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Les monstres de la légende ont-ils existé ?

Du "Tranco" à l'animal sans nom

L'Homme des Neiges himalayennes, dont nous avons récemment parlé, n'est pas le seul « monstre de la légende » moderne. L'univers est peuplé de ses semblables, comme aux temps des plus anciennes mythologies.

Laissons de côté le trop fameux serpent de mer, qui, depuis la réputation que lui a faite, il y a bientôt une centaine d'années, le retentissant article du Constitutionnel, est devenu le type de l'animal inventé de toutes pièces pour la mystification du public et qui, pourtant, est peut-être le plus réel de ces monstres inconnus. Certes, il n'est plus le même que celui qu'au Moyen Age Olaüs Magnus ou Albert le Grand voyaient sortir de la mer pour dévorer les moutons, en même temps que les crabes qui dévoraient les pêcheurs. Mais il n'est pas impossible que de grands reptiles marins existent encore de nos jours, car la personnalité des observateurs qui les ont vus et décrits offre la plus sérieuse garantie qu'on puisse exiger pour, au moins, réserver le verdict.

N'insistons pas non plus sur le « monstre du Loch Ness », de trop récente mémoire pour qu'on l'ait déjà oublié. Pour tous ceux qui ont visité le lieu de son apparition et qui connaissent un peu l'esprit et les traditions de ses habitants, le seul étonnement qu'on puisse éprouver est qu'il ne se soit pas manifesté plus tôt et qu'on ne l'y rencontre pas tous les jours. Le pays n'est-il pas celui des fées, que chacun peut voir ? Et, quand vous discutez de ces questions, vous passez pour un maniaque du scepticisme, tournant au paradoxe, si vous doutez de l'existence des Kelpies, que tout le monde pourtant connaît bien, et qui sont des espèces de fantômes, moitié cheval, moitié bœuf.

Négligeons de même l'impressionnant Ogo-Pogo des lacs canadiens qui, lui, a fini par être « capturé », en révélant du même coup son exacte identité de mannequin, fort ingénieux d'ailleurs, fabriqué de toutes pièces par un journaliste ami de la plaisanterie.

Mais allons plus loin. Que faut-il penser du Tranco ?

D'après les Indiens du Chili, qui en parlaient déjà du temps de Humboldt, c'est une sorte d'homme sauvage qui vit dans la profonde forêt et en sort quelquefois pour attaquer le bétail et, à l'occasion, les indigènes. D'autres voyageurs en ont entendu parler, et l'un d'eux, Barrington Browne (en Guyane, celui-ci), entendit même la bête pousser son cri, un hurlement plaintif, très caractéristique, paraît-il, et ne ressemblant à aucune autre voix connue.

Ces témoignages seraient très fragiles, s'ils n'étaient appuyés par d'autres, qui permettent de curieux rapprochements.

Dès le XVIe siècle, Pedro Cieza de Léon, dans sa Cronica del Peru, parle de « guenons très grandes qui vont dans les arbres, ont une haute stature, ressemblent au démon leur père, n'ont pas de langage, mais font entendre un gémissement plaintif ». Cela ne prouve pas grand' chose encore. D'autre part, on peut voir au musée de Merida, dans le Yucatan, deux statues de pierre qui ont d'indéniables caractères anthropoïdes et une taille plus qu'humaine, alors qu'aucun être vivant, dans toute l'Amérique du Sud, ne rappelle ce type, dont on se demande alors d'où les sculpteurs ont pris le modèle. Mais le fait qui ouvre le plus nettement la porte sur le mystère est l'aventure qui arriva, en 1917, au Dr Loys, lorsque au Venezuela il fut attaqué par deux grands singes, d'une espèce tout à fait inconnue, dont il abattit et photographia l'un qui, lui aussi, a une taille humaine. Le genre dont il se rapproche le plus est celui des atèles, propres à la forêt amazonienne. Mais les atèles ont une longue queue prenante et ne dépassent pas une soixantaine de centimètres. Le singe de Loys n'a pas de queue, et plus de deux fois et demie cette hauteur. Malheureusement on n'a de lui, en tout et pour tout, que cette photographie unique, l'expédition ayant fort mal tourné, par la suite, en perdant tous ses bagages et ne sauvant que quatre de ses membres sur vingt. Le problème du Tranco, si Tranco il y a, reste donc entier.

Aurons-nous plus de chances, dans les mêmes contrées, avec le Iemish ?

Le Iemish serait un descendant des énormes édentés tertiaires, tels que les Megatheriums ou les Glyptodons, dont on ne retrouve plus dans ces régions que les squelettes. Quelques témoins l'affirment et, parmi eux, un très savant paléontologiste argentin, F. Ameghino. En outre, il y a une soixantaine d'années, des gauchos trouvèrent dans une caverne, en Patagonie, les restes d'un grand animal encore recouvert de sa peau fourrée, reposant sur une litière récente où l'herbe se mélangeait à ses excréments. La bête, étudiée plus tard par le professeur E. Nordenskiold, paraissait avoir été tenue quelque temps en captivité, puis tuée pour être en partie dévorée. Elle ressemblait à tel point aux Mylodons fossiles que le savant n'hésita pas à la baptiser Neomylodon. Son existence est certainement très récente. Se prolonge-t-elle toujours, chez quelques très rares spécimens ? C'est ce qu'affirment avec certitude les Indiens, mais qu'il reste à démontrer par les faits.

Si nous passons maintenant en Afrique, plusieurs animaux plus ou moins légendaires nous y attendent.

Voici, par exemple, l'ours Nandi.

On sait qu'il n'y a pas, ou qu'il n'y a plus d'ours en Afrique, encore que quelques auteurs supposent qu'il puisse toujours s'en trouver de problématiques représentants dans les parties les moins pénétrées de l'Atlas marocain. En tout cas, le Nandi est tout autre chose.

En 1905, une expédition scientifique qui parcourait la région montagneuse du Nandi, au nord-est du lac Victoria, y aperçut un animal étrange qui se tenait dressé pour observer les voyageurs et s'enfuit quand ils s'approchèrent. Il avait l'apparence d'un gros ours, au pelage épais.

Quelques témoignages du même genre ne tardèrent pas à confirmer cette première nouvelle. Des ingénieurs, travaillant à la voie ferrée qui relie Mombasa à Port-Florence, relevèrent des traces inconnues appartenant à un grand animal et aperçurent celui-ci, qu'ils comparent à une énorme hyène. Peu de temps après, des professionnels aussi dignes de foi que peuvent l'être Carl Hagenbeck, propriétaire du fameux parc zoologique de Stellingen, ou le commandant Attilio Gatti, spécialiste de la faune congolaise, appuient ces renseignements par des arguments que leur autorité en la matière ne permet pas de rejeter. Enfin, en 1935, A. T. Ritchie, conservateur de la réserve du Kenya, publie le rapport d'un de ses collaborateurs, M. Gunnar Anderssen, que nous résumons :

« Un jour de pluie, attiré par les cris de mes boys indigènes, je les trouvai, vociférant autour du cadavre d'un hylochère (grand sanglier de forêt). J'entendis au même moment le rugissement, inconnu à mes oreilles, d'une bête très puissante que mes hommes, qui affirmaient l'avoir vue, dépeignirent comme très grande, avec de longs poils noirs et une longue queue. Je retrouvai de ces poils, souples et doux, sur le champ de bataille. Le porc sauvage avait l'échine brisée, le ventre ouvert par des griffes puissantes ... Les empreintes rappelaient celles d'un énorme léopard, mais les griffes étaient visibles ... »

Et le narrateur ajoute :

« Ce récit peut sembler extraordinaire. J'en conviens. Mais les choses se sont passées ainsi. »

À notre avis, si ce témoignage, par lui-même, ne peut être mis en doute, il obscurcit la question plus qu'il ne l'éclaire, du moins en ce qui concerne l'« ours » Nandi. Car, si les poils noirs, souples et doux peuvent convenir à un animal de ce genre, la longue queue ne peut lui appartenir. D'autre part, le léopard ne « va » pas non plus, malgré la forme de ses empreintes. D'abord, il n'y a pas de léopards dans cette région. Ensuite, la fourrure décrite ne correspond pas à celle de ces fauves. Enfin, les griffes, « visibles » sur la trace, ne conviennent pas non plus à un félin. Il semble bien qu'il y ait dans cette région un grand carnassier non encore décrit. Mais lequel ?

Beaucoup plus surprenant encore est le Shipekoué, observé par plusieurs témoins, sans parler d'une foule d'indigènes, en Rhodésie.

Celui-ci serait une sorte de résurrection des formidables reptiles des temps secondaires, dont le Diplodocus est resté le modèle le plus populaire et le Brontosaure l'un des plus géants. C'est du Brontosaure que se rapprocherait le plus l'animal en question, vu, notamment, par J. E. Hughes, qui passa dix-huit ans dans la région et le décrit comme gigantesque, recouvert d'une peau noire et unie, semblable à du cuir, et portant une corne blanche ; ses empreintes correspondraient à celle du dinosaurien, auquel on le compare. Des chasseurs auraient tiré sur lui, sans autre résultat que de le faire plonger et disparaître, sans qu'on ait pu en apprendre plus long.

On peut citer encore le Nunda, espèce de chat qui aurait la taille d'un âne et qu'on ne connaîtrait, une fois de plus, que par les récits des indigènes, s'il n'avait fait deux victimes, dont l'une fut un garde, qu'on retrouva, affreusement mutilé, tenant dans sa main crispée une épaisse touffe de poils gris, que personne ne put identifier comme appartenant à une espèce connue. Et enfin, pour terminer cette liste qui n'est point épuisée, l'« animal sans nom », reptile ou mammifère volant, aux grandes ailes membraneuses de chauve-souris, mais d'une taille très supérieure aux représentants de ce groupe, armée de longues dents pointues, qui, lorsqu'il se baignait dans une rivière du Cameroun, attaqua en vol piqué Ivan Sanderson, explorateur et recruteur d'animaux exotiques connu, lequel ne put échapper qu'en plongeant aux assauts de la bête et ne la revit jamais plus.

Que faut-il penser de tous ces êtres, en apparence aussi « légendaires » que ceux que nous avons rencontrés jusqu'à présent au cours de ces évocations ? Il est très probable qu'ils ont la même origine, c'est-à-dire que, partis d'un fait d'observation réelle, ils ont été considérablement exagérés par la tradition. Mais les nier totalement serait peut-être une exagération contraire. Le monde vivant n'a pas encore livré tous ses secrets. Quand, il y a une soixantaine d'années, Stanley décrivait l'existence possible, au Congo, d'un grand mammifère, très voisin de l’Helladotherium tertiaire, on se contentait de sourire ...

Dix ans plus tard, cependant, sir Johnston découvrait l'Okapi, qui était, bien exactement, cet être que tous croyaient disparu depuis des dizaines de millions d'années.

L. MARCELLIN.

Le Chasseur Français N°682 Décembre 1953 Page 754