La production est un compromis entre deux nécessités: celle de l'outil qui par loisir me libère de la chose à faire, et celle du trajet qui me conduit à la surveillance continuelle du travail qui se fait.
Par la tâche, fabriqué d'une fabrication désinvestie, c'est un système de choix qui fait faire, non la chose à faire elle-même.
Par l'opération, fabriqué réinvesti, se réalise le compromis des deux facteurs. En conséquence, la question est, face au service attendu du dégagement d'une allée enneigée: quelle possibilité avons nous de mettre en œuvre les tâches que la technique rend disponibles, (rabotage de la neige, balayage, locomotion, automation, fonte), le problème est alors de contrôler la réalité du dispositif choisi, sa mise à disposition effective (y a t-il fonte et balai, pelle-rabot, etc.), non de savoir uniquement ce qui est finalement à faire. Il ne s'agit plus d'appréhender une organisation qui fonde l'activité quelle que soit l'affaire entreprise mais l'adéquation à réaliser entre cette organisation et l'affaire à gérer.
120 - FABRICATION ET PRODUCTION
Par fabrication il faut entendre une attention à la différence et au nombre en tant que capacité à faire techniquement. Ce moment procède du loisir qui met le labeur à distance en l'analysant; il est négateur de l'instrumentation propre à l'activité naturelle immédiate, premier moment de cette dialectique de l'art sans lequel l'outil ne peut exister.
La constitution de la forme outillée implique d'être dans le hors-d'oeuvre d'une définition formelle du faire, de se départir de la prégnance du comment (l'adverbe confond deux sens: celui de la recherche du procédé pour faire ceci plutôt que cela et celui de l'organisation différentielle et segmentale inhérente à tous les procédés) et du quoi faire, (autre confusion, celle qui annule la différence entre le pourquoi faire et le pour faire quoi: l'image à produire n'est pas le dessin; celui-ci comporte des tâches différentes qui incorporent chacune une fin différente, et des unités distinctes par lesquelles l'activité se distribue, se divise en un certain nombre de séquences opératoires qui sont chacune un "pour faire quoi" . Relativement à une image à produire je peux m'y prendre par la chromatisation, la linéarisation, le modelage, la taille ou l'assemblage; je peux impliquer la chromatisation et la linéarisation, le modelage et la taille et l'assemblage, je dispose d'une possibilité de choix et de cadres de variations préfabriqués en quelque sorte) de se désengager d'une production, bref: il ne s'agit pas à l'inverse de la production, d'organiser la faisabilité de l'affaire, mais de retourner à l'organisation du faire.
Par prégnance de la fabrication, l'activité technique est telle que la fabrication disponible supplante la chose à faire en la soumettant à son ordre systématique au point qu'il n'y a alors rien d'autre à faire que de contrôler le fonctionnement des dispositifs. L'outil est le maître et propose le traitement des seuls problèmes dont il assure la résolution. Le pamplemousse, tel qu'il est traité, coupé en deux, puis par tranches, laisse une frange gaspillée si l'on s'en tient à la seule cueillette du résultat découpé; pour aller jusqu'au bout de l'affaire et parvenir à une efficacité maximum, la petite cuillère fait tout: elle racle au risque des projections dans les yeux, elle presse au risque de se plier en deux pour vous desservir, elle puise le jus en s'efforçant de ne pas y mêler les pépins et les parties non pulpeuses. Le fait que la peau soit épaisse nous situe dans le rapport à l'outil parce qu'il garantit le non-percement du récipient qu'on a repéré dans le fruit à la différence du kiwi qui impose, si l'on procède de la même façon, qu'on évite l'écrasement du fruit dans la main en faisant continuellement attention, contournant intérieurement l'enveloppe par la seule taille d'une cuillère aux bords relativement tranchants.
Relève du même processus le cas où le gamin ne dessine que des profils parce qu'il ne dispose pas de l'unité graphique qui garantit la production de la représentation du nez, aussi le cas où l'adulte géométrise par des cercles et des segments de droite la représentation du bonhomme pour éviter un contour dont la maîtrise en chacun des points de la fluctuance exigerait une durée d'attention plus grande pour un résultat qui selon lui ne vaut pas la peine: en comptant sur la seule orientation des segments l'homme qui marche s'oppose non seulement à l'homme fixe mais aussi à l'homme de face.
Dans l'exemple ci-dessus le cercle outille le tracé pour produire une représentation de la tête, mais sans différencier la face du profil; à supposer qu'on fixe la partie correspondant à la tête (ce qui ne s'impose nullement) ce n'est que parce que par ailleurs le graphisme change qu'on a affaire à une vue de face plutôt que de profil. La technique utilisée ne permet pas de produire la distinction autrement que par des tracés complémentaires.
Le pôle de la production s'affirme outrancièrement lorsque prime l'efficacité au point qu'on ne peut à aucun moment du labeur détacher le geste de sa finalité; cette conduite contraint non seulement à employer le moyen nécessaire mais à le considérer comme insuffisant et donc à veiller à son asservissement à la fin jusqu'à l'obtention du résultat . Ce pôle organise la réintroduction de l'instrument qui conteste, par l'attention constante qu'il implique, la relative négligence de l'outil. Le trajet est le modèle auquel l'activité alors se conforme.
On peut néanmoins distinguer dans la production une façon de s'y prendre qui se rapporte davantage à la fabrication, d'une autre qui privilégiant le trajet final tend à l'instrumentation. Ainsi pour peindre une surface polychrome, il est possible de répéter la même opération relativement à toutes les zones de même teinte bien qu'elles soient éloignées et que plastiquement il soit ainsi impossible d'en percevoir les effets interactifs dans l'ouvrage ou bien le recouvrement s'effectue par progression d'une zone à une autre qui lui est contigüe obligeant à changer de couleur.
Plus généralement la production en série qui conduit au travail à la chaîne réduisant les opérations de chacun pour pouvoir les répéter facilement relève de cette prévalence de l'outil, tandis que le travail à façon (qui se paye en raison de l'ouvrage) n'a cure que du service à rendre et des moyens pour y parvenir tend à se rapprocher de l'instrumentation.