Autonomie de l’activité
 
 


122

 

122- LE TRAJET

Objet, trajet, sujet, projet, la seconde réalité, celle du trajet, nous intéresse particulièrement .

Dire que dans l'activité chacun utilise des choses n'est plus une banalité si on ne sépare plus les choses de l'analyse qu'on en fait et qui les font exister selon des modalités différentes. Utiliser, c'est ergologiquement faire exister, par exemple, un haut et un bas par une page, un vêtement ou une carte géographique, à la différence d'une feuille de papier qui ne les distingue pas, opposant seulement deux faces. La réalité du trajet n'est pas celle que je perçois, (que la feuille soit à la verticale ou à plat ne change rien) elle est, moyen ou fin, avec l'outil qui la forme, constitutive de l'espace technique du pour agir.

Utiliser, selon ce rapport, n'implique pas d'optimisation, de mise à profit: il est possible que la mise en action de tel équipement aboutisse à un piètre résultat, voire à un accident. Ce qui est en cause, c'est un rapport au réel en termes de moyen et de fin, sans valorisation.

Voir de l'utilité correspond à ce mot d'enfant:

 "Dans mon immeuble y a pas d'étage y a un ascenseur"

...et à ce mot d'adulte puisqu'aussi bien je peux dire que "la machine à laver salit le linge plus vite" car si j'attends aussi longtemps pour le mettre au sale que dans le rapport au lavage à la main, la machine à laver ne me débarrassera pas de toute la crasse. Le linge n'est donc toujours que relativement sale, du moins dans le rapport à la technique qui permet de gérer la saleté.

Le rapport d'action à la chose fait sa réalité relative de trajet.

Par trajet il faut entendre un rapport d'activité aux choses tel qu'on en retient du "pour faire"; soit du comment faire soit du pour faire quoi , soit du moyen soit de la fin.

Des troubles du trajet se constatent pathologiquement par défaut d'action:

l'apraxique n'a rien à faire parce que pour lui il n'y a pas de chose à faire, et donc, ni de moyen ni de fin. L'apraxique n'est pas atechnique. Reste à savoir ce que sont ces réalités élaborées que la technique rend disponibles dont il n'a que faire parce qu'elles ont perdu le statut de moyens et de fins.
Inversement, la capacité à orienter et à coordonner ses mouvements, soit la capacité à leur donner la forme naturelle de trajet n'implique pas toujours la capacité technique d'utilisation de l'outil consistant à repérer en l'absence d'activité, en situation de loisir, une proposition d'action.

Quelqu'un qui présente des troubles techniques de la manipulation et qui n'est pas apraxique, c'est, par exemple, quelqu'un qui se demande si le pot de fleur sur le bureau fait partie des moyens pour écrire, si la règle est une aiguille à tricoter ; c'est un autre qui, sachant prendre un marteau par son manche, se met en tête de le faire tenir debout quand à coté il y a des clous et des planches, ou qui craquant une allumette, la met à son oreille comme si c'était l'écouteur du téléphone.

Dans les circonstances non-pathologiques ordinaires, l'analyse de notre rapport aux choses en termes d'activité donne lieu à des trajets outillés:

- le blanc du carrelage est trajet outillé dans la mesure où il est là pour faire voir la saleté et assurer la propreté; dans le même ordre d'activité, le gris de la moquette correspond à du trajet pour camoufler la poussière: "on dit que la couleur n'est pas salissante"

-Si on considère par exemple un paquet de gâteaux, le rapport d'activité de l'exploitant (consommateur) habituel en fait du "pour manger", mais pour celui qui l'a produit , il peut n'apparaître qu'en tant que "pour ranger" et alors la forme de parallélépipède n'est pas négligeable;

- ou encore s'il ne reste qu'un gâteau dans le paquet , c'est "du comment faire pour n'avoir pas à le ranger". En somme un gâteau est trajet pour celui qui a à le gérer par le travail

  1. soit comme moyen: on prendra en compte sa saveur dans une activité dégustative, ses qualités nutritives dans une activité alimentaire;

  2. soit comme fin, dans une activité de distribution par exemple où les parts sont déjà faites, dans une activité de cuisine où il s'agit de faire au plus vite par construction de gâteaux secs.

Autre exemple qui montre, celui là plus clairement, la relativité du trajet:
vous arrivez dans un parking souterrain (déjà cela suppose que vous voyiez du paysage surtout la route, ensuite que vous sachiez lire "parking", de surcroît en ne voyant que le "P") comme vous êtes en voiture cela m'étonnerait que vous prêtiez attention à autre chose qu'au parcours fléché, notamment au dédale par lequel on fait passer ou perdre le piéton: donc la réalité du parking n'est pas techniquement la même pour l'automobiliste que vous êtes à l'entrée et pour le piéton que vous serez qui pensera "ouf" parce qu'il a réussi à sortir après avoir ouvert de nombreuses portes et franchit de nombreuses marches. Dans cette expérience que chacun peut facilement faire, la difficulté consiste à abandonner le regard de l'automobiliste pour adopter celui du piéton.

Bref, il y a trajet quand on saisit de l'utilité dans le rapport aux choses. Le gâteau à faire déduit du rapport aux ingrédients en est un, autrement dit la charlotte qu'on prévoit à travers les boudoirs, les framboises, le fromage frais sans oublier le jus d'orange ; mais aussi ces boudoirs qui servent à percer les gencives des nourrissons, à éviter qu'ils ne s'étranglent, etc...et à écrire le mot boudoir en lettres bâton.

Remarquez ainsi que le trajet n'est pas défini comme une réalité substantielle et qu'à partir d'une même chose j'élabore plusieurs trajets, de même que dans le rapport à une seule chose on peut percevoir une quantité infinie d'objets. Reste que la technique est toujours là pour restreindre ou augmenter les possibilités. Le terme de trajet outillé désigne cette culture technique toujours là.

Un dernier exemple: la visite d'Alexandre Calder dans l'atelier de Mondrian ; le sculpteur la raconte:

"Ma première incitation à travailler dans l'abstrait m'est venue lors d'une visite à l'atelier de Mondrian, à l'automne 1930... (Il y avait là) un mur blanc, assez haut, avec des rectangles de carton peints en jaune, rouge, bleu, noir et une variété de blancs, punaisés de manière à former une belle et grande composition. J'ai été plus touché par ce mur que par ses peintures (...) et je me rappelle avoir dit à Mondrian que ce serait bien si l'on pouvait les faire osciller dans des directions et à des amplitudes différentes ( il n'a pas approuvé)." (A.Calder, lettre au collectionneur A.E. Gallatin, 4 novembre 1934, Archives of American Art, Washington, D.C.)

En nommant le mur avec les peintures la traduction de la peinture par la sculpture s'est ainsi opérée, par malvoyance (méprise) analogue aux shifters , glissements de sens, malentendus qui président à l'échange de langues.

Le détournement de fonction n'est pas uniquement une question de rapport à l'usage, il manifeste une élaboration constante dans le rapport aux choses puisque, fussent-elles déjà élaborée l'organisation technique qu'elles intègrent n'est pas à confondre avec celle qui est conventionnellement établie.

Quand est-ce que, face à une image, je suis dans un rapport au trajet?

Lorsque je considère la façon de faire et ce qui en résulte, le trait, le tracé et leurs effets spécifiques, non l'objet auquel l'image se rapporte.

· Cette analyse se montre en abondance dans l'art abstrait où la finalité représentative s'estompe puis s'abolit, de l'iconoclasme jusqu'à l'aniconisme. Mais il est nombre d'images fondant leur intérêt sur le fait que les moyens et les fins s'y montrent comme ces dessins sur les illusions d'optique ou ceux d'humour où le tracé vaut pour le traitement de deux objets: (Maurits Cornelis Escher et ses images polyvalentes, la main dessinée qui dessine la main se montre comme tracé et, comme illusion, Steinberg: les dessinateurs qui se dessinent, Barbe: le dessin des vagues de la mer en continuité et en confusion avec celui des sillons d'une terre labourée, etc.

· Lorsque ce n'est plus l'objet représenté qui s'impose, ni la forme présente perçue, mais par exemple, le moyen de le voir en permanence, la qualité de la reproduction par rapport à l'original, le fait que l'image propose la souplesse de son papier, qu'elle puisse se rouler et donc se transporter facilement, le fait qu'on recherche un cadre au format adapté, etc...dans toutes ces façons de voir, on prête attention à un aspect de la chose qui devient moyen d'une action que vous prévoyez pour l'obtention d'une fin qui n'est pas nécessairement présente dans une autre chose: notez bien que s'il s'agit de parvenir à une reproduction fidèle, par exemple, l'image n'est pas plus un moyen qu'une fin, elle réalise l'un comme l'autre.

 

Ceci montre déjà que le moyen est une abstraction, qu'il n'est pas la chose matérielle qu'on a dans la main, mais sa réduction à l'état de moyen.
Inversement, la fin n'est pas dématérialisée, elle n'est pas de l'ordre de l'intention, elle est incorporée aux choses qui la manifestent.

On rétorquera que dans une activité de peinture, le pinceau peut difficilement être appréhendé comme fin. Rappelons d'abord que le pinceau brosse comme son nom l'indique. Mais surtout, y voir seulement du moyen, c'est ne pas voir la fin dans la trajectoire du pinceau qui s'oriente sans laisser de trace vers le lieu du dépôt assuré par le seul contact avec le dit "support".

Qu'est-ce que "le support", précisément, quand il n'est pas considéré comme une surface présentant une interaction colorée mais comme une façon d'essuyer son pinceau sans gaspiller de pâte, nous sommes alors dans une conduite similaire à la ménagère qui mange le dernier petit gâteau pour le ranger (au moment où on range son matériel, il y a de l'essuie-tout dans la toile; sans aller toujours jusque là, est ce que le pinceau réalise encore du pour peindre quand il s'agit de mélanger les couleurs et si on le fait sur la toile en quoi est-elle alors différente d'une palette? Qu'est-ce que la peinture sinon une pâte quand on l'utilise pour sa couche et son relief? (le regard du graveur face à une surface mise en relief par un éclairage rasant et le regard du peintre portant sur la teinte, négligeant les stries du pinceau. cf article d'Arène 2 n°0: Quelques aperçus d'ergocénotique en suite à de l'ergo dans l'aire )

En somme, ni le support, ni la peinture, ni le pinceau ne sont des réalités techniques: ce sont des choses et les désignant, en dehors de l'objet conçu, nous ne savons pas encore de quoi nous parlons, quel rapport nous entretenons avec elles. S'agit-il d'un avoir, d'un insigne par lequel la reconnaissance et le classement social d'un sujet ont lieu? d'une valeur mobilière qui les éloigne de tout atelier de production, ou d'un matériel proposant une activité? Bref, le trajet n'est pas le sujet, ni le projet et ils sont pourtant manifestés dans un réel identique.

Si j'enfile des chaussures mon intention peut être de laisser sécher les autres ou d'être à l'aise dans mes vieilles godasses le temps que mes ampoules cicatrisent ou de faire valoir la couleur de mes chaussettes et de mon pantalon... qui sait? Ce qui est sûr c'est que les chaussures sont faites pour ne pas marcher nu-pied, pour techniciser la marche en nous procurant des pieds artificiels qui ne glissent pas en raison d'une semelle à crampons, qui isolent thermiquement, évitent le contact direct avec le sol, etc... mais on ne peut pas tout demander à la chaussure...

13 - UNE ÉTUDE DES FAITS EN DEÇA DES EFFETS

 
Le trajet
Pour faire
école de Rennes, Avis de recherche