60- LES MATÉRIAUX COMME POUVOIRS OU QUALITÉS UTILES
Il faut revenir sur l'appréhension ordinaire du matériau qui, le positivant, en fait de la matière élaborée permettant de faire: cette acception fait obstacle à la mise en évidence d'une formalisation incorporée à la matière, la lumière ou l'énergie. Certes le matériau est constituant de la technique mais pour être exploité performanciellement, ce principe de différenciation des moyens donne forme à des matières qui le réalisant parviennent ainsi à proposer au technicien que nous sommes tous des qualités utiles. Ce ne sont là que les deux moments de l'outil, la fabrication et la production.
Le matériau peut être défini comme principe d'analyse différentielle de la matière. Mais l'analyse du moyen n'est constitutive du matériau que par l'introduction de différences utiles entre les matières. Ce qui veut dire que toute variation de matière n'équivaut pas à un changement de matériaux. Pour qu'elle soit prise en compte par la technique cette variation doit emporter un changement de tâche. Ainsi la poussière sur la vitre module la transparence des carreaux, elle est techniquement négligeable tant qu'on ne vire pas à l'opacité du verre qui nous fait pas voir de l'occultation. On s'aperçoit ainsi que l'opacité ne s'oppose à la transparence que parce qu'elle contrevient à l'éclairement, non en raison de différences sensibles: l'opposition se réalise indépendamment de la perception.
Le matériau n'est pas une substance, il faudrait en parler comme d'une identité oppositionnelle:
- identité, parce que "qualité pour faire"
- oppositionnelle, parce qu'elle n'a de réalité que par différence technique avec d'autres.
Ce qui fait que le matériau n'existe que par coexistence avec d'autres qui le définissent comme étant ce qu'ils ne sont pas.
Invoquer le matériau comme contrainte technique, c'est dire qu'on ne fait pas avec n'importe quelle matière, et que s'impose un système de choix dans le rapport au moyen. Si pour produire une surface de couleurs j'utilise du liquide, la liquidité ne procède pas d'une apparence, elle est différentiellement définie par la pastosité qui détermine un changement de dispositif: il y a liquidité tant qu'on n'a pas recours à une palette mais plutôt à un godet pour mélanger les couleurs, dureté tant que la scie est nécessaire, tendreté tant que le burin ne s'en mêle pas, etc. Les matériaux potentiels, liés à ma technique, sont donc fonction des différences que mes dispositifs disponibles permettent instanciellement d'introduire (à la différence des qualités utiles qui relativement à la chose à faire relativisent au point de la nier l'opposition entre les moyens qui industriellement font l'affaire: on assimilera ainsi deux matières par leur étanchéité dans le rapport à l'eau bien qu'elles puissent s'opposer par la perméabilité de l'une dans le rapport au trichloréthylène ; de même en travaillant à plat le peintre neutralise la liquidité de la couleur qu'il ne cherche plus à contrarier par la viscosité qui évitait les dégoulinures sur un plan vertical.
601- Les différences utiles et le principe de négligence
Avoir le regard de son matériau, c'est passer à côté des accidents qu'il produit ( problème de production: élaborer du matériau, c'est-à-dire voir son matériau, c'est à l'inverse, mettre en rapport ces accidents avec les possibilités du système, faire de l'accident un nouvel équipement).
Le toucher qu'on peut encore désigner comme prise fait l'analyse du matériau en ce sens qu'il intervient pour repérer ce que le technicien suppose, c'est à dire à titre d'analyse mécanologique. Selon ce rapport le toucher est à distinguer de la tactilité par laquelle s'effectue une réception sensorielle. Le toucher techniquement est négligent il n'est pratiqué que pour manifester du matériau de sorte qu'il est "insensible" aux variations inutiles.
(On connait le geste qui consiste à tâter l'étoffe pour en mesurer l'épaisseur et la tenue.)
602- La polyhylie du matériau
Le matériau est cette "capacité structurale à négliger la variété des réalisations" instance que pose Jean Gagnepain (DVD, p. 30) qui à l'égale de la polyphonie du trait pertinent donne lieu à une polyhylie, autrement dit à une identification de matières différentes en raison du même pouvoir qu'elles partagent.
Mais en même temps que cette identification a lieu une différenciation fondée sur la mise en rapport comparative d'ustensilités d'engins distincts par laquelle se dégagent les pouvoirs utiles différents que sont les matériaux.
603- La polyergie de la matière
La relativité du matériau et son principe s'affirment encore inversement par la polyergie de la matière, à savoir qu'une même matière peut réaliser des matériaux différents.