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Postulat :
La trilogie "Anasazi" est un grand moment de la série X-Files parce qu'elle a tous les ingrédients de la tragédie antique sans en avoir les apparences.
Certes, il y a des héros (Mulder et Scully) et des alliés plus ou moins proches (Skinner, les Lone Gunmen, le Penseur, l'Homme aux mains manucurées) ; des adversaires et des traîtres (l'Homme à la cigarette, Krycek) et des victimes (pas toujours) innocentes (le père de Mulder, Mélissa Scully) ; mais surtout il y a :
- deux chœurs antiques (le Syndicat de la Conspiration , les Indiens qui chantent la Voie de la Bénédiction) qui scandent ou relancent l'action ;
- des Dieux (les Dieux Navajo, le mystérieux peuple Anasazi) qui restent spectateurs mais parfois interviennent ;
- des Demi-Dieux (les Extra-Terrestres cachés dans la mine) qui sont comme des anges déchus (cf. Max Fenig et l'épisode 1X09 Fallen Angel) ;
- des Héros (messagers) des Dieux (L'Homme à la Cigarette, Krycek) qui règlent les affaires divines ici-bas ;
- un Deus ex machina (le vaisseau spatial qui évacue les E.T. cachés dans la mine) qui sauve les Élus et surtout prouve que les Dieux existent ;
- une Vérité (les dossiers de vaccination dans les sous-sols de la mine, le dossier secret MJ) qui obsède les personnages et se dérobe à eux ;
- un Destin (le fatum antique) qui pèse sur TOUS les personnages.
Qu'est, en effet, cette Conspiration mystérieuse sinon une représentation artistique de la fatalité qui pèse au-dessus de nos têtes, à la fois invisible et perceptible, insaisissable et pesante, indéchiffrable et méthodique ?
Le Syndicat dont font partie l'Homme à la cigarette et l'Homme aux mains manucurées est bel et bien le chœur chargé de ponctuer l'action de quelques commentaires aussi énigmatiques qu'angoissants sur le déroulement des événements.
De même, Mulder et Scully (ainsi que les victimes) sont à l'évidence des marionnettes entre les mains de forces supérieures.
Rappelons, en outre, que dans ses interviews Chris Carter appelle lui-même la trame "conspiratrice" de la série : "la mythologie". Il se réfère donc bien esthétiquement à l'Antiquité. Et comme ses héros sont prisonniers d'un plan (destin) qui leur échappe mais auquel ils ne peuvent échapper, ils sont assurément des héros tragiques, condamnés à chercher la Vérité au lieu d'acquérir la Liberté (notion moderne), de chercher le Bonheur (notion romantique), ou d'obtenir le Salut (notion biblique).
L'action dramatique :
Une bonne tragédie commence un prologue consacré aux Dieux (le tremblement de terre
est la manifestation des forces supérieures) puis par la découverte accidentelle de la
trace insoupçonnée - ou signe - d'une intervention des Dieux dans la vie des
hommes. Il s'agit ici d'un wagon frigorifique rempli de cadavres non-humains, lesquels semblent avoir été
gazés. Il faut, par ailleurs, que le ou les personnages tragiques soient, d'une manière ou d'une
autre, directement ou indirectement, "appelés" par les Dieux à accomplir quelqu'obscure mission.
Dans le présent épisode, Mulder entre en possession d'un document crypté :
le dossier secret MJ.
Pour que le personnage principal atteigne une dimension tragique, il doit subir diverses épreuves qui prouveront aux Dieux sa détermination, sa bravoure, mais aussi sa fidélité à la cause. Or, Mulder - sorte d'Oreste moderne - est victime de l'acharnement du sort (fatum) :
- on drogue son eau et il agresse son supérieur hiérarchique (les Dieux dictent ses gestes);
- on assassine son informateur (les Dieux l'isolent de ses semblables) ;
- on assassine son père (les Dieux le privent de ses racines) ;
- on l'accuse de ce meurtre (les Dieux le montrent du doigt) ;
Le ressort même de la tragédie est de montrer l'homme non-maître de son destin. Le début de l'épisode, chaotique et violent, crée une ambiance angoissante parce que personne (et surtout pas Mulder) ne comprend ce qui se passe.
Il n'en ressent pourtant pas moins la présence des Dieux. Lorsqu'il décrit le fameux dossier MJ à Scully, il emploie des termes comme "the 4th commandment" ou "the holy grail" (le 4ème commandement, le saint Graal).
Cet "appel des Dieux" est tellement fort que Mulder sera prêt à braver toutes les lois terrestres pour accomplir sa mission. La réunion à laquelle est convoquée Scully (le TREIZE avril - treize est un nombre symbolique, évidemment)
Exemple : Les Lone Gunmen lui annoncent un contact avec le Penseur et au même moment - sans lien apparent - une voisine tue son mari par balle (les voies des Dieux sont impénétrables).
Et c'est bien sa vie qui est en jeu, car lorsque l'Homme à la cigarette rend une visite tout à fait inhabituelle au père de Mulder, ce dernier demande qu'on ne fasse pas de mal à son fils. Les deux ex-collègues (dans les années 50 et 60) décident de son sort selon des critères qui dépassent de beaucoup les contingences matérielles. Nous devinons à travers leurs propos leurs motivations les plus intimes :
Bill Mulder : Those files should have been destroyed. Cigarette Smoking Man (CSM) : They should have, but they weren't. Regrets are an inevitable consequence of life. (...) Bill Mulder : You wouldn't harm him ? CSM : I've protected him this long, haven't I ? Your son has been provident in the alliances that he's created. The last thing we need is a martyr in a crusade. |
Ces dossiers auraient dû être détruits. Ils auraient dû, mais ce n'a pas été fait. Les regrets sont la conséquence inévitable de la vie. (...) Vous ne lui feriez pas de mal ? Ne l'ai-je pas protégé jusqu'à maintenant ? Ton fils a eu la sagesse de contracter des alliances sûres. La dernière chose dont nous ayons besoin c'est d'en faire le martyre d'une croisade. |
Le contraste est frappant entre Bill Mulder, un père qui se soucie du sort individuel de son fils et l'Homme à la Cigarette, maillon d'un groupe quasi-religieux (martyre, croisade), sorte de templier-inquisiteur qui est prêt à mentir pour défendre le dogme de la foi (as always, we maintain plausible denial) quelles qu'en soient les conséquences individuelles ou collectives.
Car cette vérité est elle-même hautement symbolique. Le dossier crypté contient les mots "marchandises" et "vaccinations". "Des mots modernes, c'est pourquoi ils ressortent" explique une experte indienne en déchiffrement. Or, nous pouvons certes y voir la preuve d'une conspiration entre les extra-terrestres et les gouvernements de la planète ; mais cette dimension planétaire justement incite à y voir aussi les deux piliers actuels de nos sociétés post-industrielles, bâtis pas à pas depuis les années 50 par des hommes dans l'ombre du pouvoir politique officiel et qui ont changé la face du monde : les scientifiques - et notamment les médecins (vaccinations) - ainsi que les économistes libéraux - et les commerçants (marchandises) - qui ont jeté les bases de la société de consommation et du commerce mondialisé. Une idéologie comme le libéralisme ne s'est imposée à TOUTE la planète que parce qu'elle est restée longtemps (1944 - 1974) dans l'ombre. C'est pourquoi X-Files en fait une internationale "conspiration du silence" (selon les mots exacts de Scully, qui vient de découvrir qu'elle figure dans le dossier MJ aux côtés de Duane Barry). Mulder l'appelle "the biggest lie of all" (le plus grand mensonge de tous les temps).
L'épisode termine donc sur la découverte par Mulder de preuves matérielles (déjà connues du spectateur) et la destruction de celles-ci par l'Homme à la Cigarette. Comme nous l'avons expliqué, la question de la mort de Mulder ne se pose pas réellement (voir notes). En revanche, le rite initiatique qu'il subit est digne d'intérêt...
A suivre... : The Blessing Way
Notes :
Les Dieux interviennent : une théophanie (manifestation divine) est toujours à la fois symbolique ET énigmatique. Ainsi, le générique propose-t-il "EI AANIGOO E'HOOTE". En langue Navajo, cela signifie : "la vérité est ailleurs". Ailleurs c'est le contraire d'ici-bas. La vérité appartient aux Dieux.
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La vérité obsède : dans le pré-générique Albert Hosteen dit à son fils (en Navajo) : "La Terre a un secret à révéler". Il dira aussi à Mulder lorsqu'il l'hébergera : "Last week, we had an omen." (Nous avons reçu un signe, la semaine dernière)
Une trace : les scénaristes aussi se prennent pour des Dieux. Aviez-vous remarqué que le site Navajo où sont découverts les cadavres s'appelle : "Two Grey Hills" (Deux Monts Gris). Les Greys, ça ne vous rappelle rien ?
Le dossier MJ : il s'agit du secret des Dieux. Dans notre monde moderne, les instances étatiques sont supra-humaines, quasi-divines (comme le pouvoir royal absolu était de droit divin). Or, le dossier MJ est une affaire internationale (un diplomate italien prévient un homologue japonais qui contacte un allemand lequel avertit l'Homme à la Cigarette). Le Penseur, que l'on voit lire "Les 50 plus grandes conspirations de tous les temps", a percé le secret des Dieux. Le hacker n'a donc pas usurpé son "titre".
impénétrables : Frohike a le mot juste en qualifiant cette scène de "weirdness". C'est-à-dire "dinguerie", folie incompréhensible, étrange. L'allemand "unheimlich" rend encore mieux ce sentiment d'inquiétante étrangeté. Non seulement nous ne contrôlons rien, mais nous ne comprenons rien de ce qui nous arrive, d'où l'angoisse.
Le 4ème Commandement : "Tu te souviendras du jour du Sabbat pour le sanctifier. Pendant six jours tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage ; mais le septième jour est un sabbat pour Yahvé ton dieu. Tu ne feras aucun ouvrage, toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni tes bêtes, ni l'étranger qui est dans tes portes. Car en six jours Yahvé a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu'ils contiennent, mais il s'est reposé le septième jour ; c'est pourquoi Yahvé a béni le jour du Sabbat et l'a consacré." Mulder en donne une version un peu plus "fantaisiste".
Treize : signe de malheur (ou de chance) selon les superstitions, le treize est avant tout symbole de trahison (cf. les treize apôtres, dont un - Judas - trahit Jésus et le livra pour trente deniers). L'enjeu de la réunion est de savoir si Scully est loyale à Mulder ou à ses supérieurs hiérarchiques.
Saviez-vous que le bureaucrate N°2 qui lui demande si elle "irait jusqu'à mentir pour le protéger" n'est autre que Chris Carter en personne ?
Martyre : la notion chrétienne ne cadre pas avec celle du héros tragique. Soyons clairs : il est certain que Mulder ne mourra pas avant la fin de la série parce que son destin est tragique. Il doit vivre pour assister à l'enlèvement de sa sœur, puis de sa collègue ; à la mort d'un voisin de palier, puis à celle de son père ; à la tentative de meurtre de Scully (de nuit chez Mulder) puis de Mélissa (de nuit chez Scully)...
Prêt à mentir : la différence avec Scully est d'autant plus frappante que les deux scènes sont consécutives. D'ailleurs, sa conversation suivante avec Mulder nous le confirme. Elle demande : "is it worth it ?" (est-ce que ça en vaut la peine ?)
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