A, B & C
La structure:
Un épisode mineur bâti autour de trois personnages rencontrés par le Prisonnier au cours d'une unique soirée.
Le titre de travail de cet épisode, A play in three acts, est parfaitement approprié. Nous assistons à une pièce respectant les canons classiques que sont l'unité de temps (une nuit), l'unité de lieu (chez Madame Engadine) et l'unité d'action (la "trahison" du Prisonnier).
Il s'agit bien d'une pièce de théâtre, tant il est vrai que la mise en scène (au sens de stratagème autant que de réalisation) y prend une part déterminante.
En effet, si A, B et C sont bien trois personnages rencontrés au cours d'une même soirée, ils sont présentés au spectateur en trois étapes successives, étalées sur trois nuits d'expérimentation, où le Numéro Deux tente d'extraire la vérité à son cobaye favori, le N°6. L'unité de temps n'est donc qu'apparente.
En outre, les événements "rêvés" et les événements réels se produisent en des endroits différents (les rencontres ont lieu à la soirée ; les piqures sont faites au Village). L'unité de lieu est donc factice.
Enfin, les agissements du Prisonnier au Village (rencontre avec le Numéro 14, conversation avec le Numéro 2, visite du labo) sont si contradictoires avec ce qu'on le voit faire à la soirée (discuter avec un agent double, danser avec une espionne ennemie, livrer des documents à l'adversaire) qu'il n'y a pas de véritable unité d'action.
En revanche, il y a unité psychologique si l'on voit cet épisode comme une première ébauche d'auto-analyse du Prisonnier sur les raisons qui l'ont poussé à démissionner.
Dans cette optique introspective l'épisode A, B & C prend une dimension plus interessante pour la continuité générale de la série.
L'histoire:
est tiré ses réflexions par la sonnerie d'un téléphone rouge (aux lignes bien plus futuristes que celui des présidents américains et soviétiques de l'époque !).N°2 : Number Two here. Yes Sir. I am doing my best. He's very difficult... I know it's important, Sir... He's no ordinary person, Sir, but if I had a free hand... I know, Sir, yes... I know I'm not indispensible. | N°2, j'écoute. Oui monsieur. Je fais de mon mieux. Il est très récalcitrant... Je sais que c'est important, monsieur... Ce n'est pas un homme ordinaire, monsieur, mais si j'avais les mains libres... Je sais, monsieur, oui... Je sais, je ne suis pas irremplaçable. |
C'est la première fois depuis le début de la série que le spectateur voit le Numéro Deux en position de faiblesse : lui aussi rend donc des comptes et reçoit des ordres de quelque supérieur !
Sa réaction est digne du petit chefaillon obséquieux qu'il semble être : il se venge avec brutalité sur l'une de ses subordonnées, la Numéro 14 :
N°2 : Get me Number 14... Number 14 ? The experiment must come forward.
N°14 : It's impossible ! I need all of a week. N°2 : I haven't got a week ! N°14 : I haven't even finished testing it on animals ! Let alone people... N°2 : Then now's your chance. N°14 : When ? N°2 : Tonight. |
Passez-moi le Numéro 14... N°14 ? L'expérience doit commencer.
C'est impossible ! Il me faut encore une semaine. Je n'est pas le temps ! Je n'ai même pas fini de le tester sur les animaux ! Attendez pour les humains... Voilà une bonne occasion ! Quand ? Ce soir. |
L'éclair qui illumine le ciel nocturne, le tonnerre qui gronde dans la nuit et la pluie qui mouille les infirmiers chargés d'amener le N°6 sont là pour souligner combien : 1°) l'atmosphère est électrique, 2°) il y a de l'orage dans l'air !
Le Numéro 2 est venu en personne assister à l'expérience.
Celle-ci consiste à capturer "l'énergie du cerveau, la convertir en impulsions électriques et finalement... en images".
Nous voyons alors le Prisonnier rêver de sa démission (scène obsessionnelle du premier épisode, reprise dans le générique). "It's an anguish pattern" diagnostique la N°14.
Il s'agit ensuite d'entrer dans les pensées du Prisonnier en lui fournissant des images (personnages et lieux) appartenant à son passé.
N°14 : His brain is all yours. What do you want from it ?
N°2 : Why he resigned. I believe that he was going to sell out. I want to know what he had to sell and to whom he was going to sell it. We've researched and computed his all life and it boils down to three people : A, B & C... He must meet each one of them, we shall then know what would have happened if we hadn't got to him first. N°14 : Where do you want them to meet ? N°2 : Paris. They had one thing in common. They all attended Madame Engadine's celebrated parties. Here is some film from the most recent... |
Son cerveau est à vous. Que voulez-vous avoir ?
Pourquoi il a démissionné. Je crois qu'il était sur le point de vendre des secrets. Je veux savoir ce qu'il avait à vendre et à qui. Nous avons exploré et digitalisé toute sa vie et cela nous mène à trois personnes : A, B & C... Il devra rencontrer chacune et nous saurons ce qui serait arrivé si ne l'avions pas capturé les premiers. Où doivent-ils se rencontrer ? A Paris. Ils avaient tous un point commun : ils fréquentaient les soirées mondaines de Madame Engadine. Voilà un film d'une des plus récentes... |
ACTE UN : Dispute avec A est censé être un agent français désireux de gagner le N°6 à sa cause. Celui-ci ne tarde pas à l'éconduire, courtoisement mais fermement, au grand dam de A qui n'apprécie pas du tout la rebuffade.
La conversation vire rapidement à l'aigre, tant les deux hommes se détestent visiblement de longue date. Propos à double sens, allusions à demi-mots, offre de rémunération : rien n'y fait, le Prisonnier s'esquive sur une pirouette !
Dans le labo, le N°2 n'apprécie guère :
N°2 : He's going ! We haven't found out a thing ! He must not go !
N°14 : He's only doing what he would have done. I can only create a situation. N°2 : Get him back ! N°14 : It's his dream. It must take its course... |
Mais il s'en va ! Et nous n'avons rien découvert ! Il ne doit pas partir !
Il fait ce qu'il aurait fait normalement. Je ne peux que créer le contexte. Faites-le revenir ! C'est son rêve. Il doit suivre son cours... |
Nous voyons alors le Prisonnier qui, sur le point de quitter la soirée, se fait emmener manu militari par deux sbires de A. Ceux-ci le chargent dans une Citroën DS qui traverse Paris avant de déposer ses occupants dans une propriété à l'écart de la ville. Le Prisonnier s'éloigne en leur lançant un énigmatique : "Bonjour chez vous"...
A peine descendu de voiture, le Prisonnier saute sur ses ravisseurs et, sur une musique de jazz qui rappelle les films noirs de ces années-là, leur décoche quelques solides coups de poings qui les clouent au tapis.
ACTE DEUX : Danse avec B
A la bagarre succède la galanterie. Le Prisonnier rencontre dans les jardins de Madame Engadine une espionne venue du froid (la caricature est intentionnelle). Celle-ci l'invite à boire une coupe de champagne puis à danser et c'est alors qu'intervient la Numéro 14 pour dicter à l'espionne les répliques qui feront "craquer" le Prisonnier.
Mais cette intervention n'a pas les résultats escomptés. Par des moyens apparemment imprévisibles, le N°6 flaire l'arnaque dont il est la victime et, à son tour, harcèle de questions sa partenaire de danse. Elle finit par s'avouer vaincue lorsqu'il demande le nom de son prétendu fils.
Le Prisonnier vient de remporter une deuxième victoire.
ACTE TROIS : Le N°6 démasque C
Le lendemain, il découvre à son réveil deux traces de piqures à son poignet, preuves qu'il a bien été drogué. Il décide alors d'inverser les rôles, s'introduit secrètement dans le labo, et diminue la dernière dose en la diluant avec de l'eau. Cette fois, les manipuleurs vont être manipulés !
C, au grand étonnement de tous (spectateurs et N°2) n'est autre que Madame Engadine !
Dans une séquence très onirique il est mené après un voyage très initiatique (qui n'est pas sans rappeler toutefois son propre enlèvement) à un mystérieux "grand patron" auquel il doit livrer des renseignements... Celui-ci entre en scène masqué, portant cape, gants et haut-de-forme noirs.
Dans le labo, le N°2 trépigne d'impatience. Mais le Prisonnier ménage le suspense. Une nouvelle joute verbale s'engage, puis il démasque enfin le personnage qui n'est autre que... le Numéro Deux !
Le Prisonnier retourne alors (en rêve) au Village, puis au labo, et salue d'un sourire moqueur (mais toujours en rêve) le N°2 qui fulmine :
N°14 : He knew it all the time. He was playiong with you. N°2 : Your drug failed ! N°14 : No. He succeeded ! |
Il savait depuis le début. Il jouait avec vous.
Votre drogue a échoué ! Non. C'est lui qui a gagné ! |
Le rêve sur l'écran et la réalité se confondent lorsque le Prisonnier, s'allongeant en rêve sur la paillasse du labo, ferme les yeux et se retrouve dans la position qu'il occupe dans la réalité !
La conclusion:
Aujourd'hui, et pour la première fois de la série, le Prisonnier a gagné !
Il était temps de mettre un peu d'espoir et d'optimisme dans cette série par ailleurs très sombre.
Les images :
Cliquez sur l'image pour revenir au texte. Ce même N°2 réapparaît dans l'épisode 6 :The General.
Les notes :
Bonjour chez vous (Be seeing you en V.O.) : la réplique qui conclue ce premier "acte" n'est pas qu'ironique (ce serait trop simple !). Elle fonctionne aussi à trois autres niveaux de compréhension : 1°) le Prisonnier intègre dans son rêve - comme tout rêveur le fait, selon les découvertes du bon Docteur Freud - des éléments de sa vie quotidienne (y compris donc celle vécue au Village) ; 2°) le rêve en question, même trafiqué par le N°2, a pour fonction (comme tout rêve, toujours selon Freud) de faire "digérer" au rêveur une vérité que celui-ci n'aurait pas réussi à "avaler" pendant la journée, à savoir ici que les espions qui trahissent leur camp finissent au Village ; 3°) cet épisode est bien une tentative d'auto-analyse où le sujet interprète ses propres rêves.
Moyens apparemment imprévisibles : Nulle magie dans la sagacité du Prisonnier. S'il "devine" que l'espionne est manipulée c'est 1°) parce que la chose est commune dans la profession et 2°) parce que le N°6 a déjà "rencontré" par deux fois celle qui lui parle réellement dans cette scène (la Numéro 14) : la première nuit, car l'anesthésie n'avait pas fait effet immédiatement, et le lendemain matin à la terrasse du café du Village.
"How does one talk to someone that one has met in a dream ?" - comment s'adresse-t-on à quelqu'un qu'on a déjà rencontré en rêve ? demande-t-il malicieusement.
Identifiée comme N°14 (alors que le 14 "était il y a une semaine une vieille dame en fauteuil roulant" !), elle est naturellement suspecte : "you're new here, and you're one of them !" - vous êtes nouvelle ici, et vous êtes l'une des leurs ! tonne le N°6.
Séquence très onirique : A tel point qu'elle ne peut qu'avoir été préméditée (c'est-à-dire méditée à l'avance) puis mise en scène par le "rêveur". On y trouve en effet tous les symboles oniriques de la boutique du parfait petit rêveur : roue (de la Fortune ?) et numéro six, noir , pair et manque ("your lucky number") ; clé (des songes ?) ; portail (des Enfers ?) ; scènes de débauche dans le jardin (des délices ?) ; etc. Trop c'est trop !
A l'évidence, Le Prisonnier se rit de ses tortionnaires et Patrick McGoohan joue avec le spectateur...
Position dans la réalité : Là est toute l'ambigüité ! Qui est vraiment prisonnier : le rêveur (enfermé dans son propre rêve) ou l'homme éveillé (enfermé dans ses principes et ses certitudes) ? Nous commençons à deviner qu'en fait un homme libre est un homme qui cherche (à s'évader du Village) et donc, de ce fait, un homme qui doute (de ce qu'il voit et croit).
La "morale" de cet épisode pourrait être le titre que le psychanaliste Jacques Lacan a donné à l'un de ses séminaires : Les non-dupes errent...
Texte : © éric alglave 1999
Images : © ITV/Polygram Video