Glossaire

Quelques concepts

Les travaux que j'ai menés en analyse du discours depuis les années 1970 m'ont amené à élaborer quelques notions.
Pour éviter certains malentendus, il m'a paru utile de donner une caractérisation d'un certain nombre d'entre elles.

A Aphorisation

[ Pour une présentation systématique, voir Les phrases sans texte (Paris, A. Colin, 2012) ]

On considère communément, en particulier dans la lignée de Bakhtine, qu'il n'est de parole que dans l'horizon du texte et du genre de discours. Dans cette perspective, un énoncé constitué d'une seule phrase (proverbe par exemple) constitue un genre de discours élémentaire. A côté de ces énoncés sentencieux il y a une foule d'énoncés attribués à un individu identifié et qui ont été détachés de textes. Une formule célèbre comme "la religion est l'opium du peuple" (Marx), aussi bien que les innombrables "petites phrases" qui circulent dans la presse fonctionnent comme des énonciations autonomes, non comme des fragments de textes. On peut considérer qu'il y a deux types d'énonciation : l'énonciation aphorisante, qui ne ressortit pas à la logique du genre de discours, et l'énonciation textualisante, qui associe des textes à des genres de discours. Il existe néanmoins une asymétrie entre ces deux types d'énonciation : l'énonciation aphorisante est inévitablement intégrée à une énonciation textualisante. L'aphoriseur prend de la hauteur, il libère l'ethos d'un homme autorisé, au contact d'une Source transcendante, de valeurs au-delà des interactions et des argumentations. L'aphorisation implique un énonciateur qui se pose en Sujet ; réciproquement, un Sujet se manifeste comme tel par sa possibilité d'aphoriser.

Avec ce concept d'aphorisation on s'efforce de produire une théorie unifiée de l'ensemble des phrases sans texte : que celles-ci soient "primaires" (devises, slogans, maximes...) ou "secondaires" (extraites de textes: titres, petites phrases, citations célèbres...).

C Champ discursif

(Notion introduite en 1983 dans Sémantique de la polémique, Lausanne, l'Age d'Homme, p.15).

Solidaire du principe de la primauté de l'interdiscours sur le discours, elle n’est pas sans rapports avec la théorie des "champs" développée par P. Bourdieu. L'analyste du discours découpe un champ discursif dans l'univers discursif, c'est-à-dire dans l'ensemble des discours qui interagissent dans une conjoncture donnée. Le champ discursif résulte de l'interaction d'un ensemble de positionnements qui sont en relation de concurrence au sens large, qui se délimitent réciproquement : par exemple les différentes écoles philosophiques ou les courants politiques qui s'affrontent, explicitement ou non, dans une certaine conjoncture, pour détenir le maximum de légitimité énonciative.

Un champ discursif n'est pas une structure statique mais un jeu d'équilibre instable, en évolution permanente. Mais à côté de transformations locales il existe des moments où l’ensemble du champ entre dans une nouvelle configuration. Il n'est pas non plus homogène : il y a des positionnements dominants et des dominés, des positionnements centraux et d'autres périphériques.

Le plus souvent on n'étudie pas la totalité d'un champ discursif, mais on en extrait un sous-ensemble, un espace discursif, constitué d'au moins deux positionnements discursifs dont l’analyste juge que la mise en relation est intéressante pour sa recherche.

Une des difficultés majeures auxquelles on se heurte avec cette notion est qu'elle correspond à des fonctionnements divers. La conception moderne du champ comme une structure relativement autonome et compacte (par exemple le champ littéraire) ne peut pas être utilisée telle quelle pour d'autres époques ou d'autres lieux. En outre, on ne saurait avoir une représentation purement intellectuelle de ces champs : la confrontation des positionnements est aussi confrontation de lieux, de modes de vie, de manières distinces d'investir l'institution.

C Constituant (discours-)

(Notion introduite en 1995 dans l'article écrit en collaboration avec F. Cossutta : "l'Analyse des discours constituants", Langages n° 117, p.112-125)

Sur ce sujet, Voir un article de 1999 dans ce site.

Le plus grand malentendu à propos des discours constituants tient à la confusion entre "constituant" et "fondateur".

Un discours constituant se définit avant tout par sa position dans l'interdiscours : il n'a pas d'autre discours en amont de lui, mais une Source transcendante. Il doit ainsi réfléchir dans son propre dispositif énonciatif les conditions de sa propre émergence. Dans cette perspective, il faut également éviter d'avoir une conception homogénéisante de la "constituance" ;chaque discours constituant se définit précisément par sa manière singulière d'être constituant : la "constituance de la littérature n'est pas celle de la science ou de la philosophie.

D Détachabilité

Voir Surassertion

E Ethos

(Notion traditionnelle de rhétorique qui désigne l'image de lui-même que construit l'orateur à travers son discours ; en 1984 (Genèses du discours, Liège, Mardaga), puis en 1987 (Nouvelles tendances en analyse du discours, Paris, Hachette) j'en ai proposé une reformulation dans un cadre d'analyse du discours. Voir dans ce site un article de synthèse sur ce sujet.

F Fermé/ouvert (discours -)

(Distinction introduite dans "Le tour ethnolinguistique de l'analyse du discours", Langages n° 105, 1992).

Les discours se répartissent entre deux pôles :

a) les discours fermés, pour lesquels la population des producteurs et celle des récepteurs tendent à coïncider qualitativement et quantitativement. C'est la situation des genres de discours très spécialisés : articles de science "dure", desbulletins des membres d'une association, etc.

b) les discours ouverts, pour lesquels il y a divergence nette tant qualitative que quantitative entre la population de producteurs et la population de récepteurs. C'est le cas en particulier de la presse à grand tirage, des genres politiques visant les électeurs, de la publicité, etc.

G Généricité (modes de -)

(Notion introduite dans « Retour sur une catégorie : le genre », dans J.-M. Adam, J.-B. Grize et Magid Ali Bouacha (dir.), Texte et discours : catégories pour l’analyse, Editions Universitaires de Dijon, 2004, p.107-118.)

Ici un texte de présentation

H Hyperénonciateur

VOIR Particitation

H Hypergenre

(Notion introduite en 1998dans "Scénographie épistolaire et débat public", contribution à l'ouvrage La lettre entre réel et fiction, J. Siess éd., 1998, Paris, Sedes. On trouvrea sur ce site une version remaniée de ce texte.)

Les hypergenres (« dialogue », « lettre », « journal », etc.) permettent de « formater » un texte : ce ne sont pas des genres de discours, c’est-à-dire des dispositifs de communication socio-historiquement définis, mais des modes d’organisation textuelle aux contraintes pauvres, qu'on retrouve à des époques et dans des lieux très divers et à l’intérieur desquels peuvent se développer des mises en scène de la parole très variées. Le dialogue, qui en Occident a structuré une multitude de textes pendant quelque deux mille cinq cents ans, est un bon exemple d’hypergenre, puisqu’il suffit de faire s’entretenir au moins deux locuteurs pour pouvoir parler de « dialogue ».

Mais le fait qu'un texte se présente comme relevant d' un hypergenre ne signifie pas qu’il se réduise à une mise en forme. Certes, il y a des cas où un dialogue ou une lettre sont un simple mode d’organisation textuelle, mais il y a aussi des cas où ils sont motivés par leurs contenus, comme c’est le cas dans les dialogues de Platon ou la "Lettre à tous les Français" de F. Mitterand. Ainsi, le recours au dialogue pour expliquer à des néophytes ce que sont les volcans ou pour décrire les beautés d’un monument n’est-il pas du même ordre que la relation organique entre le platonisme et le dialogue.

Néanmoins, le seul fait de recourir au dialogue plutôt qu'à un autre dispositif d'énonciaiton pour s'adresser à un public déterminé dit quelque chose sur ce discours et sur la société où il advient. Le choix de tel hypergenre plutôt que de tel autre n’est donc jamais insignifiant. Le fait qu’au dix-septième siècle on assiste à un net reflux du dialogue au profit de l’hypergenre épistolaire est significatif d’une transformation culturelle profonde.

Confronté à un texte formaté dans un hypergenre, par exemple un dialogue, l'analyste du discours doit porter son attention moins sur le dialogue comme tel que sur les types d’interactions verbales qu’il met en scène : les choses intéressantes se passent au niveau des « Scénographies » des différents textes. Le français de salon qui est utilisé dans les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle scelle lalliance des Lumières entre science et mondanité : ce qui compte, ce n’est pas tant qu’il s’agisse d’un dialogue que d’une scénographie conversationnelle mondaine où devisent un savant honnête homme et une marquise.

I Incorporation

(Notion introduite dans Genèses du discours, 1984, p.101)

Manière dont le destinataire en position d’interprète - auditeur ou lecteur - s’approprie l'ethos. En sollicitant de façon peu orthodoxe l'étymologie, on peut faire jouer cette « incorporation » sur trois registres :

- L'énonciation de l’oeuvre confère une « corporalité » au garant, elle lui donne corps ;

- Le destinataire incorpore, assimile ainsi un ensemble de schèmes qui correspondent à une manière spécifique de se rapporter au monde en habitant son propre corps ;

- Ces deux premières incorporations permettent la constitution d'un corps, de la communauté imaginaire de ceux qui adhèrent au même discours.

I Infralangue/supralangue

(Notions introduites dans Le contexte de l'oeuvre littéraire (1993, p.113) sous la forme d'une distinction entre hyperlangue et hypolangue ; dans Le discours littéraire (2004), hyperlangue est remplacé par supralangue, moins polysémique, et hypolangue par infralangue. Ces notions concernent essentiellement les discours constituants.)

Le code langagier d'une oeuvre ne s'élabore pas seulement dans un rapport à des langues ou des usages de la langue. Il peut être pris dans une relation essentielle d'attraction vers des périlangues, sur la limite inférieure de la langue naturelle (infralangue) ou sur sa limite supérieure (supralangue). L'énonciation ne peut en réalité se fixer ni sur l'une ni sur l'autre, mais elle doit laisser entrevoir leur indicible présence, nourrir son texte de leur fascination. L"'infralangue" est tournée vers une Origine qui serait une ambivalente proximité au corps, pure émotion : tantôt innocence perdue ou paradis des enfances, tantôt confusion primitive, chaos dont il faut s'arracher. Sur le bord opposé, la "supralangue" fait miroiter la perfection d'une représentation idéalement transparente à la pensée. L'une et l'autre par des voies opposées rêvent d'un sens qui serait immédiat, qui se donnerait sans aucune réserve. On se gardera cependant de réifier l'infralangue et la supralangue : il s'agit de fonctions. On ne peut exclure que dans telle ou telle oeuvre ces deux fonctions ne soient remplies par la même entité, que la langue du corps soit aussi celle des anges.

I Institués/conversationnels (genres -)

(Notion introduite dans "Analysis of an Academic Genre", Discourse Studies, 4, 3, 2002.)

L'ensemble de la production verbale est soumise à la catégorie du genre de discours. Mais il convient de distinguer deux grands régimes de généricité : celui des genres institués et celui des genres conversationnels. Il existe néanmoins de nombreuses pratiques discursives qui se situent à la frontière des deux. Les genres institués peuvent être des routines aussi bien que des oeuvres, associées à un véritable auteur.

A la différence des genres institués, les genres conversationnels ne sont pas des genres étroitement liés à des lieux institutionnels, à des rôles, à des scripts relativement stables. Au point que nombre de chercheurs se demandent si la catégorie du genre y est réellement pertinente. Leur composition et leur thématique sont le plus souvent très instables et leur cadre se transforme sans cesse. Si dans les genres institués les contraintes sont globales et « verticales » (imposées par la situation de communication), dans les genres conversationnels ce sont les contraintes locales et « horizontales » (c'est-à-dire les stratégies d'ajustement et de négociation entre les interlocuteurs) qui l'emportent. Les interactions conversationnelles sont ainsi difficilement divisibles en genres bien distincts ; se demander si une conversation entre deux amis dans la rue relève du même « genre » que la conversation des mêmes individus s'ils se rencontrent dans u, c'est bien autre chose que se demander si une consultation médicale ou un débat à la télévision sont deux genres distincts.

P Paratopie

(Notion introduite dans le Contexte de l'oeuvre littéraire, 1993, Dunod, chap.1)

La notion de paratopie s'inscrit de manière privilégiée dans la problématique des discours constituants. Mais elle peut être productive au-delà : par exemple pour le discours politique. Elle désigne une appartenance paradoxale, qui rend possibles des énonciations prétendant excéder l'espace qu'elles ont pour fonction de fonder. Un discours constituant ne peut en effet appartenir pleinement à un territoire, il joue de la frontière entre l'inscription dans des fonctionnements topiques et l'abandon à des forces qui excèdent par nature toute économie humaine. Cette appartenance paradoxale n'est pas l'absence de tout lieu, mais une négociation entre le lieu et le non-lieu, une localisation parasitaire qui vit de l'impossibilité même de se stabiliser. Ce qui contraint les processus créateurs à se nourrir des lieux, des groupes, des comportements qui sont pris dans une impossible appartenance.

Invariante dans son principe, la paratopie prend des figures diverses selon les époques, les sociétés et les types de discours concernés, exploitant les failles qui ne cessent de s'ouvrir dans la société. Dans l'Europe du XVII° siècle, par exemple, la protection des grands a fait du parasite la figure prototypique de l'homme de lettres. Au XVIII° siècle, ce qui s'est appelé « République des Lettres » désignait un réseau paratopique, une « République » qui traversait frontières géographiques et sociales.

La paratopie caractérise à la fois la « condition » d'un discours constituant (religieux, esthétique, philosophique...) et celle de tout créateur qui construit son identité à travers lui : il ne devient tel qu'en assumant de manière singulière la paratopie constitutive du discours constituant dont il tire cette identité créatrice.

Le créateur apparaît ainsi comme quelqu'un qui n'a pas lieu d'être (aux deux sens de la locution) et qui doit construire le territoire de son oeuvre à travers cette faille même. Son énonciation se déploie à travers l'impossibilité même de s'assigner une véritable place. Il nourrit sa création du caractère radicalement problématique de sa propre appartenance à son propre champ discursif et à la société. La paratopie joue en effet sur deux termes - le champ et la société - et non sur la seule relation entre le créateur et la société.

On ne saurait confondre paratopie et marginalité : il n'y a de paratopie qu'intégrée à un processus créateur. La « paratopie » n'est en effet pas une origine ou une cause, encore moins un statut. Ni support ni cadre, elle enveloppe le processus créateur, qui l'enveloppe aussi : faire oeuvre, c'est d'un seul mouvement produire des énoncés et construire par là-même les conditions qui permettent de la produire. Structurante une énonciation et structurée par elle, la paratopie est à la fois ce dont il faut se libérer par la création et ce que la création approfondit.

A partir de là on peut envisager divers types de paratopie, qui peuvent se combiner. Elle peut prendre le visage de celui qui n'est pas à sa place là où il est, de celui qui va de place en place sans se fixer, de celui qui ne trouve pas de place. La paratopie écarte également d'un groupe (paratopie d'identité), d'un lieu (paratopie spatiale) ou d'un moment (paratopie temporelle). Distinctions au demeurant superficielles : comme l'indique le mot même, toute paratopie peut se ramener à un paradoxe d'ordre spatial. On y ajoutera les paratopies linguistiques (la langue que je parle n'est pas ma langue).

A partir de là s'ouvre pour l'analyse du discours un programme de recherche : mettre à jour le mouvement paratopique qui anime une entreprise créatrice en montrant comment les « contenus » des textes le réfléchissent. Il faut donc se défaire des oppositions spontanées entre intérieur et extérieur du texte, ou entre cause et effet : les « contenus » valident la paratopie qui les rend possibles, dans un processus en boucle.

P Particitation

(Notion introduite dans « Hyperénonciateur et particitation », 2004, Langages n° 156, p.111-126.)

La particitation (mot-valise qui mêle « participation » et « citation ») est un régime citationnel qui diffère de la citation prototypique. En effet,

- L’énoncé « particité » est un énoncé autonome : parce qu’il l’est originellement, ou bien parce qu’il a préalablement été autonomisé par détachement d’un texte.

- Le locuteur « particitant » n’indique pas sa source, ni même qu’il effectue une citation. Le caractère de citation est seulement marqué par un décalage interne à l’énonciation, qui peut être de nature graphique, phonétique, paralinguistique... L’énoncé cité est présenté dans son signifiant, dans une logique de discours direct, mais poussée à l’extrême : il ne s’agit pas seulement de simuler, comme c’est souvent le cas au discours direct, mais de restituer le signifiant même. La restitution du signifiant est évidemment liée au fait qu’il n’y a pas indication de la source de la parole rapportée.

- Le locuteur citant montre son adhésion à l’énoncé cité, qui appartient à un Thésaurus d'énoncés aux contours plus ou moins flous, indissociable d’une communauté où circulent ces énoncés et qui, précisément, se définit de manière privilégiée par le partage d’un tel Thésaurus. Par son énonciation, le locuteur citant présuppose pragmatiquement que lui-même et son allocutaire sont membres de cette communauté.

- Ce Thésaurus et la communauté correspondante sont référés à un hyperénonciateur dont l'autorité garantit moins la vérité de l’énoncé - au sens étroit d’une adéquation à un état de choses du monde – mais plus largement sa « validité », son adéquation aux valeurs, aux fondements d'une collectivité.. L’hyperénonciateur apparaît comme une instance qui, d’une part, garantit l’unité et la validité de l’irréductible multiplicité des énoncés du Thésaurus, et d’autre part confirme les membres de la communauté dans leur identité, par le simple fait qu’ils entretiennent une relation privilégiée avec lui.

Ce régime de particitation peut être exploitée pour analyser le statut pragmatique de divers types de pratiques discursives : des proverbes (dans ce cas l’hyperénonciateur est la « Sagesse des nations ») aux citations de la Bible ou de l’Antiquité classique, en passant par les slogans, les contes populaires, etc.

P Périlangue

VOIR Infralangue/supralangue

P Positionnement

VOIR Champ discursif

S Scène d'énonciation

(Problématique introduite dans Le Contexte de l'oeuvre littéraire, 1993, chap. 6 ; pour une présentation plus systématique : Analyser les textes de communication, Dunod, 1998, chap. 7)

La notion de "scène", en analyse du discours, est souvent employée concurremment avec celle de "situation de communication". Mais cette équivalence est discutable : en parlant de "scène d’énonciation", on distingue un abord sociologique, exterieur au langage et un abord proprement linguistique : c'est la représentation qu’un discours fait de sa propre situation d’énonciation. Pour un analyste du discours la notion de "scène" permet d’éviter des catégories comme "contexte" ou "situation de communication", qui glissent facilement vers une conception sociologiste de lénonciation. On met l’accent sur le fait que l'énonciation advient dans un espace institué, défini par discours, mais aussi sur la dimension constructive de ce discours, qui instaure son propre espace d'énonciation.

Je propose une analyse de la scène d’énonciation en trois composants, trois scènes, qui entretiennent des relations complexes.:

- La scène englobante est celle qui assigne un statut pragmatique au type de discours dont relève un texte. Quand on reçoit un tract, on doit être capable de déterminer s'il relève du type de discours religieux, politique, publicitaire..., autrement dit sur quelle scène englobante il faut se placer pour l'interpréter, à quel titre (comme sujet de droit, consommateur, etc.) il interpelle son lecteur.

- La scène générique est définie par les genres de discours particuliers. Chaque genre de discours implique en effet une scène spécifique : des rôles pour ses partenaires, des circonstances (en particulier un mode d’inscription dans l’espace et dans le temps), un support matériel, un mode de circulation, une finalité, etc.

- La scénographie n’est pas imposée par le type ou le genre de discours, mais instituée par le discours même. Les dix premières Provinciales (1656) de B. Pascal, par exemple, se présentent comme des libelles (scène générique) religieux (scène englobante). Ces libelles ne se présentent pas comme tels, mais comme une série de "lettres" adressées à un ami de province : cette scène épistolaire est la scénographie construite par le texte. Ces libelles auraient pu se manifester à travers de tout autres scénographies sans changer pour autant de scène générique. La scénographie a pour effet de faire passer scène englobante et scène générique au second plan : le lecteur est censé recevoir ce texte comme une lettre, non comme un libelle. Un discours impose sa scénographie d'entrée de jeu ; mais d’un autre côté l'énonciation, en se développant, s’efforce de justifier son propre dispositif de parole. On a donc affaire à un processus en boucle : en émergeant, la parole implique une certaine scène d’énonciation, laquelle, en fait, se valide progressivement à travers cette énonciation même. La scénographie est ainsi à la fois ce dont vient le discours et ce qu'engendre ce discours ; elle légitime un énoncé qui, en retour, doit la légitimer, doit établir que cette scénographie dont vient la parole est précisément la scénographie requise pour raconter une histoire, dénoncer une injustice, présenter sa candidature à une élection, etc.

Outre une figure d'énonciateur et une figure corrélative de co-énonciateur, la scénographie implique une chronographie (un moment) et une topographie (un lieu) dont prétend surgir le discours. Ce sont trois pôles indissociables : dans tel discours politique, par exemple, la détermination de l'identité des partenaires de l'énonciation ("les défenseurs de la patrie", "un groupe de travailleurs exploités", "des administrateurs compétents", "des exclus"...) va de pair avec la définition d'un ensemble de lieux ("la France éternelle", "le pays des Droits de l'homme", "une vieille nation"...) et de moments d’énonciation ("une période de crise profonde du capitalisme", "une phase de renouveau" ...) à partir desquels le discours prétend être tenu, de manière à fonder son droit à la parole dans une perspective d’action sur autrui déterminée.

Cette notion de scène d'énonciation suscite quelques difficultés. En particulier, parce que l'on a tendance à considérer ses trois composants de manière homogène. Il n'en est rien. La "scène englobante" n'apparaît pas comme telle ; ce qui est donné, c'est un texte relevant d'un genre. Quand il y a scénographie distincte de la scène générique, cette dernière est en quelque sorte repoussée à l'arrière-plan. Enfin, les relations entre scène générique et scénographie ne sont pas stables : elles varient en fonction du genre de discours concerné. Tous les genres de discours ne sont pas susceptibles de susciter une scénographie. Pour un grand nombre de genres routiniers très contraints la scène générique impose la scénographie (par exemple une ordonnance médicale, une lettre commerciale, etc.) ; sur le pôle opposé, d’autres genres n'impmosent pas de scénographie et exigent du locuteur qu'il en définisse une. C’est le cas, par exemple, de nombreux genres littéraires ou publicitaires : certaines publicités exploitent des scénographies de conversation, d'autres de discours scientifique, etc.Les genres de discours qui n'impose pas de scénographies sont en règle générale ceux qui visent à agir sur le destinataire, à modifier ses convictions. Entre ces deux extrêmes se situent les genres susceptibles de scénographies variées mais qui le plus souvent s’en tiennent à un scènographie routinière. Ainsi, un fait divers dans un journal obéit à des routines, sans pour autant être totalement contraint : il peut adopter une scénographie de polar.

S Scène générique

VOIR Scène d'énonciation

S Scène englobante

VOIR Scène d'énonciation

S Scénographie

VOIR Scène d'énonciation

S Surassertion

(Notion introduite au colloque Ci-Dit de Cadiz (2004) et développée dans "Citation et surassertion", Polifonia, Cuiabà (Brésil), n° 8, 2004, p.1-22.)

Opération qui consiste pour l'énonciateur à marquer dans un texte un fragment, le plus souvent une phrase, comme détachable, à le formater en quelque sorte pour une reprise citationnelle. La surassertion est ainsi étroitement liée à la détachabilité. Cette mise en saillance permet de distinguer les énoncés qui sont pris en charge, sans plus, par leur locuteur, et ceux que ce locuteur lui-même assigne à une répétabilité. Plus précisément, un fragment surasserté constitue un énoncé

- relativement bref, de structure prégnante dans son signifié et/ou son signifiant ;

- susceptible d'être décontextualisé (il s'agit souvent d'énoncés génériques) ;

- en position saillante dans un texte ou une partie de texte ;

- dont la thématique doit être en relation avec l'enjeu essentiel du genre de discours, du texte ou de la partie de texte concernés : il s'agit d'une prise de position dans un conflit de valeurs;

- qui implique une sorte d'amplification de l'énonciateur, liée à un ethos qui marque un engagement subjectif dont la modalité varie avec le type de discours concerné.

En voici deux exemples, où nous soulignons le fragment surasserté :

a) l'un est emprunté au discours philosophique ; c'est la fin du chapitre I des Deux sources de la morale et de la religion de Bergson :

« (...) Tout s'éclaire au contraire, si l'on va chercher, par-delà ces manifestations, la vie elle-même. Donnons donc au mot biologie le sens très compréhensif qu'il devrait avoir, qu'il prendra peut-être un jour, et disons pour conclure que toute morale, pression ou aspiration, est d'essence biologique. » (1951 : 103)

b) l'autre est emprunté à la presse ; ce passage est à la conclusion de l'article :

« (...) Et comme deux autres formes symboles, Renault et Air France, deux groupes publics sauvés grâce aux deniers publics privatisés pour leur permettre de devenir de vrais champions mondiaux, France Télécom illustre à son tour la difficile métamorphose de « France Entreprise ». Car en ce début du XXI° siècle, il est impossible de faire de la bonne industrie si on n'est pas capable d'être aussi un bon actionnaire. » (article signé « Y. Le G. », Le Figaro économie, 2 septembre 2004, II).

La surassertion, opération de mise en saillance d'un fragment de texte par l'énonciateur, ne doit pas être confondue avec l'aphorisation, qui n'entretient pas de relation avec un texte.