Accueil  > Années 1952  > N°670 Décembre 1952  > Page 764 Tous droits réservés

Un peu de gaieté

Skovorodka

ans sa petite chambre au cinquième étage d'un vétuste mais imposant immeuble de l'étroite rue Royer-Collard, en plein centre du Quartier latin, Antoine Bernouille, étudiant aux Travaux publics, achevait de s'habiller. Il avait potassé, une bonne partie de la nuit, la théorie de la résistance des matériaux et il était quelque peu « vaseux », en ce matin humide de décembre, alors que neuf heures sonnaient à l'horloge de la gare du Luxembourg.

Deux coups discrets frappés à sa porte lui annoncèrent que quelqu'un devait avoir quelque chose à lui communiquer. Il ouvrit.

Il se trouva en face de sa concierge qui lui remit une lettre.

— Merci, madame.

Son front se fit soucieux. Il referma doucement la porte.

« Qui peut bien m'écrire à cette date ? se dit-il in petto. Ce n'est ni fin de mois, ni le quinze, dates immuables des missives expédiées par mon paternel ... Enfin, voyons ! ... »

Il éventra l'enveloppe du manche de sa brosse à dents et déplia la lettre. Ses yeux coururent à la signature et ses traits se détendirent. Il lut :

Mon cher Antoine. Pour le quarantième anniversaire de notre mariage, j'ai décidé, d'accord avec ta tante Léonie, de lui faire un cadeau. Ce cadeau est un voyage à Paris. Ma chère femme n'a encore jamais vu la capitale. Quant à moi, j'y suis allé pour trois jours à l'occasion de l'Exposition de l889. J'étais très jeune, trois ans, je ne me souviens, naturellement, de rien. Alors, on a pensé que tu pourrais être notre cicérone. Nous paierons tous les frais. Merci par avance. Nous arriverons jeudi prochain, à la gare d'Austerlitz, par le train de 9 h. 19. Tu serais gentil de nous y attendre. Bons baisers.

Félix Ducordier.

À midi, Antoine se dirigea vers le petit restaurant de la rue Monsieur-le-Prince où il avait coutume de prendre ses repas. Il y trouva ses commensaux rituels qui accueillirent son arrivée avec de grands cris.

Il y avait là Chalavoine et Radolin, de la Médecine, Tarse, qui faisait son Droit, et Durandot, rapin des Beaux-Arts.

Ayant accroché son pardessus, son foulard et son chapeau à la patère, il prit place rapidement à table.

— Écoutez, mes amis, dit-il, il m'arrive une tuile.

— Raconte-nous ça vite, fit le quatuor intéressé.

— Voilà, continua Bernouille : j'ai reçu ce matin une lettre de mon oncle à héritage, un type très riche, mais qui vit au fond de sa province comme une araignée au fond de son trou. Il vient avec ma tante Léonie, sa femme, passer quelques jours à Paris, qu'ils ne connaissent pas, et me demande de les piloter. Je ne peux faire autrement, mais ce que je vais m'embêter avec ces vénérables personnes ! ...

— J'ai une idée ! clama Durandot. Les têtes se rapprochèrent, car Durandot n'avait que des idées pas banales.

— Tu as dit, continua le rapin, que tes parents, c'est-à-dire ton oncle et ta tante, étaient très riches. On ira les chercher, tous les cinq, à la gare, et on va les persuader que, Paris n'étant pas sûr, surtout le soir, il faut à deux personnes au moins cinq gardes du corps pour les accompagner dans leurs pérégrinations à travers la capitale. Comme cela, tu ne t'embêteras pas, nous non plus, eux non plus ! ...

— Pour ça, j'en suis persuadé, dit Antoine en se frottant les mains. S'ils acceptent ta combine, tout sera pour le mieux. Essayons !

*
* *

Le jeudi matin, ils étaient tous les cinq à l'arrivée du train. Après les embrassades familiales, Antoine fit les présentations et, sans attendre plus longtemps, exposa le plan de Durandot.

— Mais certainement ! s'exclama l'oncle ravi. Plus on est de fous, plus on rit, n'est-ce pas ? Qu'en dis-tu, Léonie ?

La vieille dame, souriante, approuva avec joie la proposition.

— Et vous savez, messieurs, déclara l'oncle, puisque je vous embauche tous les cinq, tout est à mes frais, bien entendu ! Allons-y ! ...

Des acclamations saluèrent la munificence et la bonne humeur des arrivants et, pour commencer, Ducordier emmena la bande joyeuse prendre l'apéritif dans un café du boulevard Saint-Marcel.

Au cours de la journée, on visita le Luxembourg, le Panthéon, le « Boul' Mich' », le « Sébasto », les grands boulevards, la Concorde, les Tuileries, les Champs-Élysées, l'Étoile ... Ouf ! Après un succulent dîner dans un restaurant de l'avenue Wagram, la tante Léonie, déjà un peu éméchée par un petit Montrachet malin, déclara :

— Et maintenant, dès ce soir, je voudrais voir du grand monde dans les cabarets de Montmartre !

— Hum ! ... fit Chalavoine, du grand monde dans les cabarets de Montmartre ... il n'y en a pas beaucoup. Tarse se frappa le front.

— Je sais ! cria-t-il. Je vais vous mener à la Skovorodka ! Là, vous en verrez du grand monde dans un cabaret, je vous l'assure !

On prit deux taxis et l'on se fit conduire sur la Butte.

Dans une petite rue, une devanture, sobrement éclairée au nylon, montrait, sur un panneau bleu foncé, en lettres d'argent, le nom du cabaret : Skovorodka.

— Que signifie ce mot baroque ? demanda Mme Ducordier.

— Cela veut dire : la poêle à frire, expliqua Tarse. C'est un cabaret tenu par des Russes exilés, et vous allez en voir, du grand monde ! Tout d'abord, jetez, en passant, un discret coup d'œil sur le magnifique vieux portier, tout galonné d'or et ganté de blanc, qui ouvre les portières. C'est un ancien amiral de la flotte de la Baltique.

— Ah ! fit la bonne dame.

À l'intérieur, dans une lumière diffuse de goût très raffiné, les clients étaient assis autour de tables d'acajou. Toute la troupe s'installa. Discret, silencieux, un vieux sommelier en tablier vert s'approcha pour inscrire la commande.

— Regardez ce sommelier, souffla Radolin à l'oreille de la tante, c'est un ancien général de l'un des régiments de la Garde de l'empereur Nicolas II.

— Oh ! fit la bonne dame.

À ce moment, un chœur, formé de six chanteurs et de trois balalaïkistes, commença une chanson. Il chanta l'air bien connu :

Haïda ! Troika ! ... Snièg pouchisti,
Notch maroznaïa krougom ...

— Remarquez bien, dit tout bas Chalavoine à Mme Ducordier, ce grand chanteur à la barbe blanche qui fait la basse profonde, à gauche. C'est un ancien chambellan de la cour de Russie.

— Ciel ! s'exclama la bonne dame. Bernouille se pencha vers elle et susurra dans sa trompe d'Eustache :

— Pigez un peu aussi la caissière. Cette belle et plantureuse femme aux beaux cheveux blancs : c'est une ancienne dame d'honneur de l'Impératrice.

— Fichtre ! fit la bonne dame.

Comme elle poussait cette exclamation, arrondissant la bouche en bonde de futaille et ouvrant des yeux comme des soucoupes, un minuscule pékinois vint frotter contre ses jambes la soie de sa fourrure.

Alors, Durandot, lui désignant la jolie petite bête :

— Et ce petit cabot, madame, regardez-le bien ! ... Lui, c'est un ancien saint-bernard ! ...

Roger DARBOIS.

Le Chasseur Français N°670 Décembre 1952 Page 764