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Cabinet de société est dédié « aux saints Lagarde et Michard » de notre adolescence. Les auteurs classiques, et quelques modernes, y sont évoqués (souvent sous un déguisement) dans de courts récits aux tonalités variées : fictions, divagations... et exécrations. « Ni roman ni essai, Cabinet de société est une sorte d'épopée avec, comme héroïne principale, la littérature » (Jean Le Boël) |
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Sommaire Extraits Critiques |
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ExtraitsTurold Marguerite de Navarre Racine SadeJules Verne Francis Ponge Pierre Michon |
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(Chemins d’Auvergne) |
Pas un souffle. Rien ne bouge, sinon les
mouches, et
des myriades de sauterelles saccageant les prés.
L’été pèse comme une armure.
Les ruisseaux
sont si maigres qu’on se croirait en Campanie. Parfois, entre
deux rochers, la croupe du Méjean où flottent
mollement
les étendards d’Ancelin. Si ce n’est lui
et les
siens, le pays semble abandonné. Une femme parfois sous un
talus, ou un chien égorgé. Mais que
m’importe de me
risquer ? Rien ne me fera dévier de ce chemin qui descend
vers
l’Espagne. On dit que là-bas la montagne est haute
et
sauvage, les loups y prennent ceux qui vont seuls, les Basques
brûlent leurs maisons à notre approche et ne nous
laissent
que la pluie et la faim, et l’infidèle est en bas
qui
attend dans les bois. À peine si tout cela me touche. Je
pense
à Séléné. Mon
cœur est gros de cette
passion trop longtemps refusée. Elle que j’ai
chantée follement, cachée de tous sous ce nom
chimérique, elle était lune
en effet et a passé comme elle. C’était
de ces
femmes mêlées qui vous enivrent et ne vous
laissent
qu’une éternelle nostalgie.
Sous le causse, à l’orée de la
forêt, une
croix de troncs écorcés signe le lieu
où Ancelin
s’est arrêté. Il y a là un
millier de bricons
vautrés sous les arbres et cent gros chevaux qui broutent
les
luzernes. Le roman, je le leur donnerai d’un trait, deux
heures
durant sans débander, tant qu’à la fin
leurs
gourdes seront vides et qu’ils s’endormiront
demi-nus dans
les herbes. Ils veulent du sang et de l’or : je leur couperai
des
nez et leur fendrai des armures, le cheval avec le cavalier, puis je
leur jetterai aux pieds les trésors de Saragosse. Ils
veulent
rêver : je leur donnerai les sept Espagne et je les
multiplierai.
Ils s’abattront au milieu des harems, ils sueront dans
l’agonie, un nuage lumineux les enlèvera au ciel
–
ils en resteront bouche bée, comme s’ils
entendaient le
cinquième évangile. Si la mémoire me
fait
défaut j’y mêlerai ma vie, le soleil et
les loups,
car moi aussi je souffre sur les chemins, et l’ombre de
Séléné.
L’orage toute la nuit a renâclé sur
l’Aubrac.
Les chemins sont couverts de boue, les chevaux peinent, les chariots se
renversent dans les fossés. J’ai laissé
l’armée et pris par les collines, à
travers les
forêts de châtaigniers. Dans l’ombre des
talus, de
grandes digitales vacillent sous la queue du cheval qu’agace
une
nuée des mouches. De loin en loin de petites
églises
penchent dans les orties. Cela vaut bien les cathédrales
d’Allemagne et les citronneraies de Naples. J’ai
beaucoup
vu, je me suis émerveillé :
aujourd’hui, un verger
de poires, clair et ordonné, un ruisseau bordé de
saules,
une petite Vierge dans une niche à l’angle des
chemins,
cela me comble mieux qu’autrefois les duchés
d’Italie. Je ne suis plus fait pour le bonheur. Complaisance
ou
vérité, je ne peux oublier mon amie.
J’ai fait de
moi une châsse, elle y est ensevelie, je la revois sous son
bandeau, les yeux fermés, embaumée dans son
éclat.
Le chemin tourne longtemps dans les collines. Enfin, dressé
sur
son éperon, voici le château du vice-roi des
Bourines :
dix pierres sèches couvertes d’un drapeau, et un
grand
ciel pommelé qui passe sans se poser.
Le froid est venu d’un coup, dans la grande
salle le
feu tousse, le vent qui descend par le trou me chasse la
fumée
au visage. Ils sont là à boire et à se
lutiner,
tandis que je m’évertue avec des héros
morts depuis
belle lurette. Ces géants dont
l’épée
fendait les rochers, étaient-ils autres que ceux-ci ? Je
pousse
péniblement mon roman, frappant du pied sur les dalles pour
faire écho aux vers : ahan…
sang… dolent...
Ils dodelinent sur l’épaule de leur voisine et
leur main
glisse insensiblement sous la nappe. Je m’en vais vous les
rappeler, moi : Aoi !
Le
double clerc qui sommeillait reprend vitement sa plume et
s’absorbe dans sa tâche. Sa main court
après moi
sans me rejoindre. Je multiplie les embûches pour le semer,
il
lève les yeux, se renfrogne, puis sourit lui aussi, et nous
sommes comme deux lutteurs qui s’étreignent sans
vouloir
la victoire.
Il me fera donner un repas de gras et deux pièces
d’argent
de Poitiers. Peut-être, si le vice-roi se souvient de mon
nom,
passera-t-il aux châteaux voisins, et je trouverai ici,
quelques
semaines, une sorte de rémission. La servante aux traits
maures
sur quoi mes yeux prenaient appui pour louer
Séléné sous un autre nom, contre un
demi-denier me
rejoindra peut-être ; ou bien, sans me tenir rigueur de mes
rodomontades, elle qui a oublié l’Alcoran, et
toute sa
parentèle, viendra-t-elle d’elle-même,
enivrée par l’aventure, se frotter au prestige de
ma
bouche. C’est que le cœur, même aux
servantes, est
trop vaste pour se satisfaire des Bourines et de l’Auvergne,
et
qu’il veut approcher cet au-delà qui affleure
parfois dans
les vers. Cette nuit, je rêverai de nouveau de
Séléné, comme au temps de ma force, et
j’embrasserai ma gloire.
Dix années ont
passées, ma tempe est blanche.
Nous
campons depuis des mois au pied des murs d’Antioche. Les
chevaux
hennissent, les épées tintent, la
poussière fume :
tout est vrai. L’ennemi a peu de visage, et moins de droiture
encore. Femmes plutôt qu’hommes. Ils vous percent
d’une flèche dans le dos et s’enfuient
sans
combattre, ou vous décollent la nuque de leur sabre sans
sortir
du buisson où ils se sont cachés. Leurs
émirs sont
faux comme des valets, ils tuent au poison et tiennent des serpents
dans des couffins pour les ambassadeurs. Il est juste qu’un
quartier de lune leur serve de drapeau. Quant à leur langue,
quel effort il nous faut faire pour y répondre sans sortir
de
l’humanité… Certes, nous
n’aurions pas
pensé que ce pays fût si rude, ni ses hommes si
vils.
Nous resterons ici tant que Jérusalem ne sera pas reprise.
Leurs
temples seront rasés, il n’en restera que le plan
dans les
collines, et le nom dans les récits de nos successeurs, qui
en
réjouiront les potentats d’Auvergne et
s’en
réjouiront dans leurs servantes. Nous, nous resterons ici
pour
toujours, nous en ferons un paradis. Oranges et citrons, fenouils, bois
de cèdres, rien qui n’y soit à notre
goût. Je
me retirerai dans la montagne, au-dessus d’Antioche, une
maison
arabe barbouillée au lait de chaux, trois fois rien, une
porte
basse et une salle au sol battu. Un verger, quelques biques, un jardin
sec qui fournira pour l’œil et pour le nez.
J’y
oublierai tout, le causse boueux et les tumultes de la guerre. Je
pourrai enfin me livrer à
Séléné. Elle me
sera tout jusqu’à la mort, mieux
qu’autrefois
peut-être, non la lune variable mais un soleil constant.
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(Pedro Gonsalvus) |
Puisque nous sommes prisonniers de cet
orage qui a emporté les ponts et submergé les
routes, je vous mets au défi de poursuivre ce
qu’une autre s’était proposé
autrefois dans les mêmes circonstances : terminons ce que la
mort l’a empêchée de mener à
bien et égalons ainsi, elle et nous, le maître des
contes. Toi, je t’en dispense. Ces divertissements
t’ennuient, tu nous le ferais payer par le récit
d’une de ces cruautés du temps que tu
affectionnes. Tu tiendras la plume. Puisque l’idée
m’en revient, il est juste que je débute. Prends
soin de bien noter les noms et les lieux. Ils sont
étrangers, mais tout est vrai : les faits que vous
entendrez, jusqu’aux plus extraordinaires, peuvent
être datés et vérifiés. Je
vous enjoins de faire de même. Il est trop commode, comme le
font d’ordinaire les littérateurs, de
s’abandonner à sa fantaisie. Mais
puisqu’il s’agit de l’amour et du
cœur humain, nous devons faire œuvre de
vérité. Notre sujet est assez vaste pour les
vingt-huit récits qui complèteront le livre. Je
serai brève. Il faut atteindre le nombre, et j’ai
l’espoir de reprendre bientôt la route. Mon mari me
manque, je n’aime pas l’abandonner longtemps. Et
pour faire agréablement passer le temps, les contes doivent
n’être que d’un instant.
Pedro Gonsalvus avait la face velue comme un singe. Non le menton et
les joues seulement, mais le front, le nez et les pommettes, recouverts
d’un long pelage roux, et tout le corps. Les anciens
prétendaient que la beauté ne réside
pas dans les formes corporelles, mais dans les pensées et
dans les actions. Et qu’il n’y a pas de
beauté sans mélange. Mais avoir commerce jour et
nuit avec la laideur ! Car il eut une femme, dont il jouit tout son
saoul, une belle hollandaise à la peau de lait, à
qui il fit don de deux enfants à son image, une
chevêche et un lionceau. Essayez de vous mettre à
la place de cette femme : un pas lourd dans la nuit réveille
le parquet du couloir, elle voit sous sa porte vaciller la lueur
d’une bougie, le battant glisse lentement sur ses gonds. Elle
s’enroule en vain dans les draps, elle ferme les yeux pour
échapper au monstre, elle sent son haleine, son baiser
enseveli sous la fourrure. Elle tressaille et dit en elle : mon Dieu,
si je ne gémis pas, donne-moi ton indulgence.
La dame eut un amant, qu’elle recevait les nuits de maigre.
Ces soirs-là, son mari était en service
à la cour du Gouverneur qui donnait réception
à l’un ou l’autre des ambassadeurs en
poste aux Pays-Bas. Le gibbon y paraissait comme conseiller, il lui
était interdit de parler, sinon tout bas à
l’oreille de son maître. Son allure et ses
manières frappaient l’imagination des
députés de ces peuples étrangers et
leur faisaient concevoir que le Duc de Parme possédait par
lui des pouvoirs occultes qu’il fallait ménager.
Afin de ne pas éclipser Madama
Marguerite, qui entrait alors dans ses soixante ans, les femmes
étaient exclues de ces cérémonies
– si nous pouvions en faire de même ! Les
échanges diplomatiques se poursuivaient par un concert et
des joutes littéraires qui se prolongeaient jusque
très tard dans la nuit.
Vers minuit, l’amant frappait à la porte du
couloir donnant sur le jardin, trois coups pressés suivis de
deux après un intervalle. Elle avait depuis longtemps
chassé sa servante. Elle ouvrait le loquet
précipitamment, ayant soin que la nuit fût
parfaite, les volets tirés, les chandelles
éteintes et tous les flambeaux jusqu’au fond des
antichambres. Elle ne sentait d’abord que son parfum, puis
ses lèvres effleuraient les siennes, et ses bras robustes
l’emportaient. À peine se souvenait-elle
d’autre chose que d’un corps souple entre ses bras,
et de la voix qui murmurait son nom à son oreille, douce
comme un cédrat. Elle l’appelait Sol-di-nott’
: Soleil-de-nuit. Un bal masqué avait fourni
l’occasion de leur rencontre. Il avait fait son
déguisement d’une grande étoile, des
flammes d’or dévoraient son visage, à
peine si l’on y devinait deux yeux sombres perçant
la fournaise. Il avait peu parlé, de pays
étrangers et de l’amour qui déchire
– mais avec tant de profondeur, et il avait un instant tenu
si tendrement sa main, qu’elle avait conçu pour
lui l’un de ces attachements immédiats que la
raison ne sait pas dominer.
Après beaucoup de refus, d’hésitations,
à quoi il avait fait face bravement, elle avait consenti
à un entretien au fond du jardin d’une amie,
cachés l’un de l’autre par une haie afin
de ne pas éveiller les soupçons. Des mains
effleurées, des baisers plus tard à travers les
feuillages, des étreintes en secret dans
l’obscurité d’une ruelle de Namur,
jusqu’à cette première nuit
où, après trois mois, tremblante et coupable,
elle avait tiré pour lui le loquet. D’autres nuits
avaient suivi, ils avaient maintenant leurs habitudes. Ils se jetaient
en riant tout vêtus sur le lit, lui gardant son
épée au côté, elle
habillée par jeu d’une robe de batiste ou
d’une camisole. Il avait voulu ajouter à leurs
plaisirs en lui rappelant celui qui, au même instant,
arborait au milieu des nobles son visage de fable. Mais elle
s’y était refusée
obstinément, le repoussant au contraire, lui mordant
l’oreille et lui griffant le cou. Il avait
renoncé, se contentant parfois d’une obscure
allusion qu’elle devinait aussitôt. Ne
me tourmentez pas, je suis
plus que lui dénaturée…
Le dénaturé ne devinait rien. Plus que jamais il
lui faisait horreur quand, les pieds pesants, une flamme tremblante
à la main, il parcourait la nuit le couloir de sa chambre.
Elle fermait plus fort les yeux, et pour feindre
d’être à lui s’essayait
à penser à l’amant. Mais de son plaisir
à ce monstre, quelle distance ! Son odeur lui
répugnait, son corps hirsute la glaçait, la
langue épaisse qui forçait ses lèvres
lui donnait la nausée.
Une nuit, l’amant annonça qu’il devrait
s’absenter quelques semaines pour participer aux
États-Généraux. Elle se vit avec
effroi demeurer seule en compagnie du mari et des deux petits faunes.
Mais quelques jours plus tard, Gonsalvus l’avertit
à son tour qu’il quittait Namur pour suivre le
Gouverneur dans ses affaires. Elle resta seule, espérant des
lettres, qui vinrent empressées de l’amant, et
plus paresseusement du mari. Les
États-Généraux duraient. Les parties
réunies pour l’Assomption avaient
repoussé jusqu’à Toussaint la date
d’une entente. Elle regardait les forêts sur les
collines frémir sous le vent, rougir, se mordorer, ce ne fut
plus enfin qu’un champ de squelettes comme on en voit sur les
estrades des universités. Un soir, peu avant Toussaint,
assaillie par le chagrin, elle s’introduisit dans la chambre
de son époux, voulant revoir le tableau qui y
était pendu, qui reproduisait la bataille de Harleem
où son père avait été
tué. Vainqueurs et vaincus, la veille du jour des morts, en
célébraient encore le souvenir.
Les coffres avaient été retirés,
emportés avec leur cargaison d’habits et de
livres, et la pièce ainsi dégarnie lui sembla
plus étrange que jamais, ses fenêtres
voilées de tulle noir et ses murs presque nus
d’où miroirs et portraits étaient
depuis longtemps bannis. Elle aperçut pourtant, sur un
guéridon, un coffret de cèdre qu’elle
n’avait jamais vu, que d’ordinaire,
peut-être, dissimulait une grande Bible couchée
sur un lutrin. Qu’auriez-vous fait ? Je parle aux femmes, je
crois qu’un homme ne l’aurait pas même
remarqué. Il était fermé
d’une serrure à clé
discrète, mais très forte. Elle souleva les
rideaux et les tapis, retourna le matelas, sonda les rainures du
parquet, en vain ; sans doute avait-il emporté la
clé. Qu’importe. Elle se sentit terriblement
lasse. Sa vie se dressait devant elle, nue et ingrate, une chambre
mortuaire – n’était, près du
chevet, le petit fauteuil qu’affectionnait Antonietta. Elle
venait s’y pelotonner le soir, tenant dans ses bras la
chouette apprivoisée qu’on lui avait
donnée pour ses dix ans, et elle écoutait
dévotement son père lui raconter ses histoires
des vieux temps de Ténériffe, où il
était né. La honte et la pitié la
submergèrent, elle repoussa violemment du pied le petit
siège, qui bascula en répandant ses coussins. Une
clé tinta sur le parquet.
Le coffret avait deux tiroirs intérieurs. Dans le premier
était un flacon d’un parfum qu’elle
reconnut aussitôt : elle ferma les yeux et se sentit
transportée dans les nuits de maigre. Elle crut à
une cruauté de son imagination, que l’absence
avait exaltée au-delà de toute mesure, et elle
ouvrit avec terreur le second tiroir. Il y avait là,
soigneusement déployé sur un rectangle de satin,
un grand masque de peau que le bois éternel
préservait du temps. Elle se jeta sur le lit en sanglotant.
Vous qui vous moquez des attachements conjugaux, qui vous composez le
visage et la voix pour tromper celle qui a fait vœu de vous
accompagner toujours, puissiez-vous devenir aussi laids que Pedro
Gonsalvus et connaître alors les tourments de
l’amour !
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(L'Antigone de Racine) |
Entre 1676 et
1678 Racine ne publie rien.
On ne connaît rien de lui, pas une note pour servir
à l’histoire, pas une lettre pour plaindre la
maladie d’une sœur ou courtiser un grand, pas un
billet suppliant qu’on lui pardonne ses fautes contre la
langue – ou celles d’une autre nature, qui parfois
lui échappent. Rien, jusqu’à ce maigre
discours de réception de l’abbé Colbert
à l’Académie : Il
m’est sans doute
très honorable de me voir à la tête de
cette célèbre Compagnie…
C’est l’automne de l’augustinisme, un
automne éclatant. Les Petites Écoles sont
fermées depuis plus de quinze ans. Leurs aimables
pensionnaires, dont on entendait chaque matin les voix claires
égrener logique et grammaire, les pupilles qui cueillaient
le soir les pommes sur les palmettes et jetaient des miettes aux carpes
de l’étang, se sont dispersées dans le
monde. Mère Angélique de Saint-Jean a
remplacé Mère Angélique, par la
fenêtre entrebâillée elle voit
l’allée vide où les jeunes filles
s’éloignaient à pas mesurés
au bras de leurs tuteurs, droites sous les tiges de leurs corsets. Il y
avait dans l’air une telle douceur. Désormais, il
ne faut se prêter à rien et ne plus sourire
qu’au passé.
Racine en a fini avec son Phèdre,
à présent il ne sait ce qu’il veut. Lui
revient en mémoire une conversation avec
l’aîné des Arnault, peu avant sa mort.
Pourquoi, en effet, pourquoi s’attacher à des
passions privées, même tant chargées
d’humeurs qu’elles vous jettent pantelants hors de
vous, quand il y a cette grande ambition dans le siècle ? Il
revoit la table grise où n’était
qu’un crucifix, et dans les rayons, parmi les in-octavos
hollandais, les Bibles romaines et les Discours au peuple genevois, un
petit portrait de jeune fille : sévère, le front
buté, les lèvres plissées, qui sourit
peut-être, et ce n’est peut-être
qu’une illusion. Elle porte une robe serrée
jusqu’au menton, comme la mode en a passé, ses
seins gonflent à peine le lourd tissu, on les devine
châtiés d’une bande de drap
étroitement nouée.
Le Roi est à son apogée. C’est ce que
dit tout haut la foule, et dans les promenades du bois ses
détracteurs. Peut-il exiger plus ? Ses
évêques ont repris la maison de Paris, interdit la
libre communion, et malgré la paix qu’il leur a
concédée, ses vicaires surveillent les
religieuses que cinq ans d’enfermement n’ont pas pu
réduire. Et chaque jour parvient la nouvelle de quelque
traîtrise. Pour se distraire de cette épreuve,
Racine entreprend une lettre : « Ma
très
chère sœur, depuis que vous avez
épousé Monsieur Rivière votre image ne
m’a pas quitté, et je songe...
». Il la réconforte, lui promet de
l’argent, puis lui décrit les gens et les faits,
non ceux du jour, mais la sombre idée qu’il faut
maintenant se faire de notre monde. « Quant
aux intrigues sur le sujet
que vous savez... ». Et puis non. Il froisse le
papier et le jette à ses pieds.
Il sort de son tiroir une liasse d’ébauches : des
notes sur le théâtre, les fragments
d’une tragédie abandonnée, quelques
vers épars sur le désert des Champs. Il lui faut
quelque chose de plus éclatant, qui signifie sans formuler
et ébranle secrètement ceux qui
l’entendront. Que lui dit le vieux Sophocle ? Il glisse son
coupe-papier dans le volume qu’il tient toujours
près de lui. La lame soulève les pages,
c’est l’Œdipe
Roi : Car
chacun l’a pu voir lorsque la vierge
ailée… Il y pense un instant. Ce
destin accablant, légué de
génération en génération,
sans ménager aucune espérance... Il
soupèse entre ses doigts la lame puis la glisse à
nouveau dans les pages. C’est l’Antigone.
Il revoit
le portrait d’Angélique. Pourquoi se souvenir de
cette jeune fille figée dans ses sangles sous les vernis
sombres ? Elle le regarde : ses yeux sont profonds, très
doux, mais fixes. Leur douceur est un reproche, leur volonté
une règle qui vous redresse.
Oui, il a cédé à des
frivolités, le désir de la gloire, dont
n’a pas su le prémunir l’enseignement
des Solitaires, et l’amour des femmes, plus
éphémère encore, aussitôt
évanoui que s’est échappé le
peu de liqueur fermentant dans le corps. Non que la pensée
en soit grossière, c’est de ces passions qui
savent parfois vous arracher à vous-même, mais
atteignant l’âge où l’on voit
la poudre recouvrir les visages et l’indifférence
ternir les ambitions, n’est-il pas temps de soumettre sa vie
à une plus stricte règle ? Il referme le livre.
Des contes des anciens maîtres, en reste-t-il tant
à quoi se mesurer ? Ne s’y est-il pas, autrefois,
maladroitement dérobé ? Il tire à lui
une large main de papier et ouvre l’encrier. Il ne reste que
quelques gouttes au fond du verre, une nacre qui luit, qu’il
ramasse du bec de la plume, et il trace en haut de sa feuille en grands
caractères : Antigone.
Il connaît ce frémissement qui le rend sourd au
monde. Des rimes lui viennent, détachées de toute
substance, des vers ôtés à
d’anciennes tragédies, qu’il ne
s’est pas consolé d’avoir
rejetées, des images : sur une éminence, au
milieu de jardins en étages, une ville aux murailles
massives sur quoi flotte le fronton d’un palais ; au loin,
dans l’échancrure des collines, un V de mer qui
étincelle dans le grand été ; et dans
la campagne thébaine assoupie, un monument vouté
aux portes condamnées, tombeau de pierres sèches
sans épitaphe et sans nom. Il y aura là un vieil
olivier, des buissons d’épines et des chardons en
fleurs, peu, car le trait doit être sec. Il y aura surtout la
grande lumière qui aveugle et fait tituber, qui tombe dans
le caveau par un oculus, une flèche vibrante sous quoi
gémit une jeune fille au visage obstiné.
Il a travaillé tout le jour. Le soir la servante a
frappé doucement à sa porte, et
n’entendant pas de réponse elle a
entrebâillé. Elle l’a vu
agité comme un convulsionnaire, maltraitant sa feuille,
tapant du talon le pied de son fauteuil, elle a vite
refermé. Elle a retiré le rôti du
fourneau et rangé le sel. Chaque fois c’est un
étonnement, qui la bouleverse, et une joie profonde. Elle
exhume l’almanach de la commode et trace un signe
à la date du jour. Peut-être se trompe-t-elle un
peu dans les chiffres, elle peine parfois à se souvenir de
chacun, mais enfin c’est là. Les heures sonnent,
elle monte sans bruit de temps à autre et veille un instant
derrière la porte. C’est le silence, ou un murmure
indistinct, comme de quelqu’un qui ferait sa
prière à voix haute en mâchant du pain.
Elle n’a bien garde d’enfreindre la consigne, le
bruit pourtant s’en répand. On veut savoir. Racine
élude et ne dit rien. On suppute : un Philoctète
? un Œdipe
Roi ? Si, brandissant son Sophocle, quelqu’un
ose : Antigone !
ses compagnons haussent brusquement les épaules.
Même au Grand Arnault il ne dit rien, même
à son confesseur. Car cette fois-ci, ce n’est pas
rien. Si quelque malveillant s’avisait d’en faire
des fables à la Cour avant qu’il ait su en venir
à bout ? Le matin, se retirant pour écrire, il
ferme maintenant sa porte au verrou. Chaque soir, il cache ses feuilles
sous une latte du plancher, tire au-dessus un pied de la table et livre
au feu ses brouillons. Et il fait garder la nuit les portes de service.
On rapporte au Roi cette manie. Je ne savais pas qu’il
fût autrefois si méfiant, qu’on se
renseigne, qu’on questionne ses valets. Des argousins se
déguisent en libraires, en marchands ambulants. Rien ne
transpire. Sa vieille servante ne dit rien et son confesseur se refuse
à parler – on ne l’enverra pas finir au
secret pour l’orgueil déplacé
d’un littérateur. Une nuit que Racine
s’est absenté pour la campagne on envoie un
voleur. Il pénètre dans le cabinet, fouille les
tiroirs et déplace les livres, il soulève les
tapis : rien, des brouillons de lettres, des comptes
inachevés, de la poussière. Il s’assied
à la table et se prend à rêver.
S’il lui fallait écrire il aurait tant
à dire, des humbles comme des grands, il se ferait un nom
qui l’enverrait aux galères. Il se cale
complaisamment dans le fauteuil, son pied racle sous la table, une
boule de papier chiffonnée roule sur le plancher.
C’est une demi-page griffonnée dans une langue
étrange, sauvagement raturée, qu’il
glisse dans sa poche.
Le Roi l’agite sous les yeux de Monsieur d’Aligre. Antigone ! Peu
m’importe que la langue en soit belle, Monsieur le Chancelier
! Il ne l’écrira pas, vous m’en
répondrez. D’Aligre recule,
l’assistance fait mine de se mêler
d’autre chose. Le chancelier ordonne qu’on lui
amène Racine. Le poète semble surpris, il penche
un peu la joue sur l’épaule, comme s’il
voulait séduire, et ne dit rien d’autre que : Je suis votre serviteur.
On le surveille, on sait qu’il travaille –
à cela ou à autre chose ? Un jour, un serviteur
soudoyé le surprend à dire, dans sa campagne, des
vers détachés dont le sens est transparent. Le
Roi le convoque urgemment. Monsieur,
vous avez mon estime. Mais c’est assez, je ne veux pas de
cette histoire. Vous ferez la mienne et vous atteindrez à
l’immortalité. Au revoir Monsieur.
Racine y pense longuement. Son poème vient mal : deux
scènes du premier acte, tout le troisième, dont
il n’est pas trop content, et rien de la suite, si ce
n’est la scène finale par quoi il a
commencé, le récit des dernières
heures d’Antigone, que sa nourrice rapporte au Roi. La
vieille femme est restée des jours assise dans la
poussière, l’oreille collée
à la pierre du tombeau, écoutant la voix
légère qui filtrait par instants, plus faible
d’heure en heure. À présent elle se
livre à la douleur, tout vient dans un sanglot, la terre
aveugle et l’innocence persécutée, les
mots affluent en désordre et la déchirent, et
pleurant Antigone font obscurément de sa mort un
procès. Pour ces vers, il se sent capable
d’affronter le Roi et tout l’aréopage.
Mais arrivera-t-il jusque là ? Il feuillette les pages. Il
est si loin de sa fin, tant d’intrigues encore à
débrouiller, tant de péripéties dont
il se soucie peu. Il referme brusquement la chemise. C’est le
soir, une lumière dorée entre par la
fenêtre ouverte, un grand ciel éperdu
s’évapore sur les toits. L’air est si
doux encore, il se sent soudain terriblement las.
Quelques jours plus tard, on délivre en secret au Grand
Arnault une mince enveloppe de carton accompagnée
d’une lettre scellée à la cire. Il
reconnaît l’écriture, déchire
lentement les cachets, lit les quelques mots de l’adresse :
une invocation à leur foi commune, une recommandation et des
vœux, presque rien, ni justification ni regret. Dans la
boiserie est un placard secret, il y glisse l’enveloppe sans
l’ouvrir, referme le panneau et, sur son habit, essuie ses
doigts où sont restés quelques débris
de cire. Il songe à sa nièce qui
perpétue aux Champs la doctrine de la grâce, se
tourne vers la planche de la bibliothèque où est
maintenant son portrait, et il la contemple longuement sans la voir.
|
(Le baquet)
|
Madame,
J’ai exécuté fidèlement vos
ordres. Le spectacle a eu lieu mardi dernier, avant l’heure
du souper ; j’ai couru tout Paris dès le
surlendemain pour vous le rapporter. Vous aviez raison, ce fut une
chose invraisemblable. Vous qui faites vos délices du
théâtre de la nature, pouvez-vous imaginer que des
hommes se plaisent à ces sauvageries ? Je repense
à ces mots de Rousseau que vous citez souvent : « Tout sentiment
pénible me coûte à imaginer
». Je vous épargnerai les images les plus rudes,
mais il faut vous bander un peu.
La grande salle de l’hospice avait été
débarrassée du fatras de lits, de tables et de
prie-Dieu qui l’encombrent habituellement pour faire place
à une estrade, qui tenait tout le fond de la salle, et
à quelques bancs de bois, devant lesquels trônait
le fauteuil de M. de Coulmiers. Auprès de lui, dans un
fauteuil tout semblable, auquel on avait seulement scié un
peu les pieds pour maintenir entre eux l’écart que
commandent leurs états, se tenait l’auteur. Le
bruit de la représentation avait attiré sept ou
huit actrices du Théâtre Français, et
pour ne pas les exposer à la curiosité et aux
excès des pensionnaires, la pièce devait
n’être donnée que pour elles. Vous
pressentez qu’elles n’avaient pas pu refuser
à leurs amants la délicieuse promenade des bords
de la Marne ni, plus délicieux encore, sans doute, le
spectacle des frasques du marquis. Il y avait donc là une
quinzaine de visiteurs, les demoiselles sur des coussins et les galants
sur les bancs durs, que M. de Coulmiers avait
complétés par quelques mélancoliques
de son cru.
Une jeune fille tira le rideau en boitillant, sérieuse comme
une visitandine. Ce n’étaient que quelques draps
cousus en long et suspendus à une corde ; on y avait
agrafé çà et là un
portrait, peut-être pour dissimuler les taches
qu’un siècle et demi de folies humaines y avait
déposées, dont ni l’eau bouillante ni
la cendre n’étaient venues à bout. La
même innocente traîna sur l’estrade un
grand baquet de bois dont les débordements
éclaboussaient les planches jusqu’au bord du
théâtre. Nos tragédiennes
s’étonnèrent : ne leur avait-on pas
promis une chose nouvelle, au lieu qu’on leur
apprêtait cette pièce qu’on leur avait
déjà dix fois racontée à
l’oreille ? Si plaisante qu’on la dît,
elles se dépitèrent, plus haut qu’il ne
convenait. Le marquis, un gros homme au corps avachi qui semblait
sommeiller dans son dossier, agita la main dans son dos sans se
retourner. Elles se turent aussitôt, peu enclines
à risquer ses terribles saillies. On avait
terminé les préparatifs à vue : un
petit bureau encombré de volumens, quelques uns
déroulés jusqu’au sol ; un fauteuil de
vieux perse semblable à celui de M. de Coulmiers ; une
carafe de vin et un verre posés au sol, où
traînaient encore de petites outres gonflées et un
grand couteau de cuisine, fin et effilé, de ceux
qu’on emploie pour délarder les porcs.
Contre le mur de gauche, devant une fenêtre donnant sur le
jardin, était installé ce qu’on me dit
être une épinette, qui
n’était sans doute qu’un petit virginal.
Une jeune personne monta sur le plateau et vint s’y asseoir
sans saluer. M. de Coulmiers la rappela : elle fit gauchement quelques
révérences et retourna vite à sa
chaise. Elle entama un motet du temps de Pâques ; elle jouait
passablement, très concentrée, les yeux
fixés sur la partition ; mais quand elle en fut à
l’air, Ah ite
lacrimae, quand sa voix claire
s’éleva, elle chantait si ingénument le
supplice du Christ qu’elle saisit le cœur de tous.
Vers la fin elle se mit à pleurer, on voyait son corps
frêle secoué de sanglots, ses mains
agités de tremblements erraient sur les touches, son pied
battait à intervalles sur le plancher – il
était nu, on ne s’en rendit compte
qu’à cet instant, et cette inconvenance ajoutait
au charme de sa lamentation. M. de Coulmiers avait renversé
un peu la tête, M. de Sade semblait sourire, les yeux
fixés sur le pied blanc qui se livrait et se reprenait sous
la robe. On applaudit, la jeune fille resta à son clavier,
le front sur la caisse, pleurant toujours.
Le marquis frappa les carreaux avec sa canne. Un vieil homme entra,
drapé à l’antique, une tablette de cire
à la main. Il avait la tête rasée, de
grands yeux sombres bordés de rouge, un visage
émacié, sa poitrine gonflait les plis de sa toge.
Marat ?
murmurèrent à l’oreille de leurs
galants nos licencieuses, le
sanguinaire Marat ? Il écrivit un
instant, puis
laissant échapper sa colère : Tyran,
que ne
contente aucune cruauté… Sa voix
était
étrange, doucereuse et flottante, celle d’un homme
qui feint d’être femme, ou celle d’une
femme qui cherche à cacher une faute – vous le
savez Madame, rien comme cette feinte pour anéantir notre
volonté. Sur les coussins les demoiselles se retenaient de
rire, mais il y eut quelques gloussements sur les bancs durs, que
l’acteur, culbutant violemment les livres entassés
sur la table, fit aussitôt taire. Néron,
ce
serpent que j’ai porté dans mon sein…
Sénèque donc et non Marat,
déguisé dans le sexe et dans l’humeur,
Sénèque tombé en disgrâce,
et le demi-tonneau aurait donc son usage. Celles qui jouaient
impunément Médée
et Titus Andronicus,
qui avaient écouté cent fois sans sourciller les
atrocités des guerres de l’Empire, se
tassèrent un peu sur leurs genoux.
Le vieillard écrivait sur sa tablette en
récitant, ne s’interrompant que pour vider son
verre, la voix de plus en plus aigre à mesure que le vin
quittait la carafe ; il fut bientôt pris de spasmes et
s’effondra. Un drap tomba au fond de la scène,
découvrant un jeune homme qui se pavanait dans un fauteuil
de velours rouge posé sur un coffre. Seigneur,
lui dit
à genoux un serviteur, tandis que
Sénèque gémissait sourdement, il a
bu
et en a réchappé. Néron
descendit en
rougissant. Il était très beau, vêtu
comme on le représente dans les estampes, et portait sur le
front une couronne de houx fraîchement coupée
où luisaient des baies rouges. Il se lança dans
une tirade dont je ne sais rien vous dire, sinon que les
mêmes mots y revenaient souvent, dans une syntaxe
bousculée, où l’on reconnaissait
parfois un vers célèbre ou des fragments de
décrets, ceux de la Convention et ceux de l’Empire
effroyablement mêlés, au milieu de bouts de
philosophie et d’invectives. Le marquis riait tout haut, les
galants le suivaient par courtoisie, mais ce désordre
effaroucha la sensibilité plus délicate des
sociétaires du Théâtre
Français. Quant à M. de Coulmiers, sans rire ni
s’offusquer, il notait de temps à autre quelques
mots sur un carnet posé sur son genou.
Le virginal se remit à jouer, c’était
une mélodie dans le style des opéras-bouffes
italiens mis à la mode par Rousseau, la jeune fille
s’y livrait avec une joie manifeste, ses cheveux
noués sous un bandeau oscillaient sur sa nuque en
contrariant le rythme. Il y eut encore quelques scènes de
palais, puis on repoussa la table et les rouleaux, le baquet resta seul
au milieu des planches, avec les outres et le couteau. Les
comédiens allaient et venaient au hasard, les contournant
sans paraître les voir, sinon qu’un pied parfois
heurtant la baignoire répandait un peu d’eau sur
les planches. Aucun de ceux que j’ai consulté
n’a pu me décrire
précisément l’enchaînement
des scènes, et vous avez hâte sans doute que
j’en vienne à la fin. J’y suis. Tandis
que Sénèque lisait une missive en se composant un
visage héroïque, on installa quelques bancs au fond
du plateau, face aux spectateurs. Maintenant le virginal sonnait une
seule note, basse et lente, qui dura jusqu’à la
fin sans s’interrompre ; la jeune fille
s’était retournée et jouait dans son
dos, les yeux fixés sur la scène.
Il y avait là maintenant toute une foule, des infirmes et
des lunatiques, certains assis sur les bancs, d’autres
agenouillés ou couchés sur le coude.
Néron entra. Il s’était vêtu
en savant ou en philosophe, et soutenu par le glas du virginal il
chantonnait des vers latins. Il saisit le couteau au passage, renversa
Sénèque sur la table et d’un geste vif
lui taillada les deux poignets : le sang coula. Dans la salle,
plusieurs se levèrent épouvantés et
voulurent intervenir, mais l’auteur leur dit brusquement de
se rasseoir et M. de Coulmiers les rassura.
Sénèque hoquetait, sa tunique qui flottait
mollement lui tomba sur les reins découvrant deux gros
tétons qui oscillaient sur son torse maigre. Pardonnez-moi
ce détail, Madame, mais comment vous en priver ? Un
assistant se précipita sur les planches et le suicidaire fut
bientôt rajusté : il ne
s’était aperçu de rien. Il monta dans
le baquet, soutenu par deux de ses compagnons d’infortune, et
s’y assit, les deux bras sur les douelles, les deux pieds
hors de l’eau. On ne sait comment, au milieu de
l’agitation qui régnait sur le
théâtre, des pantomimes de Néron, des
allers et venues des serviteurs, de la détresse des amis de
Sénèque, deux fontaines de sang avaient jailli de
ses poignets et retombaient dans la baignoire. Un spectateur habile
aurait noté peut-être que les outres avaient
disparu, je soupçonne qu’elles participaient
à cette féerie : mais tous étaient
happés par la scène et, sans doute, aucun
n’aurait voulu qu’on dissipât son
illusion.
Depuis cette mémorable soirée, j’ai
tenté de reconstituer les derniers mots du philosophe
à partir des bribes qu’on m’en a dites.
J’ai montré mes tentatives à plusieurs.
Celles mêmes que la scène avait le plus
touchées, absorbées par le spectacle de cette
femme dont le sang visiblement
s’écoulait, par son
angoisse, par ses halètements, par la couleur fauve de
l’eau qui débordait du baquet, n’avaient
gardé des discours qu’une impression
privée de détails. Quant aux autres, si le sens
général leur était clair, les paroles
du philosophe et ses arguments même leur avaient
déjà en partie échappés.
Par contraste avec la scène brutale qui occupait les
planches, ils avaient été frappés par
la clarté de la langue, par l’articulation des
idées, en un mot par le souci de composition qui avait
présidé à
l’écriture, et ils s’étaient
étonnés qu’elle pût sortir
d’un esprit aussi déréglé.
Cette rhétorique si articulée, toute assise sur
le raisonnement, était pourtant traversée de
soudaines fulgurances qui les avaient laissés pantois. M. de
Coulmiers notait en hâte sur son carnet sans lever les yeux
vers la scène ; je n’ai pas osé aller
à Charenton pour le consulter.
Les informateurs du duc de Rovigo étaient passés
avant moi et, comme vous le devinez, ils avaient
spécialement exercé leurs talents sur nos
comédiennes. Ces sensibles créatures parurent
très embarrassées, si bien que je ne sais dans
leur récit ce qui revient à Charenton et
à l’Hôtel de Juigné.
C’est donc à leurs amants que vous devez ce qui
suit. Le discours de Sénèque les avait fait
frémir autant que celui de Néron. Aucun
n’avait eu la curiosité, en rentrant à
Paris, d’ouvrir Tacite ou les Lettres
à Lucilius
:
ils auraient été surpris de ce qu’ils y
auraient lu. Car dans cette farce, il semble que Néron
jouait Sénèque et que
Sénèque jouait Sade. Vous en jugerez par vous
mêmes. Voici, dans le désordre où on me
l’a donné, le peu que j’ai pu
reconstituer.
NÉRON – Je
suis venu vous aider à
mourir, je veux m’assurer que vous le ferez en philosophe.
Vous me traiterez d’ingrat sans doute.
SÉNÈQUE – Pensez
aux
intérêts de l’Empire et ne vous
préoccupez pas de morale.
NÉRON – Autrefois
vous n’aviez pourtant
que ce mot à la bouche.
SÉNÈQUE – Mène-t-on
les
hommes avec cette chimère ? Qu’ils soient
immoraux, ils en seront plus vifs, leurs passions les pousseront
à des vertus utiles à
l’État. Nulle part l’énergie
ne bouillonne mieux que dans les cupides et les ambitieux ; la bravoure
est un autre nom du crime, on ne vainc pas dans la guerre sans
cruautés ; quant à l’imagination, si
nécessaire à la gloire des nations, la
débauche la flatte et
l’accroît…
NÉRON – Vous
m’avez fait perdre mes
années. Réprimez vos passions,
répétiez-vous sans cesse.
SÉNÈQUE – Il
se peut
que
j’invoque la philosophie à des fins contraires
à celles d’autrefois. Mais la raison ne peut se
satisfaire d’une seule vérité : il les
lui faut toutes, fussent-elles opposées.
NÉRON – Vous
vous êtes joué
de moi ! Tant d’efforts inutiles pour me conformer
à vos discours…
SÉNÈQUE – Je
cherchais
votre
bonheur.
Mais vous devez à présent vous sacrifier
à l’Empire. Je note que vous avez fait des
progrès par vous-même, malgré moi en
quelque sorte, et que vous savez aujourd’hui
récompenser la calomnie : une autre de ces vertus utiles,
n’en doutez pas.
NÉRON – Vous
me désiriez vertueux par
égoïsme, vous me voulez aujourd’hui
dépravé par souci du bien public. Je fais serment
de ne plus écouter les philosophes et de me conduire
désormais par moi-même.
SÉNÈQUE – Suivez
vos
passions,
puisque
vous en avez le pouvoir. Qui vous empêchera de vous croire en
même temps utile au peuple romain ?
NÉRON – Que
vous êtes habile
à inspirer le crime ! Car Agrippine, ma mère,
hélas, que vous fîtes assassiner…
SÉNÈQUE – C’était
un acte nécessaire à l’État.
N’en avez-vous pas vous-même donné
l’ordre à vos gardes ?
NÉRON – J’étais
jeune et sous
votre direction. Tous me savaient faible, et on me disait
déjà infâme : je ne l’ai fait
que pour gagner votre estime. Mais le remords aujourd’hui me
tourmente, je suis venu me réjouir d’un
châtiment qui me rachète.
SÉNÈQUE – Vous
voyez,
je ne sais pas
mourir. J’ai le sang trop froid pour bien vous contenter.
NÉRON – Il
ne fallait pas faire de votre mort un
spectacle pour y paraître si peu à votre avantage.
Laissez-moi faire.
Le saisissant aux genoux, Néron lui taillada les veines des
deux pieds qui, comme je l’ai dit, étaient
posés sur le rebord du baquet. Deux fontaines en jaillirent
aussitôt. Par un effet fâcheux, et
peut-être involontaire, car on prétend que
même le marquis en frémit, le sang se
répandit sur les planches, d’où il
s’écoula peu à peu dans la salle.
Enfin, on vit deux jeunes filles traîner sur
l’estrade des sceaux remplis d’une eau fumante dont
elles remplirent jusqu’au bord le baquet.
Sénèque sembla étouffer au milieu des
vapeurs, on entendit encore quelques mots indistincts, puis tout
s’arrêta, même le virginal. Le marquis
donna ensuite un souper dans sa chambre, il fut, dit-on, charmant, on y
but beaucoup, on y lut des poèmes, on y chanta un peu, il
n’y fut plus question ni de Sénèque ni
de Néron.
Imaginez le bruit que cette extravagance a fait dans les salons. On ne
s’occupe plus que de cela. Les comptes rendus des argousins
seront passés directement des mains du duc de Rovigo dans
ceux de l’Empereur, qui s’y sera reconnu, et sous
peu on aura interdit les séances de Charenton. En attendant,
on annonce sous le manteau, pour la fin du mois, un nouveau
divertissement du même auteur. Je me suis résolu
à tout faire pour y assister et je vous en promets un
récit très exact, autant que me le permettra mon
humeur, car je crains, si le marquis renouvelle ses folies, de vous en
voler un peu.
J’ai hâte de vous revoir, Madame, et
sitôt que mes affaires m’en laisseront le loisir je
vous rejoins dans votre ermitage. Je veux aimer votre
désert, je me fais d’avance une joie de nos
promenades, et me croirez-vous, je veux apprendre auprès de
vous à conduire un jardin. C’est que je me suis
plongé dans votre Jean-Jacques
: tout irrité que
j’en sois souvent, je me suis pris de pitié pour
cet homme et lui ai envié son goût pour la nature.
Votre très affectueux et très
dévoué,
(illisible)
|
(L'hetzeloscope) |
L’automne dernier, La
Presse ayant
révélé
l’Ingénieur Hetzelovitch au public, j’ai
conçu le violent désir de le connaître.
Je fais grâce au lecteur des stratagèmes
qu’il m’a fallu déployer pour
l’approcher. Qu’on sache seulement
qu’ayant patiemment dénoué le
réseau d’amitiés qui le
protège, j’ai été admis il y
a peu dans son intimité, quelque part dans les collines du
Vexin, à quinze kilomètres de la
dernière gare.
Il vit retiré dans une villa juchée au-dessus de
la vallée, une grosse bâtisse de
meulière au fond d’une cour bordée de
buis taillés, à la façade
austère, aux auvents et aux volets lie-de-vin, dont toute la
fantaisie tient dans la girouette qui la couronne : trois grands
cercles emboîtés portant des chapelets
d’étoiles, à la façon des
méridiens célestes des anciennes
sphères armillaires, que la plus
légère brise fait pivoter sur leurs axes. Du
chemin public, au-dessus du haut mur qui enclot la
propriété, on ne voit qu’elle,
dessinant dans le ciel des constellations
éphémères. J’ai su plus tard
que par un mécanisme caché l’astrolabe
actionnait à l’arrière, dans un kiosque
du jardin, deux figures enchanteresses : Vénus, dont on
entrevoit sous un voile mobile les séductions laiteuses, et
Mars, le dieu du printemps, nu et luisant comme un gymnaste, mais
casqué, dont les attitudes simulent, selon la saison et la
marée, la passion, le dépit ou
l’indifférence. Le jardin
s’étage au milieu des charmilles
jusqu’à une terrasse bordée de beaux
aubépins, d’où l’on
aperçoit un méandre de la Seine et la route de
Rouen qui poudroie sous les roues des voitures. Au loin se
déploie un vaste paysage, calme et lumineux, des
prés et des fermes éparpillées,
à quoi les dernières brumes donnent
l’apparence mystérieuse des fonds de tableaux
français.
Malgré sa solitude, l’Ingénieur
Hetzelovitch avait cédé aux manières
de rigueur dans le monde : habit sombre, nœud et col
cassé, courte barbiche impeccablement taillée,
minces lorgnons. Après le déjeuner, où
nous fûmes seuls, il m’introduisit dans une vaste
remise dissimulée derrière un bosquet de sureau,
dans un appendice du jardin. « Voyez,
me dit-il en
déverrouillant la porte de fer, voyez
le capharnaüm
où se plaît le génie maniaque que
certains me prêtent ! » Je dois
reconnaître que les allégations de mon
confrère, fruits de vagues on-dit enflés par
l’imagination, font honneur à sa fantaisie. De
part et d’autre de deux allées semées
de tapis, sur des estrades carrées, étaient
disposés les automates dont La
Presse
a
révélé l’existence.
L’Ingénieur répéta maniaque
d’un ton amer, et j’eus un instant le
soupçon qu’humilié de se voir
rabaissé au rang d’horloger et de marionnettiste,
il m’avait choisi pour rétablir sa
dignité offensée ; et que la patiente
enquête qui m’avait permis de remonter
jusqu’à lui n’était
peut-être, au contraire, que l’enquête
qu’il menait à mon endroit. Sans doute avait-il eu
connaissance de mes propres recherches, quoique
déjà lointaines et peu fructueuses, dont
j’ai fait l’an dernier la matière
d’un feuilleton ; en sorte qu’ayant
vérifié que j’étais digne de
sa confiance, il avait organisé cette rencontre en feignant
de céder à mon insistance : mais ce ne sont
là que conjectures.
Il me prit par le bras, et tandis que nous déambulions entre
les machines il m’expliqua que tout jeune encore,
fasciné par la belle simplicité des inventions
d’Héron d'Alexandrie, dont il avait lu
l’histoire dans un almanach, il avait reproduit sa fontaine
automatique. Plus tard, il avait construit un petit
théâtre dont les rideaux s’ouvraient sur
deux personnages – Mars et Vénus,
déjà ! – qui s’animaient
à tour de rôle sous l’effet de
légers mécanismes actionnés par des
graines de moutarde. Il s’était alors
jeté à corps perdu dans
l’étude, ne délaissant rien de ce qui
pouvait être utile à sa passion,
mécanique, hydraulique, électricité,
anatomie. Depuis quarante ans, il avait répliqué
les plus célèbres machines dont les
siècles nous ont laissé la mémoire. Me
croirez-vous ? J’ai joué aux échecs
avec le Turc
mécanique de von Kempelen et j’ai
été battu en dix coups. J’ai
écouté le joueur de flûte de Vaucanson,
que l’Ingénieur avait mis au goût du
siècle, le dépouillant de ses habits sauvages au
profit d’une stricte redingote :
l’androïde m’a fait entendre Le
Roi
d’Yvetot.
J’ai assisté aux ébats de son canard
défécateur, qu’il avait pu
étudier trente ans auparavant au Palais-Royal, avant
qu’il ne fût vendu à la Russie. Il me
dit avec fierté que son volatile était
aujourd’hui le seul témoin du génie
français, l’original ayant disparu il y a deux ans
dans l’incendie du musée de Nijni Novgorod. Il
n’avait pas résisté au plaisir pervers
d’y ajouter un foie qui se couvrait de graisse quand on
nourrissait l’automate, de sorte qu’avec son
poitrail déformé il tenait autant de
l’oie que du colvert.
La grande salle, sobre et brillamment éclairée
par deux rangées de becs
d’acétylène, la présentation
méthodique des machines, la voix profonde et recueillie de
mon hôte, tout me fit penser à un
musée. Comme je m’étonnai de ne pas y
voir les instruments, les manuels, le désordre vivant qui
font l’ordinaire des cabinets de mécanique, il me
répondit par une boutade où affleura de nouveau
son dépit de l’article de La
Presse.
Cependant, je remarquai une porte dans la paroi du fond, deux battants
lisses, étroitement ajustés, qu’aucune
barre, aucune serrure apparente ne verrouillait. Il s’en
aperçut, eut un geste vague, et posant sa main sur mon
épaule me reconduit dans la villa : quel dommage, lui
dis-je, qu’un si beau génie se borne à
copier les inventions des autres ! De retour à Paris,
j’occupai le reste de la soirée à noter
précisément les détails de notre
rencontre. Depuis quelques années, depuis ce long voyage aux
îles dont j’ai donné la relation au Siècle,
je suis sujet à de terribles oublis, et il
m’arrive au contraire de garder le souvenir
d’évènements que les preuves les plus
flagrantes ne me dissuadent pas de croire avoir vécus. Aussi
ai-je pris l’habitude de tenir un petit carnet qui
m’est une seconde mémoire, plus
précise, et consultable à volonté.
J’ai rencontré l’Ingénieur
Hetzelovitch une seconde fois, la semaine dernière, au
prétexte de questions techniques sur ses machines et pour
éviter, lui dis-je, de trahir ses intentions dans
l’article que je préparais. Le déjeuner
achevé, j’exprimai de nouveau le désir
de visiter son cabinet de travail. À ma surprise, il
n’y objecta que pour la forme et me conduisit
bientôt dans la remise aux automates. La porte du fond
s’ouvrait au moyen d’un de ces
mécanismes secrets qui font la délectation des
romanciers : il me fit tourner le dos à la paroi et
j’entendis bientôt la double porte glisser.
L’intérieur était sombre,
embarrassé, une odeur étrange y
régnait où je crus reconnaître,
mêlé à un âcre relent de
graisse noire, un léger parfum de femme. Il fit la
lumière. La salle, livrée à un
désordre indescriptible, prit un aspect presque
inquiétant. Des tables flottaient de guingois dans la
pénombre, encombrées de livres et de
mécanismes compliqués, des fragments de machines
jonchaient le plancher, des outils, de grandes jarres de verre
à demi remplies de liquides irisés, au plafond
était suspendu le squelette d’un grand oiseau aux
ailes dépliées et, aux murs,
accrochées par des ficelles, pendaient des pièces
façonnées où l’on
reconnaissait parfois le simulacre d’un membre humain
coupé à l’articulation,
d’où sortait un écheveau de fils. Je
repensai au capharnaüm
de La Presse.
Il se dirigea sans un mot vers le fond, que fermait un large rideau. Je
remarquai en passant une forme humaine couverte d’une gaze de
crin qui n’en laissait rien deviner. Je
m’arrêtai. Un sourire énigmatique vola
sur les lèvres d’Hetzelovitch et il voulut
m’entraîner. Je ne bougeai pas. Il
hésita, puis m’autorisa d’un geste
à soulever le mince voile. C’était une
femme aux cheveux opulents, tortueux, qui coulaient en cascades sur ses
épaules, nue pour le reste, seulement défendue
par une étroite bande de pourpre qui plissait entre ses
cuisses. Sa peau était admirable. Elle esquissait un pas de
danse sur un socle où sept boutons gravés
d’un chiffre suggéraient autant de possibles
ravissements. Hetzelovitch mâchonnait sa barbiche, de
légers spasmes plissaient ses paupières. Choisissez ! dit-il
enfin à voix basse. Je choisis le 3 et tirai prudemment le
bouton. C’est à peine si l’on entendit
chuchoter le mécanisme, que recouvrit bientôt un
sourd gémissement échappé aux
lèvres entrouvertes de cette créature. Ah,
lecteur, pardonne-moi ! Si je le savais, si je le voulais, je ne
pourrais rien dire qui fût toléré par
la société. Les plus coupables rêveries
des jeunes gens n’approchent pas des fantaisies de
l’automate
érotomane. Je serais resté
là longtemps, honteux, envoûté,
à tenter les sept chiffres et me donner du plaisir en
effigie, si la main nerveuse d’Hetzelovitch ne
m’avait enfin arraché à ce leurre.
L’Ingénieur ramassa la bande de pourpre qui
était tombée aux pieds de son odalisque, la noua
habilement autour de ses reins et rejeta le voile sur sa tête.
Nous n’avions pas fait cinq pas qu’une autre
machine bâchée m’intrigua : je soulevai
d’autorité la toile. C’était
un engin d’une grande simplicité. Une double
courroie actionnait une tige horizontale, dont
l’extrémité munie d’un archet
effleurait un pieu haut de deux mètres, épais de
trois doigts, rond et lisse, au bout épointé,
autant que la bâche le laissait deviner.
L’Ingénieur eut l’air
contrarié, mais se reprenant bravement il actionna
l’appareil. La grande courroie glissa, entraînant
l’autre par un jeu de roues dentées, et la tige se
mit en mouvement à la manière de la bielle
d’une locomotive, mais avec une lenteur extrême :
à peine la voyait-on se déplacer. La base de
l’épieu était gravée de
rainures sinueuses, comme on en voit aux dieux-bâtons des
îles Rarotonga, sur quoi l’archet glissait
lentement. Le frottement faisait imperceptiblement vibrer le bois qui
émettait un son singulier, flexible et
éthéré, comme le chant d’une
baleine. L’Ingénieur s’excusa de sa
machine, une commande à quoi il n’avait
acquiescé qu’en raison du salaire offert, qui lui
avait permis de poursuivre ses recherches. Il allégua aussi
la philosophie. Puisqu’il faut bien, pour
préserver la société, infliger la mort
aux plus sombres criminels, afin de servir d’exemple
à ceux que leur rage pousse à les imiter,
qu’au moins on abrège leurs supplices : son pal
mécanique était à la Chine ce que la
guillotine est à la France.
Il rabattit la bâche et me poussa derrière le
rideau qui fermait le fond de l’atelier. Il y avait
là une cabine de verre d’un mètre
environ de côté, à peine plus haute
qu’un homme, couronnée d’une
efflorescence de fils colorés, regroupés par
teintes en écheveaux épais : des nuances de
bleus, du pâle céleste au cobalt
éclatant, des rouges nombreux, pourpres,
écarlates, carmin, des jaunes et des verts, des gris
pintade, inextricablement enchevêtrés, retombant
de part et d’autre du toit comme une lourde perruque de
théâtre. L’Ingénieur
m’ouvrit la cabine : « Bien
peu y
ont
pénétré, et aucun ne s’en
vante ! ». Et comme
j’hésitais, revoyant l’instrument de
justice de l’Empire du Milieu, il me poussa dans la cage en
riant : « Vous
n’avez rien à craindre, sinon de
vous-même… »
J’entrai à contrecœur et
m’assis sur le tabouret qui était au milieu.
« Tournez-vous, me dit-il en désignant la paroi du
fond, et détendez-vous ». Il noua sous mon menton
un lourd casque de cuir boursouflé,
hérissé de picots, qu’un gros
câble reliait au plafond, et il referma la porte.
Un cadre doré et mouluré était
fixé devant moi sur la paroi. Il supportait une vitre
incrustée d’un réseau de fins filaments
colorés, tressés comme les fils d’un
tissu, d’une trame si serrée que leurs couleurs
entremêlées ne composaient plus qu’une
seule teinte, d’un gris pâle. Je me tournai vers
Hetzelovitch, qui debout près de la cage tenait la manette
d’un voltmètre. Il l’abaissa lentement
en me regardant du coin de l’œil.
J’entendis un léger grésillement :
l’intérieur du cadre s’anima. Une image
s’y forma, indistincte, qui se précisa peu
à peu, celle d’une femme que je reconnus
bientôt : Éléonore ! Je poussai un cri,
la figure aussitôt s’estompa. J’en fus
frustré et blessé, je me vis tendre follement la
main vers la paroi, comme un enfant qui tente de saisir un rayon de
soleil, et tant me débattis sur mon tabouret que
l’image s’effaça presque
entièrement. Je fis effort pour me calmer, fixant la paroi
sans bouger, tentant de faire revenir ma visiteuse. Elle
reparût après un long moment, avec lenteur, comme
une noyée qui remonte à la surface, dont les
ondulations de l’eau troublent longtemps les traits. Son
visage émergea enfin, calme et lisse, dans la pose du
portrait que je conserve en médaillon. Elle me regardait
fixement. Je crus lire mon nom sur ses lèvres entrouvertes.
« Eh bien,
me dit l’Ingénieur en ouvrant la porte, mon hetzeloscope vous a-t-il
diverti ? ». Je dénouai lentement le
casque et sortis à regret, bouleversé, sans
trouver la force de me donner une contenance. « Pourquoi vous troubler ainsi ?
Vous n’avez vu que ce qui vous occupe, votre
désir, votre douleur, votre ambition, que sais-je ? Ce que
votre cerveau projette en vous, que captent les électrodes
dont l’intérieur du casque est tapissé,
et que des systèmes d’ampoules et
d’aimants décomposent en courants
élémentaires. Mon appareil les retisse devant
vous en atomes de couleurs. Il note tout, comme sur un carnet, je peux
à volonté recréer l’image
que vous seul avez vue tout à l’heure. Je le ferai
ce soir, si vous m’y autorisez, non pour connaître
vos secrets… » Il me
considéra un instant et je le vis lorgner vers la bague au
chaton retourné que je portais au doigt. « …mais pour
vérifier le fonctionnement de mon invention et la
perfectionner. J’ai le projet d’une machine plus
puissante. J’en ferai les fils aussi fins que ceux
d’une araignée, et j’emploie pour cela
une dizaine de femmes dans la Chine, grâce aux
revenus… » Il se mordit les
lèvres, et se tournant vers moi avec une expression
inquiète : « Il
y a tant à faire pour le bien commun…
».
Retraversant son musée, il s’amusa de ses anciens
talents d’horloger. Quel esprit un peu curieux se
contenterait d’agencer des engrenages, quand il y a autour de
nous tant de fluides impalpables, plus subtils que le phlogistique des
anciens : la gravité, qui enchaîne l’un
à l’autre les objets distants,
l’océan à la lune et la lune
à la terre, dont nous méconnaissons
peut-être les effets les plus rares ; la lumière,
qu’on ne voit pas toute, et
l’électricité, qu’on ne voit
pas, qui peut-être ont la même essence,
puisqu’une bobine de cuivre plongée dans certains
gaz produit l’une par l’autre ; et
l’attraction de l’homme par la femme, elle aussi
peut-être… « Souvent,
me
confia-t-il, la nuit,
enfermé dans mon atelier, songeant à la sympathie que
s’échangent les matières
opposées, et à tant de prodiges qui peu
à peu se révèlent, j’ai
pensé que nous touchions à la fin de la science.
Dans un siècle, la nature nous aura livré tous
ses secrets. Dans chacun il y a une machine à concevoir, une
souffrance à abolir, un bonheur inconnu à
conquérir…» Il titubait,
les yeux fermés, emporté par
l’émotion. Les savants rêvent-ils mieux
que les feuilletonistes ?
|
(Le ponge) |
Les naturalistes qui l’ont
étudié se partagent en deux classes, les
systématiques et les instinctifs : tel était
aussi le ponge, qui apparaît aux uns puissamment raisonnable
et aux autres parfaitement fantasque. On peut donc aborder son
étude par deux voies opposées :
l’analyse méthodique ou le vagabondage. Le sujet
s’accommode du reste de tant de qualités
contraires qu’il a éclipsé le loup de
Tasmanie et l’hippotrague bleu du Cap chez les
thésards du Muséum – et
jusqu’à la Vénus hottentote. Mais tant
reste encore à faire !
On croit savoir qu’il s’est éteint. Il
est comme ces dodos de l’île Maurice
qu’on ne fit qu’entrevoir. Pire encore. On
n’en a rien conservé, aucun spécimen,
ni carpe ni métacarpe, aucun fragment d’os, rien
qu’on puisse photographier, mesurer, radiographier, dont on
puisse extraire l’ADN pour mettre son possesseur à
sa juste place dans la vaste arborescence des espèces et,
qui sait, un jour le recréer. Aucun dessin, aucune
description crédible, aucun mémoire anatomique :
on pourrait presque dire du ponge qu’il est de
l’étoffe dont les rêves sont faits.
Il faut le chercher dans les rares témoignages que nous ont
transmis ceux qui disent l’avoir vu, et dans les traces que
lui-même nous a laissées, qui par chance nous
fournissent une ample matière. Qu’importe donc si
sa forme nous reste mal connue : ne sommes-nous tout entiers, plus que
dans notre apparence, plus même que dans notre comportement,
dans les produits de notre activité ? Ce qu’a
laissé après lui le ponge, vous en trouverez
à la bibliothèque du Muséum une
recension très complète. Jeunes gens, je vous
enjoins de ne pas vous laisser arrêter par
l’apparente difficulté. Voyez les lombrics : ne
peut-on pas les déduire assez exactement des turricules
qu’ils abandonnent derrière eux ? Ces tours de
terre, ces fragiles excroissances spiralées, examinez-les
attentivement, vous aurez tout l’animal. Faites de
même pour le ponge.
On ne saurait mieux le décrire que par ce qu’il
n’est pas. Partons du début dans
l’échelle du vivant. Le ponge n’est pas
l’éponge, il n’en a pas le
caractère égal ni les qualités
itératives qui, pour élémentaires
qu’elles soient, nous la rendent pourtant si
précieuse. Faites boire l’éponge : elle
vous dégorgera toute l’eau qu’elle a
bue, sans en omettre rien et sans y ajouter ; faites-la boire vingt
fois la même eau, elle vous la rendra vingt fois. Faites
boire le ponge, ce seront les noces de Cana : il vous rend tout autre
chose, chaque fois autre, la lune par exemple, ou les nuages
– je parle par images, comprenez-moi, j’essaie de
vous introduire à la méthode ; et s’il
lui plaît de vous rendre de l’eau, quelle
débauche ! Vous ne lui en aviez donné
qu’une goutte, il vous en rend tout un sceau, et le savon
peut-être que vous n’y aviez pas mis.
Cherchons un peu plus haut. Le ponge n’est pas la mouche,
à qui il semble pourtant qu’il empruntait
beaucoup. On crut longtemps qu’il avait
l’œil trouble, certains disaient bigle.
Aujourd’hui, au risque de paraître extravagants,
beaucoup pensent qu’il avait comme les diptères
les yeux composés de multiples facettes. Non certes
qu’il en eût 6000 sur chaque œil, comme
nos mouches domestiques, et sur chacune 8 cellules photosensibles, si
bien qu’elles voient le monde en autant
d’éclats, que leur minuscule cerveau peine sans
doute à assembler, car on les voit souvent buter contre les
choses, ce dont elles tirent peut-être des leçons,
mais peu utiles, puisqu’on les voit bientôt revenir
achopper contre les mêmes obstacles : ainsi du ponge, qui
pouvait, dit-on, revenir dix fois sans se lasser contre le
même objet. Non par aveuglement ou obstination, vous le
devinez bien, mais comme s’il voulait le mesurer exactement
dans chacune de ses parties et lui faire rendre toutes ses
qualités.
Poursuivons notre progression dans l’échelle des
espèces. On pourrait, pour le distinguer d’eux, le
confronter à bien des êtres. Mais
arrêtons-nous un instant sur le
caméléon. Rien ne définit mieux le
ponge. La robe du caméléon est un tissu complexe
de cellules nanties de quatre pigments colorés, bleu, rouge,
jaune et noir, grâce à quoi il peut se fondre dans
son milieu. Le caméléon se peint à
l’image des choses, il feint
d’être le monde : il n’existerait pas si
on le lui supprimait. Le ponge, c’est
l’anti-caméléon. Tout ce
qu’il touche il le peint à sa ressemblance et le
déguise en ponge – au besoin, il crée
le monde à partir de rien : on pourrait dire du ponge
qu’il se pastiche lui-même. C’est ce qui
rend son étude si délectable. Jeunes gens,
croyez-moi, il y a mieux à faire qu’à
analyser les mœurs de feu le loup de Tasmanie.
Vous l’avez compris, ses qualités le distinguent
de tous les animaux : on doit le mettre au rang des plus nobles. Le
ponge tenait-il de l’homme ? Certains l’ont
prétendu. Quand on examine ses traces, on se convainc vite
qu’elles n’ont rien de ces constructions instables,
de ces agrégats d’un instant que laissent
derrière eux les autres êtres. On lui devine une
ambition, une ténacité, la poursuite
raisonnée d’un but, et dans le même
temps une sorte de conduite lunatique, je dirais même une
prédilection pour la folie, à quoi il semble
qu’il cédait souvent. Saurait-on mieux
décrire l’homme ? Il le surpassait même
en ceci que ces deux tempéraments ne s’opposaient
pas mais se combinaient harmonieusement, lui donnant une
sensibilité si intense et une raison si mobile
qu’elles surpassaient peut-être les
nôtres.
N’allez-vous pas trop loin, me direz-vous ? Plus que
l’homme ! Qu’y a-t-il au-delà ? Le ponge
était-il Dieu ? Ne vous moquez pas, ne me classez pas trop
vite parmi les instinctifs. Prenez le temps d’examiner la
chose. Saint Thomas d’Aquin enseignait à chercher
Dieu dans l’observation de la réalité
et non dans des principes abstraits. Vous savez maintenant que le ponge
avait la faculté de créer un monde à
partir de rien, ou plutôt de le tirer de lui-même :
ce pouvoir démiurgique, de toutes les définitions
de Dieu, n’est-ce pas la plus propre
? Vous
trouverez à son sujet dans la littérature bien
d’autres choses surprenantes. Peut-être peut-on le
ressentir, mais non pas le connaître – comme Dieu
lui-même. Quoi qu’il en soit, tout le monde
s’accorde sur un point : un philosophe ne peut pas penser le
monde de la même façon avant
et après le
ponge. On doit désormais substituer à la triste
monade des Anciens cette triade
: l’être, le semblable
et le néant.
Je ne fais qu’effleurer le sujet. On peut en remplir des
pages sans l’épuiser, on peut le ressasser sans
croire jamais l’atteindre. Essayez de le deviner, de le faire
revivre, de le comprendre, ce n’est jamais lui. Mais si,
justement ! Attachez-vous à votre sujet, retournez-le en
tous sens, le ponge se manifestera par bribes, comme le monde dans
l’œil de la mouche. Que vous optiez pour
l’une ou l’autre des deux méthodes que
je disais tantôt, soyez modeste, vous
n’êtes pas les premiers à vous y
essayer, ne visez pas à la totalité. Soyez
limités mais précis. Songez aux aquarellistes du
cabinet de Gaston d’Orléans, dont vous trouverez
tous les albums au Muséum ; ils s’attachaient
à peu de chose, une fleur, une plume, l’aile
d’une mouche, mais ils ont ensemble construit tout un monde
dont le panorama nous réjouit et nous enseigne encore :
comme s’ils nous avaient montré ce que nous
regardions chaque jour sans le voir. Suivez leur exemple.
|
(Boniface) |
Un jour de la fin de
l’été, Anno Domini
MCCCLVIII die
prima
septembris, un peu avant l’aube, Boniface Roero
gravit les premiers contreforts du Rocciamelone. C’est alors
le plus haut sommet du monde. Les moines de Novalèse, rendus
furieux par le fœhn qui tombe des cimes, avaient en vain
tenté d’y porter le Christ : le vent et la
grêle l’avaient honteusement repoussé.
Boniface grimpe sans hâte et sans trêve,
d’un seul souffle, et le soir il atteint le faîte.
Là, dans une niche improvisée de pierres
sèches, ses porteurs déploient un triptyque de
bronze. On y voit une Vierge aux traits maladroits, le sein nu, tenant
sur son bras un enfant qui lui pétrit le menton. Un centaure
est à sa droite, en caparaçon : Saint-Georges, la
lance enfoncée dans la gueule d’un dragon qui se
convulse. Un autre saint est à sa gauche, au milieu de
grands feuillages : Jean-Baptiste, patron des chevaliers de Malte, dont
on voit la croix dans un écu. Il présente
Boniface à la Vierge.
Depuis des siècles, les cimes étaient
abandonnées aux dieux païens, qui y avaient
subsisté au milieu des brouillards et des neiges. Le
fœhn portait parfois jusqu’au bas de la
vallée des rumeurs étouffées, des
feulements, des grognements rauques. Les truies des antonins, dans
l’abbaye de Ranverso, se dressaient alors dans leurs stalles,
le groin frémissant, et tournées vers la montagne
aspiraient goulument le vent qui traversait les claies. Mais loin des
hommes les dieux se perdent. Ceux-ci avaient
dégénéré, des formes
monstrueuses les avaient disgraciés, des goitres, des kystes
mammaires, des cals et des cornes, et leur
méchanceté s’était accrue en
proportion. On les voit sur la fresque des Vices et des Vertus de
Novalèse : longue queue écailleuse, membres
griffus, tête humaine aux formidables mâchoires.
Ils ne se risquaient pas dans la vallée, mais certains
hivers, quand la neige dévalait des sommets et que gelaient
les sources, on avait relevé leurs traces à
Mompantero, à Boschi incantati, au-dessus des vignes et des
prairies. Ils persécutaient les ermites et les voyageurs
égarés, et les pâtres
renonçaient à poursuivre leurs bêtes
enfuies sur les pentes.
Boniface est un guerrier. Il a combattu les infidèles en
Orient et le Triomphateur l’y a retenu prisonnier.
Après deux ans, il s’est mis à genoux
pour prier la Mère de Dieu : il lui a promis une image
d’or incrustée de gemmes, si seulement elle veut
bien le délivrer. Il a juré de la porter sur son
dos jusqu’au sommet du Rocciamelone, d’en chasser
les démons et de l’y installer dans une chapelle.
Elle l’a entendu, ils ont topé là.
Revenu à Suse, il convoque le meilleur artisan de la Savoie
et lui passe commande d’une image dorée de sa
maîtresse. On affuble la belle d’une toge romaine,
l’artiste l’observe longuement, un sein menu
s’échappe de l’entrebâillement
du drap, et Boniface souffre de ce désir
mêlé de jalousie qui pique comme le poivre. Enfin,
les trois plaques de cuivre sont gravées et
réunies. Boniface quitte Suse au petit matin, en grand
appareil, l’image repliée juchée sur le
dos, comme il l’a juré, et lui juché
sur le dos d’un mulet. Deux sergents le
précèdent et trente hommes de main le suivent.
Ils montent par les sentiers de pâture, puis ce sont de
légers layons dans la forêt, puis plus rien : des
herbes rases, des marécages suspendus, des
éboulis de pierres. Boniface jure tout haut et se repent
tout bas. La montagne est sans carte, il faut aller au jugé
en visant une pointe qui sans cesse s’éloigne. Le
soir, enfin, il y est. Il devine en bas, dans
l’échancrure des brouillards, les petits champs
clos de la Val Cenischia, et au nord, au-delà des aiguilles
blanches, l’Allemagne enfouie dans les brumes.
Les historiens du diocèse font la moue et secouent le
menton. En 1358, quand on le dit prisonnier en Orient, Boniface
était à Bruges. Il a des
établissements dans toute l’Allemagne, dans la
Suisse et la Flandre, il a passé deux ans en voiture, allant
de comptoir en comptoir, prenant des accords, réglant des
litiges, négociant des traites avec les princes et les
hobereaux. Il a prêté deux cent ducats
à l’archevêque de Mayence pour orner sa
cathédrale, et deux mille florins d’or au brugemaistre de
Bruges pour accroître ses remparts. Les affaires ont
été bonnes, il revient à Suse, qui
l’a presque oublié. Il lui faut se
rétablir dans sa puissance. Il dédie à
sa fortune une figure de cuivre jaune incrustée de pierres
colorées, et la mène en cortège sur
les pentes du Rocciamelone, où nul encore n’a
osé mettre le pied. Il monte en triomphe, le triptyque grand
ouvert dressé sur le dos d’une jument,
qu’il a fait revêtir d’un drap de soie
blanche galonné d’or, comme une femme. La soie lui
a coûté plus que la figure, qui flamboie pourtant
dans le soleil levant mieux que l’or et les gemmes. Voyant
ces ailes rayonnantes battre sur la croupe immaculée, moines
et bourgeois en spéculent le prix à partir de la
soie, et en déduisent la fortune de Boniface : et ils
ôtent leur chapeau, comme à un saint qui passe,
à qui la Vierge ouvre le chemin vers
l’au-delà.
Une chronique du Piémont tombe un jour dans les mains de
Michon. La légende s’empare de lui. Boniface, il
le voit sans effort : le pèlerin lui ressemble un peu, plus
jeune peut-être, mais chauve comme lui, et tout
vêtu de noir. Il gravit lentement les versants de la
Rochemelon, le triptyque sur l’épaule,
replié dans un étui de cuir, comme un livre. Un
prêtre le suit, et un maçon qui conduit deux
ânes chargés de chaux. Le chemin serpente dans les
forêts, puis ce sont des prés escarpés
fleuris de gentianes, des creux humides où hommes et
bêtes s’enfoncent au genou. Le brouillard
bientôt les enveloppe, ils errent au milieu des
lapiés. Des gémissements
s’échappent des rochers, des plaintes animales,
comme d’une femme en travail, et Boniface, qui a
affronté sans sourciller Orhan et Mahomet, se sent
frémir honteusement. Michon songe au parti qu’il
pourrait tirer du vieux récit. Il compulse les
encyclopédies, s’instruit de la
géographie de la vallée et des
premières explorations alpines, recense les
établissements des Roero, leurs vignobles dans le pays
d’Asti et leurs banques dans le nord. Il remplit de notes un
petit carnet à élastique recouvert de moleskine
noire : des citations dans trois langues, des noms de princes et de
banquiers, les monnaies en usage et leurs valeurs. Il dessine
à main levée l’image d’un
dragon assaillant un voyageur égaré,
copiée d’une vieille encyclopédie
allemande. Il songe longtemps à son affaire.
Il est au bout du carnet, il essaie maintenant d’oublier tout
cela, qui n’importe pas. De ces feuillets
griffonnés de notes allusives, tirer trois pages bien
nettes, gravées à la pointe sèche,
comme sur du cuivre. Il s’efforce d’être
Boniface, le banquier des Flandres, qui montre peu pour signifier
beaucoup, et le croisé qui triche un peu mais
s’acquitte en acte de ses mots imprudents. Il
s’efforce d’être la montagne vierge,
où des dieux mystérieux vous soufflent au visage
une langue inarticulée, qui trouble inexplicablement. Il
cherche l’harmonie qui donnera un sens au récit.
Il hésite. À quoi bon s’astreindre
à la solitude, si c’est seulement pour dresser des
images ?
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