le prisonnier : analyse
Le Prisonnier est avant tout l'oeuvre d'un homme : Patrick McGoohan.
Sa première intention fut de créer une mini-série de sept épisodes étroitement liés les uns aux autres.
C'est à la demande des producteurs (ITC Channel) que furent finalement tournés 17 épisodes.
Voici la liste de "ceux qui comptent vraiment" (dixit Patrick McGoohan) :
Titre anglais | Titre français | Ordre prévu | Ordre effectif |
Arrival | L'arrivée | 1 | 1 |
Free for all | Liberté pour tous | 2 | 4 |
Dance of the dead | Danse des morts | 3 | 8 |
Checkmate | Echec et mat | 4 | 9 |
The Chimes of Big Ben | Le Carillon de Big Ben | 5 | 2 |
Once upon a time | Il était une fois | 6 | 16 |
Fall out | Le Dénouement | 7 | 17 |
Il va de soi que pour les amateurs de la série tous les épisodes sont dignes d'intérêt.
Loin de s'exclure, ces différents aspects sont au contraire complémentaires. Car Le Prisonnier est une oeuvre ambitieuse.
la vision esthétique :
Issu de l'évolution du personnage de John Drake (héros de la série Destination Danger, interprétée par Patrick McGoohan avant Le Prisonnier), l'espion retenu en détention au Village est un anti James Bond.
Le cadre général de la série n'est pas non plus celui du héros de Ian Fleming (Côte d'azur, Bahamas, Extrême-Orient, casinos, palais princiers, etc.) mais un petit Village à l'aspect à la fois étrange et séduisant : Portmeirion, Pays de Galles.
Cette "inquiétante étrangeté" (l'expression est de Sigmund Freud) est encore plus perceptible à travers le choix des tenues vestimentaires des Villageois (canotier, ombrelles colorées, vestons à liserés, pulls marins). Tous semblent être en villégiature ou en cure de repos !
la vision psychologique :
Le Prisonnier a peu de défauts, mais il a des faiblesses qui le rendent vulnérable, et pour tout dire plus humain que l'agent 007.
Voici donc un homme qui, enfermé dans sa triste condition humaine, ne parvient pas, malgré tous ses efforts, à en sortir ; bref, un homme comme les autres. On est loin de James Bond !
L'autre aspect essentiel de la série est l'interrogation existentielle. "Qui suis-je ?" s'interroge en fait le Prisonnier tout au long de ces dix-sept épisodes. Le générique d'introduction le rappelle à chaque fois : "Who is Number One ?" est une question ambiguë. "Qui dirige le Village ?" demande-t-il mais aussi "Qui décide pour moi ?"
la vision politique :
La lutte quotidienne que mène le N°6 contre le Village est d'une telle opiniâtreté qu'il faut y voir aussi la transposition artistique des opinions politiques de Patrick McGoohan.
The Prisoner is often thought of as a distinctive product of the 1960s. In
terms of its origins, its visual style and its place as a 'spy genre' product it
has a great number of distinctive features which identify it clearly as a
product of the decade it was made. To many people only casually
acquainted with the series, its imagery and its ideas seem to be part of the canned 60's
nostalgia industry - a rather less popular but equally quirky equivalent of The
Avengers, perhaps. Yet those of us who are more familiar with McGoohan's subversive
masterpiece are likely to see it as a prophetic work, one which points towards a future
distopian society - one in which social control is accomplished smoothly and largely
silently, in which protest has been so stifled that it is hardly able to summon up the
appropriate vocabulary to express itself in. One in which the appearance of democracy
conceals a bland but ultimately vicious totalitarianism. Like Brave New World and
1984 before it, The Prisoner is a warning about how far certain identifiable trends of
the day might go if allowed to develop unchecked. Huxley's world of genetic
engineering and human 'streamlining' was given nightmare proportions by the actions
just a few years later of the Nazis. Orwell's world of soulless political control found its
counterpart in Stalin's Russia and Mao's China. Yet The Prisoner, informed by the
knowledge of new technologies that were just emerging in the 60s, predicted a world in
which individuals were apparently cossetted and 'protected'; brainwashed into bland
acceptance by drugs, conditioning and subtle propaganda... (suite) Le Prisonnier est souvent considéré comme une oeuvre caractéristique des années 60. De par ses origines, son aspect visuel et son classement dans les séries d'espionnage, il y a un grand nombre de repères qui l'identifient comme un produit de son époque. Pour beaucoup de gens vaguement informés sur la série, son esthétique et ses idées semblent faire partie de l'industrie de la nostalgie "sixties" prédigérée, sorte d'équivalent peut-être moins populaire mais aussi amusant que Chapeau melon et Bottes de cuir. Pourtant, ceux d'entre nous qui sommes plus familiarisés avec le chef d'oeuvre subversif de McGoohan sont plus enclins à y voir un ouvrage prophétique, pointant le doigt décadente vers une société dans laquelle le contrôle social est mené en douceur et généralement en silence, où l'art de la protestation a été tellement émoussé qu'il est difficile de même trouver le vocabulaire approprié pour l'exprimer. Un monde où une démocratie d'apparence molle et débonnaire cache en fin de compte un totalitarisme sournois. Comme Le meilleur des mondes et 1984 avant lui, Le Prisonnier est un cri d'alarme contre les tendances identifiables de notre époque qui pourraient se réaliser si on n'y veillait pas. Le monde de Huxley, où triomphait le génie génétique et l'eugénisme humain fut concrétisé dans des proportions effroyables quelques années plus tard par les nazis. Le monde politiquement décérébré et sous contrôle d'Orwell trouva son écho dans la Russie de Staline et la Chine de Mao. Ainsi, Le Prisonnier, informé de l'existence de nouvelles technologies (alors émergentes dans les années 60) prophétisa un monde où les individus seraient en apparence choyés et "protégés" ; en fait, on leur aurait lavé le cerveau jusqu'à ce qu'il capitulent en douceur sous l'effet de drogues et d'une subtile propagande... (suite)
la vision philosophique :
C'est encore l'humain et sa liberté de jugement qui sont au coeur d'épisodes comme The schizoid man où, confronté à un sosie, le Prisonnier est en fait obligé d'assumer les conséquences de quelqu'un qu'il n'est pas. La métaphore est transparente : la liberté s'acquiert au prix de la responsabilité individuelle (y compris d'actes que l'on n'est pas fier de revendiquer !).
Mais si la série est un hymne à la liberté et à l'humain, cet hymne est cynique et désenchanté : "il ne faut pas se faire d'illusions", semble nous dire P. McGoohan, "personne n'est entièrement libre de penser et d'agir à sa guise, même s'il en a l'impression. Nous sommes tous des Prisonnier(s)" !
Texte : (c) éric alglave 1999
L'ensemble est d'une telle richesse que de nombreux niveaux de lecture sont possibles. En voici quelques-uns :
- La dimension artistique
- La dimension psychologique
- La dimension politique
- La dimension philosophique
S'il en a les qualités professionnelles (condition physique irréprochable, intelligence, intuition, initiative, persévérance, courage, etc.), il n'en a pas les défauts stéréotypés (attirance incontrôlable pour les femmes, alcoolisme, passion du jeu, ...).
Ce nom ne sera d'ailleurs révélé que dans le dernier épisode, afin que le caractère mystérieux et surtout emblématique du lieu reste entier jusqu'au bout.
Car un but doublement esthétique est revendiqué :
- la beauté du Village et de ses alentours se veut (faussement) rassurante. Il est impossible de s'y perdre (et d'en sortir !).
- l'anonymat du lieu et de ses habitants se veut au contraire (volontairement) déroutant. Il est impossible de s'y sentir chez soi ("Où suis-je ? - Au Village").
Dès son arrivée, le Prisonnier est dépouillé de son costume de ville. Son apparence habituelle, son identité visuelle, son appartenance sociale sont niées. Il devient un numéro (le Six) parmi d'autres.
La personnalité du Numéro 6 n'est pas caricaturale et sa situation initiale est peu avantageuse :
En premier lieu, parce que cet homme a démissionné !
Il est de ce fait suspect, voire coupable, de trahison aux yeux de son gouvernement.
Une telle attitude révèle déjà une personnalité, un individu qui ne fait pas de la loyauté à la patrie un dogme que l'on se doit de respecter en toute circonstance. Chez lui, le libre arbitre l'emporte sur l'obéissance.
Ensuite, parce que le Prisonnier est très souvent sujet à des accès de colère et de violence que le seul scénario ne justifie pas. James Bond se bat contre un "méchant", il ne se met pas en colère parce que la musique sirupeuse de son transistor lui tape sur les nerfs !
Enfin et surtout, le Prisonnier ne gagne pratiquement jamais. La quasi totalité de ses entreprises échouent. Quoiqu'il fasse, il ne parvient pas à échapper à sa condition de Villageois, et ses rares tentatives de déstabilisation des autorités ne connaissent qu'un maigre succès de consolation.
C'est ce qui le rend attachant.
Or, la réponse ("You are Number Six.") est encore plus énigmatique. Car, selon l'intonation et la ponctuation, elle prend en effet un sens différent : "YOU... are N°6" signifie "en attendant, VOUS, vous êtes le N°6" ; mais "You ARE, Number SIX" signifie, en revanche, "Mais c'est VOUS, N°6". L'identité du Numéro Un reste donc finalement une affaire personnelle, semble nous suggérer P. McGoohan. VOUS êtes le maître de votre propre destin... si vous en avez la volonté et/ou les moyens.
Car la vision n'est pas simpliste ou naïve : un état totalitaire (comme le modèle villageois) peut très bien anihiler les volontés personnelles. Mais un état démocratique ("in some ways") ne donne pas la volonté ou l'ambition personnelle.
Les thèmes (politiques, économiques et sociaux) qu'il aborde sont si nombreux qu'ils pourraient presque constituer la plate-forme électorale d'un parti démocratique. Sur la scène politique anglaise, ils seraient d'inspiration "travailliste" ; artistiquement ils représentent une heureuse synthèse d'humanisme libertaire.
P. McGoohan y défend notamment l'inviolabilité de la liberté individuelle de penser, de circuler, de critiquer (tous les épisodes en parlent plus ou moins).
Que ce soit pour dénoncer les simulacres d'élections "libres et démocratiques" en URSS, mais aussi dans les dictatures espagnoles et portugaises, sans oublier la propagande nazie dans l'Allemagne hitlérienne ou les manipulations plus sophistiquées de l'opinion en Angleterre, France, Amérique... peu de régimes trouvent grâce aux yeux de P. McGoohan (Free for all) ;
La crainte du contrôle des pensées et de l'asservissement de l'homme par la technique et le modernisme sont aussi très présentes dans A,B & C et The General, deux épisodes où apparaît le même N°2 adorateur fanatique de la technologie : dans le premier , il tente de manipuler les rêves du Prisonnier et dans le second, il tente de conditionner les Villageois par le biais d'un enseignement déshumanisé et stéréotypé.
Pour une étude plus exhaustive du contexte politique de l'Angleterre des années 1960 et la dimension visionnaire de la série, je vous propose l'introduction de l'excellent essai de Chris Gregory, intitulé :
THE PRISONER AND NEW BRITAIN.
"We have our own Town Council. Democratically elected, of course."
Number Two to the Prisoner in 'Arrival'
LE PRISONNIER ET L'ANGLETERRE MODERNE.
"Nous avons notre propre Conseil Municipal. Démocratiquement élu, bien sûr."
Numéro Deux au Prisonnier dans 'Arrivée'.
L'autocritique a donc également sa place dans la série. Car un être n'est respectable (et respecté) que s'il accepte de se connaître lui-même, c'est-à-dire de fouiller courageusement dans les tréfonds de son âme et dans ce qu'elle a de plus mystérieux (son inconscient) voire de plus embarrassant (ses fantasmes et ses pulsions, inavouables et/ou inavoués).
En effet, le personnage du Prisonnier n'est pas un saint : ses accès de colère subits nous montrent déjà un homme impulsif (sous l'empire de ses pulsions) et agressif (mû par un fantasme de persécution).
Le conditionnement que nous subissons n'est pas forcément prémédité (comme au Village) mais il est une réalité constitutive de notre personnalité. Qui peut en effet prétendre n'avoir jamais obéi sans réfléchir à aucune règle, à aucune mode, à aucune habitude ou à aucune tradition ? Personne évidemment ! Tel est le paradoxe de l'homme : "Nous sommes tous des pions" (We're all pawns), est-il dit dans Checkmate, mais être des pions fait aussi de nous ce que nous sommes ! La "condition" humaine est aussi un "conditionnement" ; elle est un savant dosage d'habitudes (choisies et/ou imposées) et d'initiatives (voulues et/ou suggérées).
Telle est la leçon du dernier épisode Fall Out : "commençons par balayer devant notre porte et acceptons-nous les uns les autres telles que nous sommes". Le Prisonnier est une oeuvre tolérante et humaniste.
Images : (c) ITV/Polygram Video