La physionomie orientale d'un certain nombre de villes arabes
enchâssées depuis le golfe Persique jusqu'au canal de Mozambique dans les rives
multicolores de l'océan Indien ne laisse jamais de faire revivre dans le
souvenir du voyageur étranger de lointaines images des Mille et une Nuits. Ses
hésitations pour l'attribution de la couronne resteront partagées entre Mascate
et Dar es-Salam jusqu'au jour où il aura visité Zanzibar, la plus jeune
peut-être, mais de loin la plus enchanteresse.
Située dans une île bordée de récifs coralliens, qui mêlent
une teinte de turquoise au vert émeraude de la mer ensoleillée, Zanzibar étale
en effet devant ses yeux, dans un épanouissement de couleurs, un tableau
inoubliable, dans lequel la présence de l'électricité et d'automobiles sur un
fond de cocotiers agités par le vent de mer ne porte aucun préjudice au
caractère arabe à peu près intact des maisons, des navires et des gens.
Bien abrité du large, le port vous reçoit au bout d'un
quai garni d'entrepôts aux multiples et fortes senteurs d'épices, qui vient
s'incurver en avant, du côté de la terre, pour vous présenter comme sur un
plateau le palais du sultan, éclatant de blancheur au milieu de son jardin de
palmiers et de fleurs. Sans quitter le rivage, la route de sable clair, qui le
sépare de la rade, s'étend sous vos yeux avec son mouvement continuel de gens
de couleur aux costumes larges et clairs que la brise fait flotter. Et,
dominant la scène du haut d'un mât blanc placé dans l'un des jardins, le
drapeau rouge pourpre de Zanzibar achève encore de souligner le cachet exotique
des lieux.
Je n'ai jamais pu me lasser du spectacle offert dans son
animation matinale, par une rade ensoleillée, alors surtout qu'elle est balayée
par une bonne brise. Et le nom de Zanzibar signifie, paraît-il, fille du vent.
Une centaine de bagallas aux poupes surélevées se balançaient à l'ancre ou à
quai, dressant vers le ciel leurs antennes élastiques alourdies du poids de
l'immense voile ferlée (1). C'était la flotte de Zanzibar, très commerçante,
revenue des Indes ou de la Perse, chargée de dattes et de tapis, et s'apprêtant
à y retourner avec les épices, le café, le thé et le sucre de l'île. Accroupis
dans leurs minces ngallawas à traversier, sous une voile à faire peur, des
pêcheurs souahélis rentraient dans la rade qu'ils traversaient à une vitesse
étonnante pour écouler au marché aux poissons les produits variés de leur
travail nocturne.
L'odeur nauséabonde des quartiers environnants me guidait
facilement dans la recherche de ce marché. Mais, arrivé sur les lieux, je me
suis gardé d'y pénétrer, tant me sembla peu appétissant le contact du mélange
grouillant d'humanité poisseuse qui s'y pressait bruyamment entre des étalages
trop rapprochés. Il y avait là, en plein soleil, de grosses tortues à bec,
couchées sur le dos, des pieuvres diverses, informes masses grises toutes
barbouillées de sécrétions noires, des raies, toutes les variétés de poissons
et cette horreur, comestible, paraît-il, qu'on appelle bêche de mer, et que les
Chinois recherchent à cause de ses soi-disant propriétés aphrodisiaques. Le
tout offrait un spectacle que, même ignorant la langue du pays, les natures
délicates seront bien inspirées de ne pas trop approcher. J'éprouvai plus de
satisfaction à m'attarder au marché tout proche des produits du pays, qui donne
partout une image fidèle des activités locales. Il en émane, comme de tous les
marchés du monde tropical, cette odeur épicée, indéfinissable, mais nullement
désagréable, qui a le don de vous laisser le souvenir exact de l'ambiance où
vous l'avez connue.
Elle peut même, plus tard, vous donner la nostalgie du pays
visité. Ici l'omniprésence de la girofle la rendait plus caractéristique. De
lourdes charrettes aux roues pleines, péniblement traînées par des ânes ou,
avec moins d'effort, mais plus lentement, par de minuscules buffles aux bosses
vacillantes avançaient sous les cris des conducteurs, au milieu de la foule,
qui s'écartait toujours le plus tard possible contre les tas de comestibles,
les rouleaux de tapis ou des pyramides composées de magnifiques coffres en bois
précieux garnis de serrures et de renforts en laiton finement travaillés.
Car on fait de belles choses à Zanzibar ... De nombreux
artistes sont attelés, dans leurs boutiques ouvertes, à décorer avec une richesse
d'imagination étonnante et beaucoup de soin les objets en laiton les plus
divers de leur fabrication. Ailleurs, le don artistique des Arabes se donne
libre cours dans l'ornementation des portes en bois de teck des maisons même
situées dans des quartiers apparemment pauvres. L'habitude constante d'en
couvrir la surface d'une théorie de fortes pointes pyramidales en fer est
originaire des Indes, où les familles aisées protégeaient ainsi au temps des
luttes féodales l'entrée de leur maison contre les éléphants de leurs
adversaires. Beaucoup de ruelles de Zanzibar sont cependant si étroites qu'il
serait difficile à ces pachydermes d'y pénétrer et à plus forte raison de se
présenter de front devant l'une des portes. Les automobiles ne peuvent circuler
que dans certains parcours, et elles se font alors souvent précéder par un
crieur, car il faut qu'à leur passage les piétons s'aplatissent contre les
murs. Si les emplacements des maisons de la ville en pierre des Arabes et des
Hindous ont apparemment été choisis sans le moindre scrupule d'alignement, la
situation devient critique quand on franchit l'espèce d'arroyo qui sépare ces
quartiers de Ngambo, l'inextricable dédale des cases de la ville africaine aux
innombrables impasses, où il est préférable de ne s'aventurer qu'en compagnie
d'un guide. Les Noirs de Ngambo constituent, en effet, à peu près la moitié de
la population de la ville.
La diversité de la vie dans les rues de Zanzibar est, sans
nul doute, un de ses principaux attraits. Dans un grouillement constant s'y
croisent Arabes du pays, du golfe Persique et d'Arabie, Hindous et Parsis, ces
derniers au port toujours allier. Toutes les races de l'Afrique noire sont
représentées. Les Arabes, aux barbes teintes, sont vêtus du kan-zou, sorte de
chemise de nuit très large, et coiffés de turbans ou de petites chéchias
blanches en toile. Les variations des costumes vont d'ailleurs à l'infini, mais
ils indiquent infailliblement le pays d'origine de leurs propriétaires. Les
Parsis restent fidèles à leur petit bonnet de velours violet ou foncé orné de
riches broderies d'or ; on voit d'amples pantalons en coton bleu ou blanc
et même des sarongs. Les femmes musulmanes sont voilées et comme camouflées
jusque sur la tête dans une sorte de large manteau noir sans forme appelé pourdah,
auquel ressemble le kanga des femmes souahélies, un peu moins lugubre avec ses
rayures en couleurs vives. On peut les observer surtout dans les nombreux
bazars où elles passent le meilleur de leur temps en bruyants bavardages et
rires, qui jurent singulièrement avec l'austère costume imposé par les usages
islamiques. L'élégant sari clair des femmes hindoues retient plus agréablement
le regard de l'étranger. Il est souvent porté par des femmes à la figure si
belle que la pierre précieuse fixée à l'aile de leur nez n'arrive pas à les
déparer, ou que les bagues en or dont quelques-unes ont orné jusqu'aux orteils
de leurs pieds passent inaperçues.
Au marché, dans les bazars, les rues et sur les quais,
retentit à longueur de journée le gong aigu des vendeurs de café. Ils frappent
de leurs coupes métalliques une énorme cafetière en laiton pour attirer la
clientèle qui forme cercle autour d'eux, sans cesser de traiter bruyamment ses
affaires. Chose curieuse, le chiffre des offres et des demandes s'exprime dans
une sorte de langage secret par la position des doigts des traitants, qui
réunissent à cet effet leurs mains sous une pièce d'étoffe de couleur. Ce
procédé de marchandage discret est d'ailleurs répandu sur toute la côte
orientale d'Afrique ...
L'intense commerce de Zanzibar a eu pour effet la création
dans l'île d'un beau réseau routier, dont j'ai eu l'occasion de voir une partie
en me rendant à Chwaka. C'est une localité située à l'entrée d'une assez grande
baie de la côte est, bien abritée derrière le Ras Michamwi, mais parfaitement
impraticable pour les navires à cause du plateau madréporique qui s'y étend et
qui évoque à basse mer la vision d'un jardin ensorcelé aux plantes étranges et
immobiles d'un monde ossifié de cauchemar.
La route contourne par le sud les collines Masingini, petit
massif de 300 mètres d'altitude à peine, aux flancs couverts de girofliers (Eugenia
aromatica), qui constituent l'une des principales richesses de l'île.
Coupant à travers de belles palmeraies, elle évite divers vallonnements avant
d'arriver vers le centre de l'île au village de Dunga pour traverser enfin une
région plate de steppes parsemées de loin en loin de vieux baobabs.
Le premier de ces arbres que je vis de près avait un tronc
si prodigieusement épais que je tins à m'y arrêter. Il avait effectivement 32
mètres de tour ... Alors le consignataire arabe, dont nous étions les
passagers, nous dit en riant que les baobabs de Zanzibar et de Pemba, l'île
située plus au nord, avaient la réputation d'être les plus gros du monde. Dans
ces conditions, on pose automatiquement la question de l'âge d'un tel végétal,
d'autant plus qu'il ne semble pas en exister de jeunes individus. D'après le
nombre de couches ligneuses annuelles, on est arrivé à des chiffres de plus de
5.000 ans ! L'arbre que nous contemplions aurait donc déjà existé à cet
endroit avant le début de la civilisation sumérienne et longtemps avant que
Hammourabi posât les fondations de l'empire de Babylone ! Ce serait,
d'après les apparences, une espèce en voie d'extinction, un laissé pour compte
d'un autre âge, ayant depuis longtemps cessé de produire de nouvelles
générations. Jamais, en effet, on n'a constaté au cours d'une longue existence
humaine la moindre modification dans la forme d'un baobab vivant. Aussi, dans
certaines langues indigènes, son nom se traduit par « arbre de mille ans ».
Voici donc un tronc démesuré dont les branches, en comparaison, et malgré leur
longueur de plus de 20 mètres, semblent atrophiées et ne sont couvertes d'un
mince feuillage que pendant les cinq mois de la saison des pluies.
On l'a appelé Adansonia digitata, en souvenir du
Français Adanson qui l'a décrit en 1750, à l'occasion d'un voyage au Sénégal,
et pour indiquer la disposition digitée de ses feuilles d'une forme tout à fait
analogue à celles du marronnier d'Inde. Il fait partie du groupe des bombacées,
qui comprend d'autres géants tropicaux et appartient à la famille des
malvacées. La corolle de la belle fleur, blanche mais malodorante, du baobab
atteint les dimensions d'une assiette, et son épais massif d'étamines jaunes
achève d'évoquer l'idée d'un œuf dur coupé en deux. En dépit de l'aspect cireux
de cette fleur, elle passe très vite, pour donner naissance à un fruit en forme
de gros concombre de 40 centimètres de long, à écorce ligneuse, dont les Noirs
se servent pour faire des réservoirs et des instruments de musique, et dont,
dans de nombreuses langues, le nom signifie « pain de singe ».
Le bois du baobab, aux fibres très larges, est d'une
contexture si molle qu'on peut y enfoncer sans grand effort une canne à pointe
ferrée. L'arbre y maintient à toutes les époques une considérable réserve
d'eau, qu'il protège de l'ardeur du soleil par une écorce de 10 centimètres
d'épaisseur, d'aspect lépreux et de la couleur terreuse de la peau d'éléphant.
Cette écorce, pressée par les voyageurs avertis, cède l'eau qu'elle contient,
comme un linge tordu après le lavage. Souvent l'intérieur des vieux troncs est
pourri, se creuse et forme réservoir d'eau ou bien, pendant la saison sèche, un
excellent abri de la grandeur d'une spacieuse chambre d'habitation. Les arbres
particulièrement volumineux évoquent ainsi de véritables petites forteresses
massives, qui servent dans certaines régions de l'Afrique de sépulture des
morts.
En raison de ses particularités, le baobab joue d'ailleurs,
partout, un rôle considérable dans l'imagination des Noirs. Certaines tribus
lui attribuent des propriétés magiques bienfaisantes, d'autres le contournent
de loin, surtout la nuit, le disant habité par de mauvais esprits. Au Soudan,
il fait l'objet d'une véritable adoration. Très souvent on voit ses branches
servir de support aux ruches de bois en forme de gros tubes des apiculteurs
indigènes, qui atteignent les branches élevées en s'aidant comme d'une échelle
d'une suite de gros bâtons enfoncés dans le bois ...
On prépare dans le pays avec les feuilles du baobab une
tisane recherchée. Séchées à l'ombre et réduites en poudre, elles servent en
outre à augmenter l'alimentation des Noirs. De même, les fleurs donnent avec de
l'eau et des extraits de plantes sucrées une boisson agréable et
rafraîchissante. On retire aussi une huile appréciée de la graine du fruit,
dont la pulpe, au goût acidulé, devient mangeable après une savante
préparation. Cette pulpe est quelquefois pilée et fermentée pour donner un
médicament contre les fièvres putrides. Enfin, on se sert d'une farine obtenue
en écrasant les cosses, pour faire avec du lait un excellent pain amer, mais
nourrissant. On dit aussi que les Noirs réussissent à tirer des fruits gâtés
une sorte de savon sans prétentions.
Enfin, si le bois est inutilisable, l'écorce de l'arbre
donne un raphia de qualité médiocre utilisé localement à la confection de
cordages et de tissus primitifs.
À l'exception du Congo, le baobab se rencontre en Afrique
dans toute l'étendue compris entre les tropiques. Toujours logique, la nature a
fait prendre au tronc de certaines espèces diverses formes très régulières de
bouteilles, soit hautes et droites, ou basses et ventrues. Ce fait est
particulièrement remarquable en Australie, où les baobabs supportent des
périodes de sécheresses d'un degré inconnu dans les steppes africaines.
L'affirmation soutenue à l'unanimité par les planteurs et
les chasseurs africains de l'inexistence de jeunes individus de baobab est
difficile à contrôler. Par contre, on sait comment l'arbre se comporte après sa
mort et que, même alors, il n'imite pas ses grands frères de la haute forêt
équatoriale. Contrairement à eux, il reste debout et s'effondre lentement sur
lui-même ; sa grande masse se plisse et prend la forme d'une tige de botte
en cuir mou qui s'affaisserait le long de la jambe, sans cesser pourtant de
contenir pendant de longues années encore au profit des voyageurs altérés de
considérables quantités d'eau. Isolés sous le soleil torride des steppes
africaines, ces cadavres de géants évoquent vaguement de vieilles ruines
solitaires et sans ombre. À moins d'études spéciales, il est difficile de dire
si cet effondrement ne serait pas l'œuvre des termites ou de quelque champignon
microscopique encore inconnu. Ce serait à voir. Mais l'extraordinaire longévité
du baobab rend la possibilité de ces observations très rares, et, du reste, à
notre époque de prospection minière et de recherche d'uranium, les missions
scientifiques qui parcourent les régions chaudes semblent de préférence se
livrer à d'autres préoccupations ...
René R.-J. ROHR,
Capitaine au long cours.
(1) Voir « Le coco de mer », Le Chasseur Français, avril 1952.
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