de deux ans pour achever ce bateau. Il n'a jamais été donné
d'indication précise sur son prix. Mais nous savons que le constructeur n'a
pris aucun bénéfice et que tous les droits d'auteur d'Alain Gerbault y sont
passés, ce qui n'est pas pour nous surprendre. Un tel bateau coûterait
actuellement, barre en main, environ huit millions. Ce fut certainement, pour
sa taille, un des bateaux les plus chers de tous les temps. Il est curieux de
constater que Gerbault, malgré son expérience et sa longue et minutieuse
préparation avant la mise en chantier, n'échappe pas à la règle générale qui
veut que tout yachtman éprouve le désir de modifier son bateau et se promet,
s'il le remplace un jour, de le faire plus ou moins court, ou large, ou
profond, je n'ai personnellement jamais rencontré un yachtman pleinement
satisfait. J'ai souvent dit qu'un bateau était un ensemble de compromis, et le
développement d'une qualité implique un inévitable désavantage. Si le
comportement d'un bateau est fait d'un ensemble de qualités, il est et restera
aussi fait d'un ensemble de défauts. Dans cette recherche du mieux, on ne fait
qu'osciller autour d'une moyenne, Alain Gerbault s'en est bien aperçu, et son
yacht idéal n'échappe pas à ses propres critiques. Si, dans l'ensemble, il est
satisfait de sa vitesse et de sa tenue à la mer, il a la déception de ne
pouvoir le laisser naviguer seul avec sa voilure normale. Par vent arrière,
avec seulement ses deux spinnakers, il marche droit, mais, par vent de travers,
il reste ardent et déséquilibré. Il constate qu'il est trop lourd et il enlève
1.500 kilos de lest intérieur pour relever ses lignes de flottaison. Par brise
faible, il manque parfois les virements de bord. Gerbault raccourcit de 1 mètre
le beaupré et recule de 50 centimètres l'étai de trinquette, ce qui améliore
les virements de bord, mais laisse le bateau encore trop ardent par vent de
travers. Il diminue une fois de plus la longueur de son beaupré et améliore
l'équilibre. Mais il se promet de raccourcir également sa bôme de 0m,50
et d'augmenter d'environ 1m,20 la hauteur de son mât, ses
conceptions ayant été modifiées par les théories métacentriques de l'amiral
Turner. Il aimerait aussi supprimer son mât de corde et le remplacer par un
chemin de fer en acier inoxydable et à vis extérieures. Ses varangues en acier
forgé furent une faute. Le chêne eût été préférable et aurait évité la rouille.
Pour la même raison, il se promet de nouveaux caissons à eau en métal
inoxydable. La lampe de la boussole s'éteignit quelquefois et il la remplace
par une boussole à carte lumineuse. Le guindeau est un peu lent. Plus tard, il
choisira un cabestan en acier inoxydable ou un guindeau à levier à plusieurs
vitesses. Les prochains kayaks auront une enveloppe en épaisse toile à voile
imperméabilisée à l'huile de lin. Le w.-c. marin, jugé inutile, est supprimé.
La penderie est remplacée par des tiroirs odoriférants antimites. S'il devait
construire un nouveau bateau, il conserverait les mêmes lignes d'eau et les
mêmes sections, mais il serait un peu plus petit. Il utiliserait davantage
l'acier inoxydable et remplacerait à l'intérieur le teck par le cèdre pour
gagner du poids. Il emploierait le triple bordé pour toute la construction,
mais, au lieu d'interposer une toile enduite de glu marine, il la remplacerait
par une couche de colle à la caséine.
» ... Mais dans l'ensemble, conclut Alain Gerbault, le
successeur de mon bateau serait presque identique, s'il m'arrivait d'avoir le
malheur de le perdre un jour — car je n'envisage pas de m'en séparer
jamais. »
A. PIERRE.
(1) Voir Le Chasseur Français de novembre 1952.
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