It's your funeral

Le onzième épisode du Prisonnier est un chef d'oeuvre de raffinement et d'efficacité. Le fond - comment démasquer les manipulations auxquelles le Pouvoir se livre sur nous ? - et la forme - Patrick McGoohan recycle sans vergogne des images qu'il a déjà utilisées, à d'autres fins, dans d'autres épisodes ! - se complètent et se répondent pour le plus grand plaisir du spectateur qui se devine manipulé de bout en bout !

L'histoire :

Une jeune femme - dont nous apprenons rapidement qu'elle a été droguée à son insu par les services du Nouveau Numéro Deux - s'introduit dans la maison du N°6 endormi.
Cette fois-ci, l'ambitieux
Nouveau Numéro Deux a tout bonnement décidé d'assassiner l'ancien N°2 et d'en faire porter le chapeau au plus grand ennemi du Village et des Villageois : le N°6 !
Pour y parvenir, sans que le Prisonnier ne "sente" venir le coup, il monte une "vraie-fausse" conspiration de terroristes - qui ignorent bien entendu qu'ils sont téléguidés par le jeune N°2 ! - prétendument résolus à assassiner le chef du Village. Le chef du complot, un viel horloger, est d'ailleurs le propre père de la visiteuse matinale du N°6.
La manoeuvre est donc double : se débarasser d'un N°2 viellissant (et probablement jugé trop "indulgent"), mais aussi discréditer le N°6 qui, depuis son arrivée au Village, semble avoir acquis quelque crédit, voire quelque sympathie, auprès de certains Villageois.

Les enjeux réels :

Ce qui saute aux yeux, c'est que le Numéro Six remporte ici une victoire éclatante. Ensuite, c'est l'arrogance du Nouveau Numéro Deux, laquelle rappelle A, B & C. Bref, il semble y avoir peu de changement au Village.

Or dans Funeral, ce sont les détails, presque imperceptibles, qui font la différence et sont essentiels à la compréhension globale de la série. Nous remarquons ainsi que :

- le Prisonnier commence à avoir de réelles et nombreuses habitudes (la surveillance opérée par l'ordinateur du Contrôle en témoigne minute par minute) ;
- ces habitudes sont même prévisibles et prédictibles (Contrôle prévoit/prédit l'achat impromptu du journal local le Tally Ho) ;
- la méfiance du Prisonnier à l'égard de tous semble se transformer en "conservatisme frileux" envers les comploteurs sincères ;
- l'aggressivité permanente des premiers temps a cédé la place à une décharge d'adrénaline contrôlée dans l'exercice sportif (punching-ball, cross en forêt et judo/trampoline) ;
- le N°6 est presqu'à deux doigts de la collaboration pure et simple avec l'ennemi puisqu'il va ici déjouer une tentative d'assassinat contre le N°2 !

1°) Résister ou collaborer ?

Bien sûr, les intentions et les motivations du Prisonnier sont en apparence intactes et toujours aussi fortes ; mais il n'empêche qu'il s'intègre, qu'il s'acclimate, bref qu'il s'embourgeoise ! Car telle est bien la thèse qui sous-tend cet épisode faussement redondant :
L'homme est faible, il a du mal a rester fidèle à ses convictions lorsque l'adversité s'acharne sur lui. Cela signifie aussi que tout homme qui n'est pas suicidaire tend à s'adapter - à plus forte raison un agent secret - afin de garder une chance de s'en sortir le moment venu.
Ce que prétend Patrick McGoohan ici, c'est qu'il est bien difficile, même au plus convaincu des hommes de ne pas tomber malgré soi dans le piège de la compromission/collaboration avec le pouvoir corrupteur.

2°) Comploter ou s'adapter ?

En fait, le Prisonnier a déjà expérimenté douloureusement le complot, l'évasion et l'agitation politique.
Il fait donc le pari - certes moins glorieux, moins spectaculaire, mais plus lucide et plus efficace - de "saper le système de l'intérieur" comme on disait dans les années 1960 parmi les sympathisants et militants communistes.
A la manière des vrais espions soviétiques qui, à cette époque-là, furent formés dans les moindres détails à la vie occidentale "décadente" (selon la terminologie officielle), le Prisonnier se fond dans le décor, adopte les moeurs locales et devient un quasi "collaborateur inofficiel" (le terme Inoffizieller Mitarbeiter désignait les informateurs de la Stasi est-allemande).
L'ambigüité de la situation est renforcée par les scènes intermédiaires où le N°2 se vante de maîtriser
parfaitement les événements, jusque dans leurs contradictions apparentes (le viel horloger ne comprend pas pourquoi on laisse le Prisonnier voir leurs bombes miniaturisées déclenchables à distance).
L'autre ambigüité subtilement distillée est la relation père-fille entre l'horloger et la N°50. Nous apprenons ainsi au détour d'un dialogue qu'elle s'appelle Monique ! Peu importe l'anecdote ; le fait est inédit et troublant.
Comment se fait-il que ces deux-là utilisent encore les prénoms au lieu des numéros (la N°50 avait déjà failli se trahir en présence du Prisonnier au début de l'épisode) ? Il s'agit en fait de prouver sournoisement au N°6 que ces gens n'ont pas renoncé à leurs anciennes habitudes, qu'ils sont de vrais rebelles aux moeurs villageoises, qu'ils sont d'authentiques individualistes comme lui.
Dernière ironie : le jour prévu pour l'attentat contre le N°2 est le Jour du Mérite (Appreciation Day) !

3°) Choisir son camp avec discernement :

Le changement de N°2 en cours d'épisode - le jeune blondinet arrogant est remplacé par un viel homme d'abord plus conciliant - n'est pas chose nouvelle ; mais ce qui l'est c'est le contexte dans lequel a lieu cette relève.
En effet, le vieux N°2 informe le Prisonnier que le jeune N°2 n'était qu'un intérimaire chargé de le remplacer pendant que lui-même était absent. Tous les partisans à la série (personnages et spectateurs) sont alors sommés de choisir le "bon" Numéro deux : le jeune ou le vieux , l'arrogant ou l'inquiet, l'arriviste ou le pré-retraité ?
Dans l'impossibilité d'acquérir des certitudes nous (spectateurs) sommes bien obligés de suivre passivement (nous retrouvant ainsi dans la position inconfortable de prisonniers au Village !) , tandis que le N°6 parie sur le vieux N°2. Il suppose (la fin lui donnera raison) que ses supérieurs veulent l'évincer dsans indemnité. C'est la scène de la projection du film (où il dévoile à plusieurs Numéros Deux successifs qu'un complot se prépare) qui crée le déclic.

Cette scène est, sur le fond comme sur la forme, emblématique de la série toute entière :
La fiction Le tournage
- le film est un montage en boucle de la même scène prise face au jeune N°2 blond - l'épisode est en grande partie un montage de scènes empruntées à d'autres épisodes
- la répétition du film rappelle la répétition hebdomadaire du générique dans lequel le Prisonnier tente là aussi de coopérer une dernière fois (avant altercation) avec sa tutelle hiérarchique) - le côté répétitif de la série rappelle le côté répétitif de la vie quotidienne où le salarié tente la plupart du temps de vivre en bonne entente avec son employeur
- personne n'est à l'abri d'une trahison, pas même le N°2 - le tournage du Prisonnier fut émaillé de nombreuses querelles et départs "en claquant la porte" ; le caractère exigeant/tyrannique de McGoohan est devenu légendaire
- le Prisonnier, qui joue les Cassandre, ne convaint pas facilement le vieux N°2 de la véracité de ses dires ; ce dernier préfère d'abord croire que le N°6 est fou - la critique de l'époque (1967-1968 : début de l'ère hippie) fut peu enthousiaste envers une série visionnaire et pessimiste donc dérangeante

4°) La morale de l'histoire :

Sauvé in extremis par le Prisonnier, le vieux N°2 peut partir en retraitre tranquille. Le N°6 lui donne le détonateur destiné à le faire exploser lorsqu'il aurait revêtu le médaillon et ajoute :

P. :It's your passport. No one will question its authority. The helicopter is waiting.
N°2 : They will get me eventually.
P. : Fly now, pay later.
N°2 : They'll find me, wherever I am.
P. : As long as it's not here. Take it and go.
C'est votre passeport. Personne n'en contestera la validité. L'hélicoptère vous attend.
Ils me rattraperont de toute façon.
Partez maintenant, payez plus tard !
Ils me retrouveront, où que je sois.
Du moment que ce n'est pas ici. Prenez-le et partez.

"Partez maintenant, payez plus tard" : on croirait une publicité pour British Airways !
Humour grinçant et lucidité prémonitoire sont les plus belles qualités du Prisonnier.
Patrick McGoohan apparaît comme un épicurien désabusé.

Les images :

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Texte : (c) eric alglave 2000
Images : (c) ITV/Polygram Video