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Une fois n'est pas coutume, le titre français est tellement maladroit qu'il ne fournit aucun indice sur le contenu de cet épisode assez emblématique de la quatrième saison. On y trouve en effet, condensées en un "stand-alone episode" comme dit Chris Carter, les deux composantes de cette quatrième fournée des X-Files : le gore (épouvante et sang à gogo) et l'inconscient.
Le titre original - Unruhe - est un mot allemand. Il signifie littéralement non-repos, c'est-à-dire in-quiétude. Le scénariste de l'épisode, Vince Gilligan, raconte qu'il s'est inspiré d'un fait divers authentique : en 1945, un type nommé Howard Unruhe aurait tué 12 personnes en 13 minutes dans son village du New Jersey...
Mais le plus intéressant c'est qu'il n'ignore pas que Unruhe se dit unrest (sans repos) en anglais (et vice versa)...
Et que vient donc faire l'inconscient dans tout cela ? Patience.
Commençons par résumer les faits
Mulder et Scully sont amenés à enquêter dans le Michigan à la suite du meurtre d'un jeune homme et de la disparition inexpliquée de sa compagne. Ce qui est étrange ce sont les circonstances dans lesquelles ces faits sont venus à la connaissance des autorités fédérales : la jeune femme venait de se faire faire une photo d'identité polaroïd quelques minutes avant d'être enlevée, or le cliché la montre en train de hurler (d'où le titre français), en proie à une terreur indicible (d'où le titre anglo-allemand). L'arrière-plan laisse deviner des ombres et des jeux de lumière inquiétants, que Scully attribue à la mauvaise qualité de la pellicule (une théorie qui fait sourire Mulder)...
D'emblée, Mulder soupçonne que la photo visualise les angoisses de la jeune femme (théorie certes apparemment farfelue), et il s'attache à en décrypter les indices cachés : les traces blanches se révèlent être la silhouette très allongée du kidnappeur.
C'est bien sûr Scully qui découvrira les indices matériels conduisant concrètement au ravisseur : c'est le logo d'une société de ravalement qui la mettra sur la piste de l'un de ces employés (la Iskendarian Construction Company).
Prêtons maintenant attention aux dialogues :
La piste photographique n'est, semble-t-il, pas sans précédent dans l'histoire, ainsi qu'en témoigne Mulder :
MULDER : In the sixties, a bellhop named Ted Serios became kind of
famous for taking what he called "thoughtographs". He claimed that by
concentrating on an unexposed film negative, he could create a
photographic representation of what he saw in his mind. He did
landscapes, cathedrals, the Queen of England.
SCULLY : "Thoughtographs?" MULDER : Also known as "skotographs." The literature on thought photography dates back almost to Louis Daguerre. |
Dans les années 60, un certain Ted Serios devint célèbre pour avoir pris ce qu'il appelait des "mentalographies". Il prétendait qu'en se concentrant sur une pellicule non exposée il pouvait créer une représentation photographique de ce qu'il voyait dans son esprit. Il faisait des paysages, des cathédrales, la Reine d'Angleterre.
Des "mentalographies" ? Également connues sous le nom de "scotographies". La littérature sur la photographie mentale remonte à Louis Daguerre. |
Une fois Mary LeFante, la jeune disparue, retrouvée les yeux crevés sur le bord d'une route, Scully la fait soumettre à un examen médical somme toute assez voisin : un scan cérébral. Celui-ci révèle, non pas les pensées les plus secrètes de Mary, mais la nature de ses lésions : elle a été lobotomisée au moyen d'un pic à glace planté dans ses orbites oculaires.
Pendant l'examen, Mary répète plusieurs fois le mot UNRUHE qui, inconsciemment, réveillera les souvenirs linguistiques de Scully (ce qui lui sauvera la vie), et, tout aussi inconsciemment, agira sur sa détermination à chercher et trouver des indices parlants ; car, Scully sait que Unruhe se traduit en anglais par unrest et peut donc signifier aussi bien "in-quiétude" que "sans relâche", "in-fatigable"...
C'est le psychologue Mulder, cependant, qui résume le mieux le matériel sur lequel ils ont à travailler (le contenu "manifeste" que représentent les photos) et dresse le "profil" du tueur (en faisant le pari que le contenu "manifeste" révèlera le contenu "latent") :
This guy is obviously very good at what he does. He's left behind no witnesses, no latent prints. The only thing he's left are those photos, which leads me to believe he doesn't even know that he has that ability. | Ce type est manifestement très bon dans ce qu'il entreprend. Il n'a laissé derrière lui aucun témoin, aucune empreinte latente. La seule chose qu'il a laissée, ce sont ces photos, ce qui me porte à croire qu'il ne sait même pas qu'il a cette faculté. |
(c'est moi qui souligne les mots employés par Mulder, mais c'est bien lui qui les prononce !)
La scène suivante, où Mulder analyse la photo techniquement, esthétiquement et psychologiquement est tout particulièrement réussie. Son commentaire final est tout aussi pertinent :
C'est donc une enquête quasi psychanalytique qui conduit les deux agents du FBI sur les traces (!) de Gerry Schnauz, le géant qui efface les angoisses féminines, le surhomme qui joue les sur-moi censeurs...
Passons aux conclusions :
Unruhe est un épisode emblématique des X-Files dans la mesure où il condense les différents niveaux de lecture possibles de la série :
- le travail esthétique, toujours soigné, est au service de l'histoire comme des personnages ;
- le partage des rôles chez Mulder et Scully finit toujours par mettre en avant leur incroyable complémentarité (complicité) ;
- l'enquête est l'occasion d'en apprendre plus sur la personnalité et/ou les relations entre Mulder et Scully ;
Or précisément, qu'apprenons-nous sur eux dans cet épisode ? Rien moins que ce qui les pousse à agir dans la vie :
MULDER : Hey, Scully, that word "unruhe", "unrest", is bothering me.
Maybe he thought he was curing them somehow, saving them from
damnation, from those things in the pictures, you know, he called
them the howlers.
SCULLY : It's over, Mulder. MULDER : Well, then that photo wouldn't be his fantasy. It would be his nightmare. SCULLY : What the hell does it matter? MULDER : Because I want to know. SCULLY : I don't. |
Euh, Scully, ce mot "Unruhe", ça me préoccupe. Peut-être qu'il pensait les soigner, les sauver de la damnation, des ces choses sur les photos, celles qu'il appelait les hurleurs.
C'est fini, Mulder. Et alors ces photos ne seraient pas ses fantasmes, ce serait ses cauchemars. Qu'est-ce-que ça peut bien faire ? Parce que je veux savoir. Pas moi. |
Mulder et Scully enquêtent ensemble mais leur quête est différente, car Mulder craint la fin de la quête et traîne en chemin, alors que Scully redoute les obstacles imprévus et aspire à une conclusion rapide.
Du coup, elle se retrouve assez souvent elle aussi en danger de mort, et c'est le cas dans Unruhe, pour les raisons inverses de celles qui précipitent Mulder dans les situations périlleuses :
- Scully est la victime toute désignée de psychopathes (malades mentaux) car, bien que médecin et criminologue, elle refuse inconsciemment d'admettre que l'être humain soit incapable de contrôler ses faits et gestes ; Gerry Schnauz - comme d'autres avant et après lui - la kidnappe ;
- Mulder est plutôt une proie facile pour tout illuminé mal intentionné (mystique ou New Age, par exemple) car il s'intéresse plus au phénomène lui-même qu'à son auteur, aussi dangereux soit-il ; il comprend que Scully se fait enlever quand il regarde la photomaton du drugstore.
Mais c'est par une étonnante inversion des rôles que les deux collègues du FBI viendront à bout de Schnauz :
Scully va psychanalyser Gerry (en allemand !) et découvrir, contre son gré, pourquoi il kidnappe des femmes (pour les sauver de leurs angoisses d'inceste paternel), alors qu'elle cherchait à gagner du temps et c'est Mulder qui va découvrir où Scully est détenue en fouillant le portefeuille de son ravisseur, mais il ne saura pas pourquoi.
Ainsi donc la boucle est bouclée, prouvant que Mulder et Scully sont parfaitement complémentaires.
Décrypter les indices cachés : Mulder, rappelons-le, est diplômé de psychologie et averti des choses de l'inconscient. Il n'ignore pas que cette partie de notre personnalité (de notre esprit) intervient fréquemment dans notre vie quotidienne (lapsus, actes manqués, réactions impulsives, mots d'esprit, etc. sont autant d'occasions où se manifeste notre inconscient) Il pense donc que les "images mentales" de la jeune disparue - Freud les appellerait les "représentations mentales" (en allemand, Denkvorstellungen) peuvent le conduire à identifier la nature et l'origine (donc l'identité) de son angoisse. Les photos polaroïd sont comme les rêves ou les associations d'idées qu'interprète le psychanalyste, et le kidnappeur n'est que la matérialisation d'un fantasme (il est le résultat de que Freud appelle le travail de condensation). Logo : L'emblème d'une société est ce que celle-ci veut montrer d'elle-même . L'inconscient de ses concepteurs est pour beaucoup dans l'efficacité d'un logo (on le remarque ou on ne le remarque pas). Société de ravalement : le ravalement c'est l'action de "refaire la façade", d'améliorer la présentation extérieure, de policer l'aspect visible des choses. Sans le savoir, inconsciemment, Scully est bel et bien sur la même longueur d'onde que Mulder : elle relève et analyse les indices matériels (ce que Freud appelle le contenu manifeste du rêve) pour en découvrir le fil conducteur (le contenu latent). Le mot : Le psychanalyste français Jacques Lacan, après Freud, a montré que les mots avaient, tant pour leur sonorité que pour le sens littéral, une influence sur nos mécanismes mentaux inconscients ; Lacan a même démontré que "l'inconscient est structuré comme un langage", c'est-à-dire que l'inconscient adopte, pour façonner et produire ses objets psychiques (rêves, images mentales, fantasmes, etc.) les mêmes mécanismes de fonctionnement (associations, permutations, métonymies, métaphores, etc.) que le langage avec les lettres, sons, syllabes, etc. Pour un mot particulier (Unruhe, en l'occurrence), l'esprit (de Scully) peut donc tout à fait retenir un sens conscient (inquiétude) et des connotations inconscientes (in-fatigable), de même que ses yeux ont déjà enregistré involontairement la récurrence du logo de Iskendarian Construction Company. Gerry Schnauz : en allemand, Schnauze signifie gueule, bouche ; est-ce un hasard (ou un voeu du scénariste ?) si l'homme qui réduit les fantasmes au silence porte le nom du siège de la parole ?
Travail esthétique : la scène où Scully écoute sur son portable le portrait du kidnappeur, alors que celui-ci se trouve précisément derrière et au-dessus d'elle (comme sur la photo analysée par Mulder), ainsi que la poursuite dans la maison en construction (la maison est la métaphore classique, mais juste, pour représenter l'esprit humain, toujours en construction) sont deux très belles réussites du fidèle réalisateur Rob Bowman. |
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