Le regard artificialisé
 
 

 

140- Ces regards que la technique propose

Le regard n'est pas technique seulement lorsque nous portons des lunettes. Il l'est abstraitement parce que le constructeur de par sa technique construit sa vision, en opposition dialectique avec ce qu'il voit naturellement et en l'occurrence, contre une praxie.

· Fujihata a produit une micro-sculpture sur une plaque de silicone de 360 microns de côté. Cette sculpture n'est visible que par l'intermédiaire d'un microscope électronique. (Art Press n°191, mai 94). L'intérêt de la technique est de rendre visible l'invisible, en nous faisant voir autrement; en l'occurrence, mais aussi depuis la loupe, la technique produit du non vu en permanence, de l'invisible. Ce que l'on voit contient dès lors de l'infiniment petit et l'univers paraît s'agrandir.

· La photographie et la peinture ne ne font pas voir différemment une même réalité; chaque technique produit sa réalité: en témoigne cet extrait d'un interview de Eric Fischl:

"On prend une photo, on tourne un film, ce sont des prises de vues. Je pense qu'en regardant une peinture, le spectateur sent la présence d'une personne; ce qu'elle a vu de ses yeux, senti et construit de sa main; la moindre couleur , le moindre changement d'échelle, la moindre illusion, le moindre effet de planéité, le moindre détail du tableau a été consciemment , délibérément pesé." Art Press n°191, mai 94, p.27

La photographie produit de l'instantané, la production d'une image ne s'inscrit plus dans la durée comme avec la peinture; en somme l'invention de la photo fait exister la peinture autrement: sa lenteur nous est perceptible parce que pertinente dans le rapport à la photo. Mais avant d'être instantanée, elle a produit la pause (autrement que ne le firent les portraits de peinture, l'enregistrement allant de paire avec l'immobilité à une époque où le flou n'était pas admis), il a fallu attendre et attendre jusqu'à 40mn dans certains procédés à l'albumine: la cause de l'invention de la pause elle est là dans cette nécessité technique qu'il y avait à ne pas bouger, d'où le réaménagement de ce que l'on prenait en photo parce qu'il valait mieux alors être confortablement assis dans un fauteuil que de faire semblant de courir en restant debout sur un pied. Selon ces procédés très lents le plus photogénique ce ne pouvait être que la nature morte.

La photographie produit une autre réalité: celle du noir et blanc; elle néglige la réalité sensible des couleurs et produit par contrecoup une attention aux différences de valeurs: là encore il a fallu réaménager la réalité pour la rendre photographiable (donc photographiée avant de l'être vraiment): pour s'en persuader il suffit de supposer que deux objets à distinguer de couleurs différentes soient de même valeur.

La photographie peut enregistrer n'importe quoi, l'instantané toujours repoussé a techniquement ses limites; il est toujours une durée qui nous fait rater l'instant té conceptuel: l'instantané n'est donc qu'un temps d'ouverture régi par notre compréhension du monde ; il n'a pas d'autre existence photographique.

 · Avec la machine à laver, le linge est sale quand celui traité par lavage à la main est encore propre: la machine à laver produit une nouvelle saleté ("Omo" faber lave plus blanc)

 · A l'époque où en campagne on faisait encore les fagots on disaient facilement aux enfants et plus facilement encore dans les fermes qu'ils étaient mal fagotés en parlant de leur façon de se vêtir: la pratique du fagotage faisait voir du fagot dans l'homme vêtu.

141- La perception et l'action

En gravure, le toucher utile ne retient du creux que sa profondeur alors que perceptuellement on peut du creux sentir ses bords, ses arêtes, ses talus...

Il ne saurait y avoir de panorama du toucher (...) pour la main , toutes les choses sont comme des îles dans la mer. Jean Brun

 Ainsi, conséquence de l'hypothèse de la dissociation des plans séparant dans le rapport à la chose l'objet que la conscience permet d'en retenir du trajet que la conduite élabore, le tactile utile n'est pas le tactile perçu. Si les barbes garantissent l'obtention du trait velouté, elles sont à repérer, à contrôler, cette vigilance nous aveugle quant au reste (couleur, chaleur.de la plaque)

De même pour l'imprimeur l'aspect du papier n'est considéré que par l'information qu'il donne quant à sa résistance, son épaisseur, sa consistance; pour son regard technique l'épair ne compte pas.

142- La conception et l'action

A propos de l'idée courante consistant à considérer les choses comme "objets porteurs de sens", "sémaphores" dit Michel Serre (Esthétiques sur Carpaccio):

Lorsqu'il s'agit de choses élaborées pour produire un sens comme l'écriture, la formule n'est pas abusive ; elle l'est lorsqu'il est question de vêtement, d'architecture, de cybernétique, etc., toute chose formée pour rendre un service qui n'est pas un message à transmettre. Ces choses sont d'abord là pour produire une utilité, même si notre imaginaire s'en empare pour émettre un sens. L'ergologie ne peut donc souscrire sans précaution à l'affirmation de Roland Barthes pour qui "tout usage tend à se convertir en signe de cet usage". Passer l'aspirateur n'est pas principalement le signal de l'aliénation de la femme de ménage, c'est avant tout un appareil de nettoyage par aspiration. Assigner d'emblée à l'ouvrage une fonction de symbole, c'est escamoter la technique qui lui est inhérente, raison principale de sa production. La cuillère Fan n'a pas attendu Giacometti pour faire l'objet d'une interprétation, son manche bifide, anthropomorphe la montre, mais cette symbolisation s'articule à une technique alimentaire sans laquelle la cuillère n'existe pas et qui rend compte de la condensation du ventre et de la tête opérée signalétiquement.

2 - L'ABSTRACTION DE L'ART

 
Le Regard technique
entrer