31- L'OUTIL ET L'INSTRUMENT: deux types d'attention
Voici une triple photo extraite de la une d'Ouest France qui sont censées illustrer la rigueur budgétaire imposée aux français en 1995; leur intérêt tient aux faits qu'elles montrent ce que l'opérateur est chaque fois contraint à bien viser si l'on peut dire, c'est-à-dire à mettre en rapport une sortie avec une entrée en manipulant des tubes. Dans l'affaire, on se rend compte que l'outillage ne fait pas tout: le trou du réservoir ne va pas vers l'orifice du tuyau; la manoeuvre n'est pas assurée dans sa totalité, il faut une certaine habileté pour ne pas renverser à côté. De même le fumeur doit faire l'effort de ne pas bouger, et ni sa cigarette ni son briquet ne garantissent ni leur immobilité ni leur proximité momentanée (je ne parle même pas de l'adresse qu'il faut pour coordonner la rotation de la molette avec la libération du gaz). Et l'on peut transposer la même analyse au rapport entre la bouche et le micro (il faut continuellement pendant qu'on parle maintenir la même distance entre les deux) et à celui d'orientation qui relie la télécommande à l'écran. On constate à chaque fois que l'outillage n'est pas fait pour être totalement efficace.
Ceci pour avancer un premier paradoxe: l'outil se définit par son inefficacité; son corolaire est l'efficacité de l'instrument.
L'outil s'affirme comme disponibilité lorsque, dans la pratique, le constructeur fait sans faire quelque chose, comme le suggèrent Dennis Oppenheim et Ulrich Rückriem:
"Quelle que soit semble-t-il l'habileté de celui qui objective sa pensée, le résultat n'est jamais aussi puissant que l'idée initiale. (...) Le procédé réducteur employé dans la poursuite de la forme a toujours été un dilemme et finalement pose le problème de savoir si le projet en fait ne se perd pas au cours du trajet de l'idée au travers de la forme. Pourquoi ne pas inverser le procédé et permettre à la pensée de s'insérer après que la forme ait été mise en place."
Dennis Oppenheim
"Le hasard, la chance, la malchance sont très importants pour la pierre. On ne peut jamais voir ce qui se passe à l'intérieur d'un bloc. Souvent il m'arrive alors de modifier mon projet au cours de mon travail."
Ulrich Rückriem
Ce qu'ils laissent entendre, c'est la survenance de la chose à faire relativement à des possibilités diverses et multiples qu'offre le travail: polyvalence de l'outil ...
NB: l'outil et l'instrument sont appréhendés en tant que processus, non comme chose concrète qu'on a dans la main. Il est important (pour me suivre) d'appréhender l'instrument comme instrumentation, comme mise en rapport du moyen avec la fin : tandis que l'outil les dissocie en les analysant l'un et l'autre, l'instrument les associe comme les deux moments d'une action dont le début n'aurait de raison d'exister (raison agissante) que par la fin qui est visée..
Les tableaux de sable initiés par André Masson comportent deux phases apparentes qui correspondent à la mise en oeuvre de l'instrument et de l'outil: instrumentation dans le rapport à la colle si celle-ci oblige à en contrôler constamment les lieux d'application (même si la linéarisation est là qui assure une orientation de la matière qui se fait trait dans le sens où on peut la tirer dans un sens) , outil par le collage qui assure la localisation du sable sur les endroits encollés indépendamment de la façon qu'on a de le répandre. On n'est plus alors contraint de surveiller l'apposition du sable sur le trait (fin) en l'y mettant par pincées (moyen), le collage fait pour nous, ça se fait tout seul (le "ça" indiquant alors l'inconscient technique)
311- La vigilance spécifique de l'instrument
Si le graveur ne fait pas d'épreuve d'état pour contrôler son travail de taille, il lui faut scruter les creux pour s'assurer sans jauge qu'à l'endroit où il attend un noir ne surviendra pas un gris. Le toucher alors est utile, mais c'est à condition qu'il s'exerce avec vigilance, pour percevoir qu'un fond de cuvette n'est pas suffisamment rugueux, qu'une incision a bien les barbes qui rendront à coup sûr le trait velouté. La main doit pour cela explorer toute la surface de la plaque; en cela elle est besogneuse.
Peut on déduire du fait que la description du paumage s'avère difficile qu'il a recours à l'instrument? (cf. la revue "l'estampe", l'encrage)
312_ la négligence propre à l'outil
Non seulement la calculette me dispense de calculer mentalement (comme l'écriture manuelle d'ailleurs) mais spontanément sa disponibilité fait que je procède "automatiquement" c'est-à-dire sans souci de la finalité à savoir l'importance du résultat. Ceci fait que je peux même être démuni au point de n'avoir plus en référence l'ordre de grandeur attendue qui me permettrait de corriger tout de suite une erreur grossière du genre un zéro de plus ou de moins.
313- le contrôle lié à l'outil
L'outil introduit du discontinu: l'attention à la plaque est morcelée par les multiples opérations qui en font le trajet techniquement analysé. Les séquences opératoires sont multipliées en gravure et mettent donc particulièrement en péril l'aperçu unitaire du travail que la main qui instrumente tendrait à "main-tenir".
Il ne saurait y avoir de panorama du toucher (...) pour la main, toutes les choses sont comme des îles dans la mer.
Jean Brun
L'observation semble contredire l'analyse ergologique...sauf si l'on considère la réalité d'une conduite dissociée de la conscience et si dans l'activité on confond l'outil et l'instrument.
314- la coexistence de l'outil et de l'instrument
Supposons qu'un cercle est à faire: je peux m'y prendre de deux façons: à main levée, ce qui m'oblige à contrôler continuellement l'orientation de mon tracé; ou bien je procède avec un compas et je peux fermer les yeux. Néanmoins dans le premier cas, si je ne suis pas outillé pour guider mon trait, je suis outillé pour tracer; et dans le second cas il me faut maintenir la pointe du compas fermement pendant toute la séquence.
Voici un cas où le rapport outillé au monde semble l'emporter en efficacité sur l'instrumentation: dans un buffet de cuisine il y a à ranger plus d'ustensiles que les étagères ne le permettent en étendue (non en poids); par suite de quoi j'entasse. L'entassement n'est pas le rangement seulement en ce qu'une chose n'est plus disposée à même l'étagère parce que la surface de base n'assure pas alors un équilibre stable. En définitive pourtant lorsque j'ai à prendre l'ustensile du dessous je soulève de l'autre main celui du dessus pour qu'il ne dégringole pas ; c'est en cela que l'instrumentation est efficace.Le rangement peut s'avérer totalement inefficace, tout dépend de ce qu'on met ensemble, ce qui n'est pas garanti techniquement, d'où la formule "trop bien rangé" quand il s'agit de réunir le matériel nécessaire.
Si l'on considère l'activité de découpage, on se rend compte à voir la difficulté des gamins à manier la paire de ciseaux, surtout dans le rapport à une feuille de papier mince, que le dispositif de découpage assure bien une séparation de la feuille de papier en deux, non une découpe que seule l'instrumentation permet , par l'habileté déployée, en l'occurrence par le glissement serré des deux lames l'une contre l'autre et la mise en rapport perpendiculaire avec la feuille de papier à découper.
Dans la manipulation d'une règle on outille autant qu'on instrumente puisqu'elle n'est faite que pour guider, sa fixité dépend de la seule force avec laquelle on l'applique sur le plan de travail.
Voici deux couteaux: l'un à manche plat l'autre à manche rond: au découpage on se rend compte que le manche rond doit être serré davantage que le manche plat pour que la lame ne s'aplatisse pas. C'est que le couteau à manche plat intègre dans la manutention par le manche un dispositif de fixation assurant sans effort le maintien vertical de la lame.
Supposons maintenant qu'avec ce couteaux je coupe un kiwi (le fruit) et que je me serve d'une cuillère pour extraire la pulpe des deux demi-sphères obtenues; dans la mesure où je n'ai pas choisi entre les cuillères celle qui présente le tranchant nécessaire pour outiller l'extraction, je peux dire qu'un seul dispositif de débit est mis principalement en oeuvre; dans le cas contraire, j'implique de la taille (une telle possibilité ne se rencontre pas s'agissant d'un pamplemousse dont la chair à découper exige un tranchant relativement plus important qui fait qu'au regard du pamplemousse à découper il n'y a pas de cuillère tranchante). Mais l'instrumentation refait surface dans le rapport à la fin: la taille ne pouvant s'accomplir que par le matériau de tendreté, elle cesse d'exister dès qu'elle rencontre une résistance; à supposer qu'on poursuive l'évidement, on ne sait plus alors très bien ce qu'on fait, si on racle la pulpe sans raclette ou si on l'écrase pour puiser le jus ou la pâte jusqu'à épuisement, le tout en évitant (attention) de crever la peau pour que ça ne dégouline pas. Dans cette hypothèse on se rend compte que la phase terminale n'est pas assurée (c'est pourquoi beaucoup jettent le fruit alors qu'il en reste!)
Exemple d'atelier: en manipulant un couteau à peinture dans le rapport à de la pâte on assure un enduit, non la régularité de la couche dans son épaisseur, s'efforcer de l'obtenir ainsi c'est instrumenter, c'est à dire compter sur son geste et non sur le matériel pour n'en mettre ni trop ni trop peu. Si par contre j'ai recours à la raclette à dents, je suis sûr d'égaliser l'épaisseur; cette assurance est toutefois relative: elle suppose encore que par instrumentation je veille à orienter la raclette suivant un angle invariable.
Pour conclure ce chapitre sur l'action et l'activité outillée, il apparaît qu'en recourant à l'outil on ne cesse pas pour autant d'instrumenter; les deux processus coexistent nécessairement dans l'activité tendant à faire de celle-ci plutôt une besogne qui implique totalement l'attention ou plutôt un travail qui tout à la fois présuppose et procure du loisir.