Puisque, par l'ergologie ambiante, on tend à confondre la science du travail avec la technologie, il faut mettre en avant le principe qui prévaut dans le rapport au travail, à savoir que, par lui, les choses ne sont plus des objets de savoir mais des trajets opératoires. C'est alors l'action outillée qui nous conduit d'une chose à une autre comme d'un moyen à une fin et non plus le symbole signifié, d'un indice à un sens. L'ergotropie vise le tropos quand l'ergologie n'a pas encore rompu avec la prévalence du langage alors même qu'il s'agit de rendre compte de la spécificité du travail. On peut a fortiori mettre la technologie et l'ergonomie dans le même sac dans la mesure où pour les deux le travail est une évidence; il est supposé être une donnée, et il s'agit alors surtout d'optimiser son rendement, ce qui n'amène pas à remettre en cause des objets d'étude préconstruits ni à se poser longtemps les questions: qu'est-ce que le travail ?
L'ergotropie choisit de montrer la rationalité du travail par le travail.
Certes, le lieu actuel de l'écriture informatique ne peut éviter la transcription de ce qui s'énonce, il fait donc appel au logos, mais la pensée qui en résulte doit principalement à des dispositifs, non à des mots: le pense-bête et le guide-âne sont là pour ironiser sur le défaut de pensée qu'ils supposent mais nous ne pensons pas toujours et les appuis qu'on trouve dans les équipements de toutes sortes montrent, certes, que l'intelligence n'est pas chaque fois au rendez-vous, mais plus encore qu'une modalité de la rationalité tout aussi rationnelle que le langage prend le relais avec autant d'humanité. La technique, c'est encore nous. Nous ne prêtons pas à la machine une existence non humaine, ni plus de possibilités qu'elle ne gère ; l'important est de repérer quelles déterminations nous font espérer et craindre l'artificiel.
Le travail: high tech ou low tech, même combat!
L'étiquette de la trivialité est souvent apposée sur un rapport d'adhérence aux moyens tel que l'a décrit Jankélévitch en l'opposant à l'angélisme. Cette double disqualification inverse n'est pas en cause quand il s'agit de savoir ce qui se fait quand on fait, le "on" faisant valoir tout un chacun à titre de technicien, qu'il s'y prenne comme un manche ou qu'il ait la main experte.
Le travail déconstruit
Pour l'anthropologiee clinique médiationniste telle que l'a initiée Jean Gagnepain, le travail en tant que réalité ergotropique procède d'une déconstruction du phénomène "travail" en quatre réalités dissociées pathologiquement et neurologiquement:
Le travail est réduit à une représentation, à un objet, si on peut en parler sans pouvoir faire quoi que ce soit: ce que montrent des cas pathologiques où la désignation de l'ustensile n'en délivre pas le mode d'emploi.
La spécificité du travail tient à la manipulation, soit à un rapport au monde qui s'introduit par des moyens et des fins, de l'action et non plus par les indices et des sens que sont les symboles analysés par le signe.
En tant qu'exercice d'un métier, l'ouvrage que le travail produit est opposable aux usages qui le font exister ou non en société.
Il est encore distinct de l'économie ou de la préférence qui l'inspire, de l'effort qu'il exige ; et cette pénibilité, compensée ou aggravée par sa valeur ajoutée ou retranchée le pose comme projet de liberté.
11 - Non plus une UNE SCIENCE DU TRAVAIL mais l'analyse inhérente au travail lui-même
Le principe d'immanence est posé par une hypothèse qui accorde une valeur fondamentale aux fonctions et aux facultés neurobiologiques telles qu'elles peuvent être mises en évidence par des seuils pathologiques cliniquement testés. Et pour échapper à la transcendance, tendance propre à toute analyse qui tend à objectiver le réel ou comme ici à le trajectiver, il est anthropotropiquement posé que chacun a raison de faire comme il fait, l'optimisation de la performance étant une nécessité d'un autre ordre, économique et moral. La collaboration d'un neurologue, Olivier Sabouraud d'un linguiste, Jean Gagnepain, à l'origine de la médiation, dès 1958, montre une voie entre les universités des sciences et celles des lettres et sciences humaines, pour une étude de l'humain, nature et culture comprises, dont les garants sont des expérimentations cliniques. Pour Jean Gagnepain, ce sont les cas pathologiques et leurs lignes de fracture qui permettront, avec les hypothèses de l'expérimentateur, de reconstituer abstraitement le vase de l'humain. La formalisation implicite et incorporée qui renouvelle l'immanence, en transposant à l'art l'inconscient freudien, est un principe fort qui aboutit pour l'expérimentateur à considérer que son analyse est déjà là, incluse à son insu dans ce qui se fait quand il fait.
Il n'est donc plus possible d'affirmer simplement que l'ergologie est la science du travail . Certes, s'il s'agit de dire l'analyse qui a lieu dans le travail, nous pouvons encore souscrire à cette définition mais avec cette réserve importante consistant à remettre en cause la limitation qu'imposent les mots: leur logique n'est pas la réalité praxique et technique. La plupart du temps, et si l'on consulte les sites qui ont trait à l' ergologie , il y est davantage question de savoir rationaliser le travail que de mettre en avant la rationalité que manifeste la moindre de nos actions. En somme, on tend plus par cette appellation nouvelle à rebaptiser de l'ancien, et à désamorcer les soupirs des chercheurs à qui on ressasse les nouvelles technologies.
La technologie, comme cette nouvelle ergologie , se donne pour objet d'étude le travail; pourquoi recourir à ce terme nouveau d'ergotropie, si nouveau qu'on ne le trouve pas dans le dictionnaire, et que le fichier des thèses le refuse comme mot clé. Pour faire admettre ce néologisme et plus encore, l'ergotropie, précisons encore les enjeux d'une différence: il y a un paronyme, l'ergonomie. On peut alors définir l'ergotropie autrement: tandis que l'ergonomie s'emploie à adapter réciproquement la technique et le corps humain (sous cet aspect, la théorie de la médiation considère doublement cette adaptation mutuelle: en tant qu'ergosomasie et ergocénotique d'une part, en tant que socioartistique où s'imposent la vie et les usages d'autre part ) et à établir en conséquence quel est le meilleur geste, la meilleure posture ou quel est le meilleur siège de dactylo, l'ergotropie adopte une attitude analytique: elle n'étudie pas le travail normativement, c'est-à-dire tel qu'il devrait être mais tel qu'il se fait sans introduire de hiérarchie entre les façons de faire: c'est ce qui explique aussi que l'ergotropie ne fait pas acception de la différence entre les Beaux Arts et les arts et métiers, la peinture artistique et la peinture en bâtiment. "Tel qu'il se fait" ne veut pas dire "objectivement", mais plutôt trajectivement: il s'agit de repérer en chacun le technicien qui opère en fonction de sa propre analyse qui n'est pas celle de celui qui le regarde faire.
Ainsi dans le rapport à l'encombrement d'un plan de travail, qui pourra séparer du tas de matériel l'inutile qui interfère malencontreusement avec le nécessaire sans y introduire son ordre qui néglige celui de l'autre? C'est qu' on n'aboutit pas au diagnostic d'une conduite encombrée en projetant sur le matériel de l'autre ses propres cheminements et catégories opératoires: est-ce un manque d'attention qui fait traîner les choses? ou une incapacité à choisir entre deux procédés similaires qui condense ainsi les deux ou, le télescopage l'emportant sur l'anticipation, l'impossibilité de séparer deux moments d'une suite opératoire? Ou encore: les utilités et les utilisations agissantes (on pourrait croire que l'effectivité d'une tâche va de soi, que sa qualité s'impose à tous objectivement) sont elles les mêmes pour celui qui regarde faire et pour celui qui fait?
La réalité du travail, un fait humain d'analyse du mouvement rapporté à notre motricité
A partir de quand sommes nous impliqués dans un rapport d'activité ? Peut-on dire que tout mouvement s'y inscrit? Est-ce que lorsqu'on ne fait rien on fait encore quelque chose? Est-ce que bouger c'est travailler? Est-ce que le regard et le rêve peuvent relever du travail et à quel titre?
Si l'on s'en tient à une définition physique du travail, à laquelle la technologie se réfère, l'humain n'y est encore impliqué; on peut envisager, par exemple, la force de l'eau dans le rapport aux pierres qu'elle roule ( W= F x L où F désigne une force énergétique appliquée à une force d'inertie et L la longueur du déplacement). Cette réalité naturalisée ne se passe pas de l'humain, sa description qui comporte les appellations qui concernent l'activité humaine, aurait-elle eu lieu si la gestion de l 'eau pour son élaboration en pouvoirs divers n'était pas une nécessité technique. Peu importe techniquement que le travail mette en jeu la force humaine, animale ou physique, l'analyse des moyens et des fins ne change pas en fonction de leur nature, elle change seulement quand elle est le fait de l'homme qui est capable du même traitement de l'activité que l'animal mais en plus, de contester ce processus en accédant à la technique.
On peut penser à l'évidence que le bonhomme qui grimpe à la force de ses bras a le même rapport à la paroi que l'animal, la différence est que l'homme dispose en même temps, même s'il n'y a pas pratiquement recours, d'une technique d'accrochage, de levage qui éventuellement lui font voir une escalade dans ce qui n'est qu'une grimpette. L'ascension est toujours fonction du système technique disponible même si, du retour de corde jusqu'au palan électrique, aucun équipement matériel n'est mis en œuvre. Le problème est qu'on pense quotidiennement à partir de notions que la technologie et l'ergonomie véhiculent en visant une production de services et pas du tout à partir de la capacité qu'elles présupposent, bref, de l'ergotropie (l'ergologie n'étant qu'une façon d'en parler).
Voici quelques présupposés relatifs à la manipulation qui sont à la base d'une confusion avec la représentation:
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• la manipulation impliquerait une capacité de sensation tactile, la main serait l'organe privilégié de l'activité sans lequel tout travail serait impossible (cf. 151- la perception et l'action)
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• la technique consisterait à trouver les moyens pour réaliser ce qu'on a vu, imaginé ou conçu au préalable (la technique est assimilée à un ensemble de moyens à la remorque d'une représentation qu'elle aurait en charge de concrétiser;
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• l'activité est appréhendée comme mettant seulement en œuvre une motricité et une simple organisation de celle-ci en termes d'ordre et de coordination de gestes (capacité praxique de la neurologie) exécutant l'ordre d'une pensée déterminante.
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• L'objet est conçu comme une évidence et confondu avec l'objet usuel, l'objet concret. De même le travail sociologiquement associé à un métier est conçu comme limité au "temps de travail".
Pour la théorie de la médiation l'objet n'est qu'un des quatre rapports cliniquement attestés à la chose, rapport par lequel on en retient une sensation et une représentation. Par exemple, d'une chose je retiens un objet formé de zones planes de couleurs différentes: bandes alternativement rouges et blanches, et formes ponctuelles blanches sur fond bleu représentant des étoiles dans un ciel bleu nuit , un trajet qui m'oblige à la désigner autrement, comme un assemblage en superposition de trois toiles peintes tendues sur châssis proposant des couleurs en haute pâte, ou encore je situe la chose en tant que socialement acculturée comme une production d’un sujet artiste , celle de Jasper Johns portant un titre: Three Flags, 1958, 78,4 x 115,6 cm, l'apparence me renvoie alors en même temps à un emblème national, celui des États-Unis , et je saisis alors le projet critique du peintre qui masque la grandeur d'origine de l'État par une suite pyramidale qui va en diminuant jusqu'au point virtuel marqué par le spectateur.
La théorie de la médiation permet d'appréhender quatre réalités là où ordinairement on n'en voit qu'une: l'objet, le trajet, le sujet et le projet.
12- UNE ORGANISATION AUTONOME DE L'ACTIVITÉ
121- COMMENT L'ERGOLOGIE EST APPARUE CONCEPTUELLEMENT ET HISTORIQUEMENT:
Du langage à l'écriture
C'est la collaboration de Jean Gagnepain et d'Olivier Sabouraud qui a permis à la linguistique, nommée telle à l'époque, (vers 1956) de confronter scientifiquement ses modèles explicatifs aux réalités pathologiques, et aux médecins neurologues de reprendre en clinique les questionnements sur les nosographies et leurs présupposés, pour y introduire une déconstruction de la dyslexie et de nouvelles distinctions, notamment, l'invention de l'atechnie opposée à l'apraxie. On lira avec profit le chapitre III de l'ouvrage de Philippe Bruneau et Pierre-Yves Balut , Artistique et archéologie, présentant la théorie de la médiation (pp.59-89) et l'indispensable recours à ses interrogations hypothétiques.
De l'apraxie à l'atechnie
La distinction avancée suppose neurologiquement l'existence d'une faculté culturelle d'accès à la technique alors que la fonction praxique d'ordination et de coordination des mouvements est intacte. Cette dissociation a fait l'objet de l'étude de Didier Le Gall: Des apraxies aux atechnies , propositions pour une ergologie clinique. Quatre formes cliniques d'atechnie en résultent, fondées sur le modèle ergologique de l'anthropologie clinique médiationniste.