En deçà de l’art abstrait
 
 

 

 

L'inversion de "l'art abstrait" qui coiffe ce chapitre fait valoir une défonctionalisation de l'art ; il ne s'agit pas d'appréhender les résultats du travail en fonction de ce qu'il permet de produire (relativement à des critères qui portent sur son efficacité, qu'il s'agisse d'une industrie schématique, déictique, ou dynamique), il s'agit de mettre à jour une analyse qui a lieu lorsque quelqu'un travaille, qui que ce soit, l'artiste peintre ou le peintre en bâtiment.

24- LA DISSOCIATION DU MOYEN DE LA FIN: les deux faces de l'outil


Précaution:

L'animal procède aussi à une analyse: celle, praxique de sa motricité. Partant de là, il n'est pas dans un rapport au monde immédiat, le moyen étant même chez l'animal une abstraction dans le rapport à la chose, il n'y colle pas tout à fait: le bois pour lui peut donc sinon constituer des moyens divers du moins être abstrait diversement; le castor y voit de l'écorce de saule, de la flottaison, du soutènement, du bouchon, du masque, lorsqu'il le mange, le transporte, lorsqu'il s'abrite et fait des barrages. Il n'est pas question d'y projeter abusivement, par anthropocentrisme, l'analyse propre à l'humain (en reprenant ainsi subrepticement le postulat implicite de l'étude du comportement animal, l'éthologie) , mais de repérer dans notre activité comment recourant à l'outil, nous ne cessons pourtant d'instrumenter. Ce qui différencie le moyen du fabriquant c'est qu'il est asservi à la fin de telle sorte que l'un ne peut être actionné sans l'autre. Dans la conduite animale, l'existence du moyen en tant que tel est liée à la fin. En dehors de l'action, ni le moyen ni la fin n'ont de réalité; ils ne sont pas les constituants et les constitués de l'action, ils sont l'action même, en son début et sa fin.

 L'apport de l'outil réside dans le rapport instanciel d'analyse du moyen en quelque sorte pour lui-même. Il suppose de la part de l'homme un refus d'agir et il introduit de la disponibilité: dès lors, le moyen étant élaboré, il ne se définit plus par ce à quoi il sert qui l'absorbe dans une action, mais comme du pour faire et relativement aux autres moyens, indépendamment du pour faire quoi introduit par une élaboration isomorphe de la fin.

On conçoit ainsi de la même façon que les phonèmes dissociés des mots permettent un grand nombre de compositions diverses et distinctes, que les unités correspondant aux moyens élaborés puissent être investies ou exploitées (je ne dis pas servir à constituer; le rapport entre le fabriquant et le fabriqué n'étant pas celui d'une combinatoire par simple intégration d'unités d'un premier ensemble pour former les unités du niveau supérieur) par des analyses qualitatives et quantitatives qui organisent la fin en la rendant également disponible, c'est à dire désinvestie de l'affaire à produire.

 

Pour l'homme l'action totalement naturelle devient impossible. A titre de signal représentatif de l'outil, au lieu d'une flèche entre le moyen et la fin, c'est une barre qu'il convient de placer dans la mesure où l'action n'est possible à l'homme que par le détour d'un système toujours là qui soumet chaque chose à une analyse distante de l'action entreprise parce que désinvestie. On est donc placé dans le rapport à des utilités et des utilisations prévues, et non pas seulement dans le rapport à des usages, des habitudes.

Toutefois, par négation dialectique de ce désinvestissement (loisir), la force de l'animal qui nous habite est de mettre toujours en rapport le moyen avec la fin visée, de le réaménager jusqu'à son adéquation: c'est cela l'efficacité de la production.

La collusion (instrumentiste) de la forme et du matériau qu'Henri Focillon a décrite est à reconsidérer: l'outil apporte la contradiction à ce principe par négation dialectique; la façon dont l'ouvrage se fait oeuvre pourrait bien rendre compte de l'assomption du moyen à la dimension de fin par un accord unique avec la fin qui l'intègre au trajet final: tel trait vaut alors en lui-même et pas seulement pour le tracé auquel il participe.
(A noter qu'on peut aussi voir dans la vocation formelle du matériau le passage de la matière au matériau, autrement dit, une analyse qui n'engage pas une fin mais un moyen et que ce matériau est aussi une réalité produite par la technique, il est ce que la technique nous fait voir tandis que mécaniquement nous produisons.)
Indépendamment du fait qu'il est analysé en qualité et en nombre, le moyen n'est plus asservi à la fin au sens où il peut participer à plusieurs, diverses ou distinctes.

Le même pouvoir d'adhérence permet de peindre aussi bien que de coller, il n'est pas lié à un seul mode d'emploi ; l'étanchéité est exploitée pour tenir sur l'eau et pour stocker du liquide ou du gaz ; le combustible participe à la cuisson, au chauffage, à la fonte, à la diffusion d'odeur (par l'encens et la pipe) comme à l'éclairage (dans le bec de gaz)

Le pouvoir colorant n'est pas la chromatisation puisque celle-ci suppose en même temps un liquide et un pinceau, ou un filtre et une lampe, ou une teinture et un bac, etc...et que le pouvoir colorant peut être intégré à des dispositifs divers attestant des tâches différentes: exemple, la sélection de cellules à distinguer au microscope, la filtration photographique des rayonnements, (à ne pas confondre avec la polytropie de la tâche) comme la production d'une interaction colorée sur une surface.

Telle pince en bois percée de part en part pour l'accrochage offre un trou qui peut être intégré au serrage: le même moyen est exploité différemment dans la mesure où dans le trou on ne distingue pas l'oeillet qui assure l'accroche du conduit où s'engage le boulon (cf. la polytomie de l'engin)

L'abstraction dans le rapport au moyen réside dans le fait que celui ci n'est pas lié à une activité qui le fait exister comme tel: le moyen analysé se trouve dissocié de la fin en ce sens qu'il est de l'utilité disponible même quand on ne fait rien, en situation de loisir.


25- ANALYSE STRUCTURALE ET ANALYSE CAUSALE

 
L’abstraction de l’art
Réseaux
Esprit de système et esprit de finesse