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Le roman est-il achevé ? Juillet 71. Le pouce tourné vers le sud,
livrés à la
fortune des routes, nous traversons le Vercors et la Provence. Tout
nous
comble, l’attente et le voyage, une poignée d’olives
sèches nous est un
banquet, et chaque nuit, sous le duvet qui peine à nous garder
des étoiles,
nous retrouvons le ciel de l’enfance : tant de constellations
apprises,
entre quoi glisse parfois l’œil rouge d’un satellite. Notre bagage est
léger,
des linges bariolés et quelques livres pour se soustraire aux
tribulations du
voyage. Elle, c’est l’un de ces romans fleuves qui charrient la
Russie et
tout le continent ; moi, un maniaque viatique, les Fleurs du mal
en Livre de poche, qui reste fermé mais jamais ne me
quitte, et Le roman inachevé. À
Marseille, regardant dans l’huile du vieux port voltiger les mouettes,
le
caprice nous prend d’embarquer pour la Corse. La longue
traversée n’est qu’un
plan fixe : sur le pont du ferry, sous le ciel éclatant,
enroulé dans les
cordages, je lis le Roman. CE QUI MANQUE A TOUS CES MESSIEURS C'EST LA DIALECTIQUE Aujourd’hui seulement, exhumant des planches un spécimen du cahier oublié sous les livres, je m’avise que ce rêveur impénitent, ce mage au nez volontaire et aux lèvres sensuelles tient de mon sujet. ![]() Cette année-là, si je me souviens bien, j’avais fréquenté quelques mois une cave de l’École où un cercle maoïste sérigraphiait ses affiches de propagande, des icônes naïves où dominait le rouge : Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao ! Au mur était bombé en lettres écarlates : LA MORT N'EBLOUIT PAS LES YEUX DES PARTISANS Ils écoutaient Radio
Pékin sur les ondes courtes et allaient en bande le dimanche
faire de
l’agit-prop dans les foyers de la Sonacotra ou dans les bidonvilles qui
encerclaient Paris. C’était le reflux, on avait rendu la
Sorbonne à ses
maitres, et la classe ouvrière, qui, depuis longtemps, avait
appris les secrets
de la dialectique, opposait à la foi violente des nouveaux
convertis une
subtile casuistique. ![]() Quarante ans ont passé. L’URSS a disparu, et tout le continent. C’est le reflux. L’île Seguin a été démantelée et la classe ouvrière, retournant contre elle les leçons de la dialectique, se donne à d’infâmes tribuns ou cède au désespoir. Mais il y a peu, entre la gare de l’Est et la Nation, on pouvait encore voir des lambeaux de l’Affiche rouge frappée de l’inscription : DES NOMS DIFFICILES A PRONONCER. Celui qui avait magnifié Grzywacz et Manouchian est mort depuis des lustres. On le dit en purgatoire. Je pense au peuple de 97 protestant contre les lois sur l’immigration, qui revoyant aux murs les visages maculés de sang de bœuf et se remémorant les anciens vers, frémissait à nouveau en retenant des larmes. Nous qui avons repris les mots et l’instrument, avons-nous cédé aux vertus négatives ? Le roman est-il achevé ? in Cabinet de Société (Henry, 2011) Version initiale in Agenda Aragon - Centenaire 1998 |
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