C’est parce que les contingences de la vie quotidienne maintiennent notre pensée au ras du sol que perdure ce qu’il faut bien appeler une forme de bêtise inextirpable de l’esprit humain, faite à la fois d’ignorance obstinée et d’accoutumance satisfaite – dont on ne dit pas suffisamment qu’elle est l’une des conditions essentielles de reproduction du désordre établi. C’est elle en effet que sollicite en permanence le travail de toutes les instances de défense et de conservation du monde existant, qui peuvent toujours s’appuyer, en dépit de toutes les avancées du savoir et de la diffusion des lumières, sur l’incroyable persistance dans notre entendement de confusions grossières dont nous savons bien, abstraitement et en principe, qu’elles sont des erreurs mais dont nous sommes incapables de nous défaire ni de tirer des conséquences pratiques. Par intérêt, paresse, veulerie, perversité, lâcheté, niaiserie ? Pour toutes ces raisons sans doute et quelques autres encore. N’importe : ce qui est ici à souligner, c’est le rôle éminent joué par ce genre de bévue dans le fonctionnement d’un système de domination sociale dont la pérennité repose sur la capacité de ses membres, dominants et plus encore dominés, à prendre et faire prendre le poids pour la masse, la force pour le droit, l’avantage de quelques-uns pour l’intérêt général, la licence pour la liberté, le plaisir pour le bonheur, la vengeance pour la justice, le parti socialiste pour la gauche française, les EU et l’UE pour des démocraties, l’avoir pour l’être, le toc pour l’authentique et les vessies pour des lanternes dans tous les domaines.
Nous savons bien que tout cela est faux. Ou plutôt nous devrions le savoir car la fausseté de ces croyances nous a été maintes fois prouvée dans les faits et depuis longtemps. Mais nous continuons, imperturbablement, pour une foule de raisons inextricablement emmêlées, à faire comme si ça n’avait aucune importance. À telle enseigne qu’on en arrive à se demander si, au-delà de toutes les motivations et circonstances locales et occasionnelles, qui poussent à la réactivation constante de nos illusions, celles-ci ne seraient pas la manifestation d’une sorte d’invariant structurel, quelque chose comme une propriété anthropologique capable d’opérer dans les contextes empiriquement les plus divers.
Pour nous entenir au sujet qui nous occupe, celui de notre irréductible propension à confondre la réalité avec ses apparences, bornons-nous pour finir, à évoquer une des confusions les plus utiles aujourd’hui à la reproduction du système et les plus difficiles à combattre : la croyance inepte que l’actualité, c’est la réalité – illusion qui exerce particulièrement ses ravages dans les esprits contemporains, conditionnés dès la petite enfance à ne percevoir la réalité des choses qu’à travers des médias de toute nature, c’est-à-dire par l’intermédiaire d’une énorme machine à fabriquer un produit symbolique distribué sur le marché sous l’appellation d’« actualité » et dont l’information journalistique est l’expression par excellence.
L’écrasante majorité des consommateurs de ce produit le confondent avec la réalité comme ils confondent la masse et le poids : la masse, en l’occurrence, c’est le matériau brut de ce qui se passe objectivement en Syrie, en Ukraine, en Iran ou ailleurs ; le poids, c’est le traitement partiel et partial que les médias infligent à cette réalité. L’information qu’ils en tirent est une représentation fabriquée, que les médias nous vendent comme un enregistrement exact et fidèle de ce qui se passe dans la réalité, alors qu’il ne s’agit pour l’essentiel que de la vision propre aux chancelleries et aux services de propagande des grandes puissances capitalistes occidentales, vision épousée et relayée depuis ses rédactions parisiennes, à grand renfort publicitaire, par une armée de bobos prétentieux et mystifiés qui confondent systématiquement le poids et la masse mais se prennent néanmoins pour des géopoliticiens avertis et, rivalisant de rhétorique belliciste, pour des champions des droits de l’Homme – dans leur version atlantico-otanienne, exclusivement.
Cela, bien sûr, tout le monde le sait depuis longtemps. Mais tout le monde, ou presque, fait comme si l’« actualité » mise à l’antenne ou en page était la réalité même. À partir de quoi, tout le prétendu combat pour « changer les choses » s’en trouve déréalisé et dégénère en simulacre.
(Art.04/14)
Du fait même de leur position intermédiaire dans le continuum des classes sociales, les classes moyennes sont à la fois et indissociablement dominantes et dominées, à un degré variable suivant la fraction considérée. L'histoire sociale de ces couches est d'ailleurs éclairante. Dans toutes les sociétés où se sont développées historiquement des classes moyennes, par exemple dans la Rome impériale, ou dans les sociétés occidentales, profondément inégalitaires, de la Renaissance au XVIIIe siècle, le rang de chacun était fixé par la naissance, les roturiers des classes moyennes n'avaient pas d'autre moyen d'accéder pleinement aux classes supérieures que l'anoblissement. L'argent et le savoir ne suffisaient pas à assurer une totale intégration des « parvenus » au monde de l'aristocratie, du patriciat, des « bien nés », bref de ceux qui étaient par essence et de droit divin les vrais maîtres du monde, lointains et fascinants. Lorsque, à la suite des évolutions et des révolutions d'où est sorti le monde développé contemporain, la grande bourgeoisie a supplanté l'ancienne noblesse, ces nouveaux dominants ont conservé pour une part l'aura, la capacité de fascination et d'attraction qu'exerce toute puissance sociale sur ceux qui y sont soumis, mais en même temps la mythologie propre aux régimes républicains démocratiques, en répudiant le droit divin et en surestimant grandement les chances de mobilité ascendante et de promotion sociale, a rendu ces postions dominantes moins inaccessibles en apparence et en droit qu'elles ne le sont en fait et aiguisé les ambitions et les aspirations des petits bourgeois à s'y élever.
Mais ce qui est sans doute le trait le plus caractéristique de la situation actuelle, c'est que la petite bourgeoisie est devenue elle-même globalement une puissance sociale (je dis globalement parce que le constat doit être modulé selon les fractions considérées, certaines d'entre elles étant même en voie de déclin).
… Les classes moyennes ont toujours fourni aux classes supérieures les auxiliaires indispensables à l'imposition et à l'entretien de leur domination. Aujourd'hui les fractions les plus impliquées dans cette collaboration sont non seulement plus nombreuses mais aussi plus riches en capitaux divers et particulièrement en capital culturel du fait d'un niveau d'études de plus en plus élevé et spécialisé. Elles ont la possibilité de travailler en permanence, non pas seulement à la célébration du mode de vie des dominants, mais à la mise en scène et à la légitimation de leur propre style de vie. De sorte qu'on voit aujourd'hui se développer et se répandre, en concurrence avec la culture légitime traditionnelle, dont le vecteur essentiel reste la formation scolaire et universitaire, une « culture moyenne » qui trouve dans les médias sa source et son véhicule. Et on comprend qu'aux yeux des classes populaires, le modèle par excellence de la réussite sociale soit non pas celui de la grande bourgeoisie dont elles ignorent à peu près tout, mais celui de cette petite bourgeoisie salariée ou non qui a accédé à l'american way of life et qui, par tous les moyens de la publicité et du tapage médiatique se donne à elle-même en même temps qu'aux autres le spectacle de son excellence autoproclamée et du bonheur dans la consommation.
Pour toutes ces raisons, on a vu, aux cours des dernières décennies, s'accuser le contraste entre les deux aspects fondamentaux du rapport compliqué que les classes moyennes entretiennent avec les classes supérieures (il faudrait de même analyser leur rapport ambigu avec les classes populaires) : entre d'une part l'attitude de soumission, d'admiration et de gratitude qui est traditionnellement celle des dominés envers les dominants, et d'autre part, l'attitude de concurrence, voire de contestation de la supériorité des dominants, qui se manifeste particulièrement dans les élites des classes moyennes qui ont fini par constituer un véritable « établissement » en compétition ouverte avec son homologue grand bourgeois. L'évolution sociologique et doctrinale du parti socialiste depuis plus de deux décennies, avec sa « gauche caviar », en est une illustration quasi idéale typique.
La socialisation des agents dans cet entre-deux social - entre deux pôles, entre deux univers et entre deux chaises - entraîne une structuration caractéristique de la personnalité chez les membres de ces populations. À la différence des classes dominantes ou, à l'opposé, des classes populaires — qui évoluent globalement dans un espace unidimensionnel et univoque où elles se définissent soit comme celles qui dominent tous les autres, soit comme celles qui sont dominées par tous les autres -, les classes moyennes, toutes fractions confondues, évoluent dans un espace bidimensionnel où elles doivent en permanence se définir par leur double rapport à ceux qui les dominent et à ceux qu’elles dominent. Telle la chauve-souris de la fable, les membres des classes moyennes peuvent s’écrier : « Je suis oiseau, voyez mes ailes / Je suis souris, vivent les rats ! »
D’où le caractère fondamentalement équivoque, ambivalent comme dirait la psychanalyse, de leurs rapports avec la bourgeoisie d’une part et avec les classes populaires d’autre part. Dans les deux cas on peut observer un rapport complexe d’attraction/ répulsion qui se manifeste dans des stratégies contrastées de séduction ou au contraire de rejet, de rapprochement ou de mise à distance. C'est ainsi que les membres des Classes moyennes, qui sont souvent issus des classes populaires ou qui redoutent d’y replonger, sont tiraillés entre d’une part l'inclination à consommer une rupture distinctive irréversible avec la masse indistincte et d’autre part la tendance à éprouver solidarité et compassion envers les petites gens. La composition de ces deux tendances spontanées trouve sa résultante dans les nombreuses pratiques de condescendance qui consistent a se pencher avec bienveillance sur le sort des « gens du peuple » pour les instruire, les animer, les insérer, les soigner, les conseiller, s’en faire les porte-parole, en particulier sur le plan politique, et utiliser a son profit la force de l'alliance avec les plus dominés dans la compétition avec les plus dominants.
On observe la même ambivalence dans le rapport à la bourgeoisie. Celle-ci fascine littéralement les classes moyennes, qui rêvent d’accéder au style de vie grand-bourgeois, tel qu’elles l'imaginent dans leur cinéma intérieur. Mais, faute d’en avoir les moyens effectifs, les petits-bourgeois vivent la relation a leur modèle sur le mode du dépit amoureux, dépit qui, en réponse à la morgue et à la condescendance des puissants, peut se transformer en ressentiment agressif, voire en haine maladive.
D’une façon plus générale, l'ambivalence des classes moyennes est à la racine de leur rapport au monde social existant. Elles tirent de celui-ci tous les bénéfices et même tous les privilèges dont elles jouissent, et peut-être plus encore que les bénéfices réels, forcément limités, provenant de la relative redistribution des biens matériels et symboliques, l'espoir de bénéfices futurs liés à leur possible promotion ou à celle de leurs enfants.
Mais en même temps et inséparablement, les petits-bourgeois qui aspirent à entrer en grande bourgeoisie ne cessent de buter de mille façons sur les obstacles le plus souvent insurmontables qui s’y opposent, car la mobilité sociale, qu’on a fortement tendance à surestimer en démocratie, n’est pas de nature à entraîner une redistribution générale des capitaux à chaque génération ni à enrayer les mécanismes de reproduction sociale.
Les classes moyennes sont donc structuralement destinées à vivre entre espérance et déception, entre adhésion et désenchantement, dans un système qui par nature ne peut qu’engendrer et exacerber des attentes qu’il ne peut satisfaire totalement. La logique objective de leur condition conduit les petits-bourgeois à développer deux sortes d’attentes : les unes, proportionnées aux capitaux dont ils disposent réellement, les attentes orthodoxes si l’on peut dire, ont toutes chances de recevoir satisfaction, ce qui a pour effet de renforcer l'adhésion et d’alimenter le consensus. Les autres, les attentes hérétiques, celles qui sont exorbitantes par rapport à la position réelle, ont toutes chances d’apparaître comme d’irrecevables prétentions et d’être rejetées, ce qui a pour effet d’attiser la frustration et d’alimenter la contestation.
Ce schéma de base est valable pour toutes les fractions de la petite bourgeoisie. Selon la nature et le volume des capitaux qu’ils détiennent, selon leur situation actuelle et leur histoire sociale, chaque fraction des classes moyennes et, à l'intérieur de chaque fraction, chaque groupe ou catégorie développent à un moment donné des stratégies spécifiques caractérisées par des doses variables d'adhésion et de contestation. Par exemple, on a une forte probabilité de trouver chez les enseignants, et chez les enseignants du second degré plus que chez ceux du supérieur, une forme de contestation de l’ordre social beaucoup plus critique que chez les journalistes, ou a fortiori que chez les commerçants. Le capital culturel et le rôle historique des uns et des autres y est évidemment pour beaucoup.
Mais indépendamment de ces variations, il semble difficile d'imaginer que les composantes des classes moyennes, en dehors de minorités radicales à certains moments et pour des raisons particulières, puissent se mobiliser contre le système au point de mettre son existence en péril. La contestation qui peut se faire jour et qui peut s’exprimer parfois sous une forme violente est en général une contestation dans le système et non une contestation du système. D’où le succès que rencontrent dans ces populations les différentes variantes de la pensée réformiste qui ont en commun de considérer que tous les aspects du fonctionnement du système peuvent être légitimement discutés mais que le principe même de son existence doit rester en dehors des limites de la discussion légitime, comme si ce sujet était frappé d’un tabou.
En d’autres termes, les classes moyennes peuvent se battre pour modifier certaines règles du jeu établi, mais sans cesser de jouer le jeu, dont elles n'imaginent même pas qu’il puisse s'interrompre. Les dissensions sur les règles du jeu entraînent parfois, dans la fièvre des combats, des affrontements spectaculaires qui peuvent faire illusion sur la nature et la force des oppositions. Mais la dissension n'est pas la dissidente, et moyennant quelques concessions arrachées aux dominants tout finit par rentrer dans l’ordre. Les classes possédantes et dirigeantes ont depuis longtemps appris à gérer les soubresauts et les ruades des populations qu’elles ont attelées au char de leur domination. Elles savent non seulement manier la carotte et le bâton mais aussi mettre en œuvre, quand la situation l'exige, des stratégies d'union sacrée qui, sous couvert de défense des valeurs universelles, rangent les classes moyennes sous la bannière de l'ordre établi, qu'il importe de défendre contre un ennemi forcément barbare et diabolique. aujourd’hui, elles savent même le faire à l'échelle internationale, sous une bannière étoilée de préférence. (ENG-11)
Consensus-dissensus de la classe moyenne
Le consensus social est un processus dialectique. l y a toujours du dissensus dans le consensus, de l'agitation de surface qui masque le calme des grands fonds. L'adhésion de fond des classes moyennes à l'ordre établi n'exclut en aucune façon qu'une partie d'entre elles se mobilise à un moment ou a un autre pour se lancer dans une vigoureuse contestation, quand elle estime ses intérêts menacés (d'autant qu'elle subit une forme de prolétarisation rampante dans de nombreux secteurs... Toute la question est de savoir ce qui est contesté et à quelles fins. Il ne suffit pas de se dresser contre la politique d'un ministre pour faire la preuve qu'on est pas « inféodé au néo-libéralisme ». en 2003 comme en 1995, les principales revendications portaient sur le travail et tout ce qui s'y rattache (durée, pénibilité, salaires, carrières, retraites etc) et non sur la nature du système capitaliste... Il serait donc excessif d'en conclure que la majorité, non pas des classes moyennes dans leur ensemble, mais même des seules fractions mobilisées, adhère à un projet révolutionnaire et appelle de ses vœux un véritable socialisme.
Il n'est même pas sûr que ce soit là la perspective du mouvement altermondialiste. Et il est encore moins sûr que ces mêmes catégories contestataires ne ramèneront pas au pouvoir, en France, une « gauche de gouvernement » décidée à parachever, avec les euphémismes et les simagrées d'usage, sont entreprise sociale-libérale d'aménagement du système capitaliste. En tout cas, les dirigeants du PS semblent y compter fermement. (ENG-11)
Voir aussi : classe sociale
Bourdieu n’avait pas du champ scientifique une vision plus irénique que celle de n’importe quel autre champ social. Il savait que non seulement les vérités scientifiques sont un enjeu de luttes internes qui peuvent être féroces, spécialement quand elles touchent à l’explication du social, mais encore que leur établissement apporte, ou retire, par le biais des homologies de structure, de l’eau aux divers moulins de la domination sociale. Il considérait, non sans raison, que notre société de classes est ainsi faite qu’elle ne peut fonctionner qu’en entretenant chez ses agents la méconnaissance de ses mécanismes. Une transparence véritable ne pourrait que compromettre le fonctionnement des dispositifs de reproduction de la domination sociale en conduisant les agents sociaux, pris à leur insu dans ces mécanismes, à remettre éventuellement en question des adhésions d’autant plus sûres et durables qu’elles vont sans dire et sans penser. En éclairant le fonctionnement objectif des rapports sociaux, la sociologie critique contribue, beaucoup mieux que bien des bavardages politiciens, à créer les conditions d’une lutte plus efficace contre les forces de domination qu’elle démasque. La science sociale doit faire la clarté, dire la vérité sur la société et sur les causes réelles des inégalités et de la souffrance sociales, et c’est dans la mesure où elle dit vrai qu’elle peut être utile au combat émancipateur. Quand ils prennent pour objet les structures de la société, les jugements scientifiques sont inséparablement des jugements de fait et des jugements de valeur. C’est donc en se soumettant le plus scrupuleusement possible au devoir d’objectivité dicté par la moralité scientifique que le savant, en se battant pour imposer symboliquement la vérité du monde social, se donne les meilleures chances d’accomplir en même temps son devoir moral de solidarité avec les opprimés auxquels il apporte des armes de subversion symbolique de l’ordre établi. Ces armes, Il importait à Bourdieu de les disséminer le plus largement possible, par tous les moyens d’expression et de publication, y compris par l’intervention personnelle dans toutes les enceintes et toutes les circonstances où il est question de la vérité du monde social. C’est pourquoi il a consacré une si grande part de son énergie à ces interventions tous azimuts dont le recueil récemment publié nous rappelle la diversité des thèmes abordés, la variété des registres utilisés et la constance des principes défendus.
La lunette que Bourdieu applique à l’observation du monde social fait apparaître des aspects ignorés de son mouvement. Elle montre non pas qu’il s’agit d’un monde de luttes incessantes où le bonheur des uns se bâtit sur le malheur des autres. Cela, on le savait bien avant lui et il n’a – pas plus que Marx d’ailleurs – inventé la lutte des classes. Mais il a mis en lumière, à la différence de la vulgate marxiste enfermée dans une conception économiste de la lutte, le fait que cette lutte se déroule à des niveaux et sous des formes multiples et inattendues, y compris sous la forme transfigurée qu’elle revêt dans toutes les manifestations de la violence symbolique, violence paradoxale qui consiste à illusionner le dominé, à provoquer en lui le désir d’entrer dans le jeu d’une domination parée de séduction et qui, par le biais de cette soumission connivente, donne aux rapports de domination la légitimité sans laquelle ils ne seraient que d’insupportables rapports de force. L’apport peut-être le plus important de Bourdieu à la connaissance du social, c’est précisément d’avoir montré que la logique de la domination innerve toutes les parties du corps social, en irrigue toutes les composantes et en imprègne toutes les structures à tous les niveaux, selon des modalités, des formes et des registres qui varient d’après le degré d’autonomie historiquement atteint par le champ considéré. De sorte qu’il n’y a en définitive rien de neutre en soi, rien d’inutile, rien d’indifférent, rien d’étranger à l’accomplissement de cette logique capable de faire flèche de tout bois et que c’est justement le travail de la science sociale d’analyser par quels canaux circule cette logique, par quelles médiations spécifiques elle s’accomplit à un moment donné dans un champ donné.
On conçoit le dépit ou le désarroi de tous ceux qui doivent la parcelle de pouvoir qu’ils détiennent, et les profits qui vont avec, à leurs investissements dans des champs sociaux (tout spécialement ceux qui fonctionnent au capital culturel) où les hiérarchies sont traditionnellement censées s’établir sur les seuls mérites personnels et sur les seules qualités intrinsèques de l’individu, sans qu’on s’interroge jamais sur l’origine de ces mérites, sur les conditions sociales d’acquisition et d’opération de ces qualités et charismes ou sur l’adéquation entre les structures internes de la subjectivité et les structures objectives externes. Les enquêtes et les analyses de Bourdieu ont fait, par leur rigueur et leur minutie, voler en éclats le mythe de la démocratie culturelle (scolaire en particulier) et corollairement de l’innocence, de l’impeccabilité, du désintéressement et de l’indépendance des dominants du monde symbolique (des intellectuels spécialement). Ce travail lui a valu la reconnaissance de tous ceux auxquels il a fourni les instruments de pensée nécessaires pour déniaiser leur vision du monde en « défatalisant » et «dénaturalisant » les faits de domination. Mais en même temps, il s’est attiré non seulement le ressentiment inextinguible qui attend tout fauteur de désenchantement, mais encore la haine de ceux que le dévoilement de leurs compromissions et arrangements avec le système empêche de continuer à jouer leurs petits jeux en toute bonne foi et en toute bonne conscience. La mise en demeure morale contenue implicitement dans l’analyse bourdieusienne oblige chacun à assumer ses solidarités.
Parce qu’à ses yeux la cause fondamentale des misères humaines résidait dans les rapports de domination, Bourdieu considérait que le travail essentiel de la sociologie était de se livrer à l’analyse des mécanismes de toute nature qui assurent l’accomplissement des rapports de domination sous toutes leurs formes. Comme il aimait à le répéter, s’agissant de la vérité sur le monde social, sa seule « énonciation » équivaut à une «dénonciation » de ce que l’ordre social considéré peut receler d’arbitraire, d’inique et de meurtrier. On conçoit que les dominants, leurs auxiliaires et leurs clientèles n’aiment pas beaucoup cette sociologie-là.
S’il était convaincu que la production par la science sociale d’une connaissance vraie des rapports sociaux était une condition préalable, nécessaire à la libération des dominés, il n’y voyait pas une condition suffisante et ne considérait pas que la clarté jetée dans l’entendement entraînait ipso facto la mobilisation des énergies dans l’action. Bien que certaines de ses formulations aient pu donner parfois l’impression qu’il prêtait aux idées vraies une force révolutionnaire, il ne croyait pas que les idées étaient dotées d’une efficacité intrinsèque ni qu’un jugement éclairé était la garantie d’une action juste. Pour cette raison fondamentale que l’idée vraie est appréhendée non pas par un entendement pur mais par un habitus incorporé, à la fois cognitif et affectif, dont les inclinations invétérées et les intérêts inviscérés présentent une inertie plus ou moins difficile à surmonter. En bon pascalien, Bourdieu tendait à penser de plus en plus qu’il faut pour se convertir, c’est-à-dire en l’occurrence pour s’arracher à l’ordre établi et se battre, non seulement avoir une idée vraie de la situation dans laquelle on se trouve, mais encore avoir la « volonté de croire » et d’agir en conséquence. Et peut-être est-il plus difficile encore de susciter celle-ci que de répandre celle-là.
Voir aussi : classe moyenne
Toute société doit sa cohésion et sa stabilité relatives au fait que la socialisation de ses membres a pour effet (recherché ou non), de faire intérioriser en profondeur par chaque individu, bien au-delà de la conscience immédiate qu’il peut en prendre, l’ensemble spécifique des propriétés physiques et psychologiques, intellectuelles et morales, dont le système a besoin pour reproduire globalement, d’une génération à l’autre, ses structures et sa logique de fonctionnement. Le système social capitaliste cesserait de se soutenir s’il ne parvenait, par une action pédagogique permanente, tant diffuse qu’institutionnalisée, à installer et à réactiver continûment chez chaque individu des structures de personnalité adéquates, adaptées à l’ordre établi et en particulier au fonctionnement de ses structures économiques : ce qu’il est convenu d’appeler un homo oeconomicus capitalisticus, c’est-à-dire un type d’humain qui trouve spontanément normal de consacrer tous ses efforts, tout au long de sa vie, à être en compétition avec tous les autres, dans tous les domaines, pour accumuler des richesses et des biens matériels et/ou symboliques, sans aucune garantie d’ailleurs d’y parvenir, et qui a le sentiment de gâcher sa vie quand il n’y parvient pas.
Ce conditionnement structurel est plus ou moins profond et achevé selon l’origine et la trajectoire personnelles de chaque individu, mais peu ou prou il touche tout le monde et l’on peut en observer les manifestations plus ou moins caractérisées, y compris chez ceux que des circonstances diverses ont conduits à adopter un rapport partiellement critique avec certains aspects du système dont ils ont pris conscience (c’est le cas de la plupart des gens «de gauche»). (Art.09/03)
0n met souvent le consensus de fond qui cimente l'ordre social et assure sa stabilité en dépit des secousses et des ruades incessantes dont il fait l'objet, sur le compte :
- d'une adhésion sinon toujours très réfléchie, du moins consciente et intentionnelle, de la grande majorité de la population, adhésion qui s'expliquerait principalement par le fait que les gens ont peu ou prou le sentiment qu'il est de leur intérêt de soutenir cet ordre là et qu'ils ont plus à perdre qu'à gagner à des changements profonds.
- A quoi on ajoute volontiers que ce sentiment est en permanence entretenu par la propagande efficace des tenants de l'ordre établi.
- Une telle explication n'est évidemment pas fausse. Elle est seulement insuffisante car il s'en faut et de beaucoup qu'elle puisse rendre compte de tout ce qui fait adhérer un agent social au monde où il vit. La prise de conscience, la réflexion, le calcul, la persuasion peuvent venir justifier et conforter l'adhésion, ou parfois la remettre en question, mais dans tous les cas, celle-ci pré-existe à toute démarche consciente et délibérée. L'ordre social s'assure l'obéissance et le soutien de ses membres bien avant qu'ils soient en mesure d'en discuter, et même bien après qu'ils ont commencé à le faire. Comme le signalait déjà Spinoza, l'ordre établi ne s'impose pas tant par la coercition que par cette « volonté qu'il installe en nous de nous plier à son usage », notre sens pratique, « socialement constitué » dirait Bourdieu. Le conditionnement auquel ils sont soumis depuis leur naissance à pour effet de faire incorporer aux individus un ensemble structuré de propriétés physiques, affectives, intellectuelles etc., qui, à mesure de leur acquisition, les rendent capables de s'adapter sans effort et sans réflexion particulière aux conditions sociales d'existence que leur réserve leur milieu, au point de « faire corps » avec celui-ci...
La mise en évidence des effets de la socialisation et de la capacité de toute société humaine à façonner les types d'individus dont elle a besoin pour durer est un des acquis les plus fondamentaux de la science sociale. Mais l'idéologie dominante répugne à intégrer ce constat fondamental et à en tirer toutes les conséquences dans sa vulgate anthropologique : la notion d'un inconscient sociologique est difficilement compatible avec celle d'un libre arbitre originel souverain...
En pratique, les dispositions les plus intériorisées et incorporées présentent une très forte inertie qui les fait résister aux changements extérieurs. On peut le vérifier en permanence sur soi-même et sur les autres.
Le façonnement social tendant à faire acquérir durablement aux agents sociaux les propriétés compatibles avec un certain type de conditions d'existence est évidemment un phénomène généralisé auquel nul n'échappe, pas plus les membres des classes populaires que ceux des classes supérieures ou des classes moyennes, la reproduction même de la structure des classes sociales étant un des effets de la socialisation. Il importe que chacun apprenne à s’accommoder de la place qui lui est assignée, et de celles qui sont assignées aux autres comme si l'ordre social était un ordre naturel et immuable.
Sans vouloir diminuer si peu que ce soit l'importance du suffrage universel pour le fonctionnement de la société, il faut quand même avoir conscience qu'il s'en faut et de beaucoup pour que le fonctionnement d'une formation sociale puisse se ramener à des interactions délibérées entre des agents prenant des décisions réfléchies pour atteindre des objectifs concertés. Mais l'intérêt presque exclusif et médiatiquement entretenu pour le jeu politique et pour ce type d'adhésion démocratique empêche de s'interroger sur des mécanismes plus fondamentaux et plus dissimulés par lesquels toute formation sociale s'assure l'adhésion durable de sa population.
Le concept de « socialisation » recouvre l'ensemble des processus d'inculcation et de façonnement par lesquels les individus sont conduits à intérioriser sous forme de structures de la subjectivité personnelle les structures objectives externes qui leur préexistent dans tous les domaines de la pratique. Le travail de socialisation a ainsi pour résultat d'instaurer une sorte d'isomorphisme (qui affecte la même forme) très stable entre les propriétés objectives d'un système et les dispositions subjectives des agents conditionnés par ce système, de sorte que ces agents sont désormais en mesure de réagir de façon appropriée et en toute spontanéité aux situations qu'ils rencontrent dans leurs divers domaines d'activité, en n'ayant qu'exceptionnellement besoin de réfléchir. Nous savons au moins depuis Leibniz 1646-1716 (et Spinoza - 1632-1677) que nous sommes des automates dans les trois quarts de nos actions. Notre rapport aux différents aspects de notre environnement social est le plus souvent non intentionnel, non délibéré et non explicite. La socialisation instaure entre le monde extérieur et la subjectivité interne, au moins initialement, une sorte d'adéquation qui permet au sujet d'être en connivence spontanée avec son environnement objectif. Ce qui revient à dire que la socialisation a pour effet d'inscrire en chaque individu un inconscient social qui est le principal auteur et souvent le seul, de ses pratiques.
En conséquence, plus les individus sont conduits par les circonstances à réfléchir à ce qu'ils étaient et à ce qu'ils faisaient jusque-là sans y réfléchir expressément, et plus la réponse automatique appropriée risque de devenir problématique, voire impossible, à la limite. Pour continuer à fonctionner de façon optimale, un système social a intérêt à ne pas avoir dans sa population trop d'agents enclins à s'informer sur le système et à réfléchir à son fonctionnement. Le clair-obscur, la pénombre, la demi-teinte à défaut d'obscurité totale, c'est l'ambiance qui convient au bon accomplissement des automatismes de reproduction des rapports sociaux.
A cet égard le champ journalistique est plutôt bien protégé. Du fait des critères de recrutement utilisés et de la minceur voire de l'absence totale de formation en sciences sociales, les journalistes sont pour la plupart assez mal outillés théoriquement pour penser les structures sociales et leurs modes de fonctionnement.
Ce qui fait la force de l'ordre établi, c'est précisément qu'il n'est pas seulement établi à l'extérieur des individus mais qu'il est établi en même temps dans leurs têtes, dans leurs tripes, inviscéré, incorporé, devenu chair et sang, conscience et surtout inconscient. De sorte que, pour servir l’ordre établi, il n’est pas nécessaire de le mettre à distance pour y réfléchir, il suffit au contraire de se laisser porter par la spontanéité de ses habitudes et la logique de ses investissements. Ce qui demande un effort pénible, ce n’est pas de penser dans et avec la logique du système mais de penser contre. Ce qui est difficile, c’est d’arrêter cette mécanique, de suspendre l'adhésion, de mettre entre parenthèses ses intérêts existentiels immédiats pour adopter la posture réflexive et se demander ce qu’on fait exactement en faisant ce qu’on fait comme on le fait, a quoi on sert et qui on sert, bref pour porter la lumière de l'entendement dans tous les coins, les plis et les replis obscurs de ce moi que nous avons la faiblesse de croire surgissant dans le monde tout fait, tout armé et divinement libre d’agir à sa guise (telle Minerve surgissant de la tête de Jupiter), alors qu’il est de A à Z, de part en part, une construction socialement conditionnée, tout spécialement conditionnée à ignorer ses propres conditionnements. Un tel travail - par commodité, appelons-le une « socioanalyse » - est assez difficile à effectuer. Peu de gens l'entreprennent et, parmi ceux qui l'entreprennent, peu ont la constance de le poursuivre. Sans doute parce qu’il change peu ou prou la vie de l'intéressé, qu’il dérange les petits accommodements qu’on a passés avec le monde et que la plupart des gens sont conduits à aimer leur vie, a aimer leur destin social et que, comme Narcisse, ils s’aiment eux-mêmes tels qu’ils sont devenus. (ENG-11)
Le vrai triomphe du néo-libéralisme, c’est d’avoir engendré un converti en chacun des « citoyens » de nos républiques, y compris à l’intérieur de ceux qui manifestent pour « défendre le pouvoir d’achat » ou « l’emploi », ou « l’environnement », puis qui vont en troupes partisanes voter pour des bonimenteurs n’ayant rien d’autre à vendre qu’un fallacieux rêve de croissance à l’infini. (Art.06/14)
Voir aussi : devoir - responsabilité
Nous ne sommes pas, contrairement au discours rituel de célébration de la propagande officielle, dans un régime démocratique digne de ce nom, où le peuple serait véritablement souverain, où le souci constant de l’égalité irait de pair avec le goût de la liberté et la recherche de la fraternité. Nous sommes dans une société néo-féodale, où une caste dominante s’octroie des privilèges exorbitants et impose sa loi tout en enrobant d’un verbiage pseudo-démocratique une politique marquée par le culte inconditionnel et décomplexé de l’Argent, le pouvoir arrogant des riches, la dévotion au Patronat, la crainte haineuse de « la rue » c’est-à-dire des mobilisations populaires, le dégoût pour les parias et les exclus, le mépris pour le plébéien et le collectif. Une société où la démocratie n’est plus que faux-semblant et communication, façade bavarde et tartuffarde pour masquer la violence meurtrière des rapports de domination.
Il est plus que temps, pour celles et ceux qui bénéficient de quelque notoriété, qui ont le privilège d’avoir une image publique plus ou moins prestigieuse, et qui entendent lutter sérieusement contre l’injustice, d’en finir avec les prudences langagières et les euphémismes rhétoriques, de cesser de substituer l’action humanitaire au combat politique, et de se décider à prendre position clairement en appelant « organisation criminelle » le système capitaliste, « gangs maffieux » ceux qui, de droite ou de gauche, le dirigent et en tirent bénéfice, et « complices » tous ceux qui ne le combattent pas ouvertement. Leur image en sera peut-être écornée, mais elle y gagnera en crédibilité. (Art.02/08)
De même que jadis les titulaires des postes de pouvoir civils et religieux se recrutaient exclusivement dans les rangs de la noblesse, ou à la rigueur d’une bourgeoisie avide d’anoblissement, de même dans nos démocraties le peuple est-il invité à remettre son destin aux mains des milliardaires ou de leurs représentants, une « élite » d’avocats, de médecins, de professeurs, de journalistes, d’entrepreneurs, de hauts fonctionnaires et de cadres supérieurs, qui ont en commun, quand ils ne sont pas eux-mêmes immensément riches, d’avoir des ressources bien supérieures à la moyenne, de vivre sans vergogne sur un grand pied aux frais des contribuables et de ne jamais connaître les fins de mois difficiles, le surendettement, ni les retraites misérables, grâce aux augmentations substantielles de leurs émoluments, indemnités, frais et pensions, qu’ils se votent sans sourciller à eux-mêmes dans le même temps qu’ils appellent les salariés à plus de sacrifices et d’austérité.
Comment imaginer que des gens façonnés par un tel mode de vie, imbus d’une telle philosophie, avec ce que cela implique de bonne conscience et de mauvaise foi, s’attachent à résoudre vraiment les problèmes d’une masse de travailleurs voués à la pauvreté et à l’insignifiance ? Quelle est la probabilité de voir réapparaître, dans la typologie des « représentants du peuple », des figures comme celles d’Aristide le Juste ou de Caton l’Ancien, qui tenaient à honneur de vivre comme les simples laboureurs et de ne pas profiter de leurs charges pour s’enrichir ? Sans aller jusque-là, est-il encore imaginable d’envoyer dans les palais de la République, au lieu d’une majorité de sectateurs du Veau d’or, une majorité de députés, de sénateurs et de ministres qui soit à l’image de la composition sociologique de notre peuple, avec une majorité d’ouvriers, d’employés de bureau, de petits agriculteurs, de modestes artisans, des ajusteurs et des postières, des conducteurs de bus et des femmes de ménage, des mineurs de fond et des techniciens de surface, des métallos et des institutrices, des cheminots et des caissières, bref, la France innombrable du travail probe, fatigant et anonyme, au lieu de ces distingués amis du grand patronat, plus préoccupés de se mettre en scène que de défendre le peuple qui les a mandatés…et qui s’apprête, hélas, à les réélire ?
Les puissants de toutes les époques ont pratiqué l’art de plumer la volaille sans la faire crier. Il appartenait à la démocratie bourgeoise de perfectionner cet art en éduquant la volaille à se plumer elle-même.
(Art.04/08)
La pensée politique de notre temps s’est enfermée dans l’illusion démocratique comme la cosmologie pré-copernicienne s’était enfermée dans l’illusion géocentrique. Une fois encore, des articles de foi, ne reposant que sur des apparences, sont érigés en vérités de fait. On sait pertinemment aujourd’hui que le concept de démocratie, tel qu’il se définit en toute rigueur (pouvoir exercé par et pour tout le peuple dans tous les domaines), n’a jamais trouvé nulle part, et pour cause, sa véritable réalisation. Pas plus en Grèce il y a 25 siècles que de nos jours dans les pays qui se flattent d’être des démocraties alors qu’ils n’en sont que des approximations plus ou moins caricaturales. La démocratie est au mieux, un fuyant mirage ; au pire, un leurre sans vergogne.
« C’est exact, rétorquent les inconditionnels du démocratisme, la démocratie a révélé partout ses insuffisances, mais elle reste néanmoins le meilleur type d’organisation sociale concevable, et de plus indéfiniment perfectible. » A cette affirmation gratuite, les plus fins de ses avocats ajoutent volontiers le mot célèbre de Churchill : « C’est le pire des régimes, à l’exception de tous les autres. » Bon mot encore plus significatif que son auteur ne l’entendait. Il implique en effet qu’en matière d’organisation sociale les peuples ne pourront jamais espérer que le moindre mal. Il y aurait là comme une fatalité implacable, une sorte de donnée anthropologique inhérente à la condition humaine. En conséquence, on ne pourrait qu’essayer d’atténuer les effets les plus catastrophiques de cette malédiction originelle, la démocratie apparaissant à cet égard comme la meilleure forme d’organisation, par comparaison avec toutes celles qui sont encore plus imparfaites qu’elle. La sagesse serait donc de s’en accommoder dans le principe, avec des aménagements de circonstance.
Encore fallut-il attendre le XVIIIe siècle pour voir resurgir en Europe, plus de 2 000 ans après le précédent athénien, le modèle politique démocratique présenté comme la solution révolutionnaire à tous les problèmes d’organisation de la Cité terrestre. On se retrouvait en fait dans une situation analogue à celle de l’astronomie d’avant Copernic, quand des siècles de bricolage intellectuel sous l’égide de l’Église catholique avaient perfectionné le système géocentrique ptoléméen légué par l’Antiquité. Grâce à des combinaisons de figures aussi ingénieuses que compliquées, on prêtait au soleil et aux planètes des trajectoires fantaisistes (épicycles, déférents, excentriques, etc.) destinées à rendre compte des divers accidents de parcours (stations, rétrogradations) que révélait l’observation de leurs orbites théoriquement circulaires, concentriques et uniformes autour de la Terre immobile. Moyennant ces expédients conceptuels-empiriques aberrants, on conservait un modèle géocentrique, donc fondamentalement faux, mais de nature à « sauver les apparences » (sodzeïn ta phainomena, disait-on), c’est-à-dire à coller avec toutes les observations et prévisions positionnelles effectuées. D’où la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité d’imaginer un système différent. Ce fut le génie de Copernic d’opérer cette révolution et de mettre le soleil au centre du système planétaire, à la grande indignation des Églises (luthérienne et catholique).
En matière d’astronomie sociale, mutatis mutandis, nous sommes dans une situation comparable. Le nouveau Copernic, celui de la gravitation sociale, qui s’appelait Marx, est apparu au milieu du XIXe siècle, pour expliquer cette chose inouïe mais que les peuples connaissaient d’expérience depuis toujours : que le moteur essentiel du mouvement social, ce sont les luttes de toute nature par lesquelles une partie de la société (les classes possédantes) oblige l’autre partie (les classes laborieuses) à travailler à son profit, moyennant des miettes pour subsister. L’exploitation et l’oppression sans fin des travailleurs suscitant résistances et rébellions contraires à l’accumulation des profits, les classes dominantes ont dû apprendre l’art de gouverner, c’est-à-dire de faire collaborer des foules de travailleurs à l’intérêt des possédants. Ainsi fut inventée « la politique », au sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme. Dans le cadre du système capitaliste, sous la pression grandissante de populations de plus en plus nombreuses, il fallut aux théologiens du régime raffiner de plus en plus les mécanismes de dévolution et de légitimation du pouvoir pour convaincre les masses que la société ne peut pas s’ordonner autrement qu’en tournant autour de son centre éternel, le Capital (et ses privilégiés). Le produit de ce long travail d’organisation politique de l’État, c’est cet édifice incroyablement sophistiqué qu’on a osé appeler « démocratie », alors même qu’il n’a d’autre but, en dépit des concessions gagnées de haute lutte par les travailleurs, que de les exproprier avec leur propre consentement, au bénéfice d’oligarchies toujours plus puissantes, tout en « sauvant les apparences ».
Bien entendu, en vertu de sa relative autonomie, l’idéologie démocratique, comme toutes les autres, s’est développée en un discours universaliste, une sorte de religion laïque, qui a ses saints et ses martyrs, mais dont le dogme n’est pas plus vrai pour autant, et n’a encore jamais été mis en œuvre. Au lieu de fétichiser ce dogme, comme le font à peu près tous les acteurs institutionnels, il faudrait expliquer aux classes dominées qu’elles peuvent et doivent tirer, dans le cadre des luttes qu’elles mènent pour leur émancipation, tout le parti possible des quelques libertés démocratiques déjà arrachées au pouvoir du Capital. Mais qu’elles ne doivent pas pour autant transformer l’arme de la démocratie en fin ultime du combat pour la liberté et la justice, à la façon des petits-bourgeois des classes moyennes. La démocratie libérale est un astucieux agencement d’épicycles, d’excentriques et autres trompe-l’œil (suffrage universel, séparation des pouvoirs, libertés formelles, parlementarisme, obligation scolaire, droit du travail, droit de grève, etc.) permettant à un système inique de se maintenir sans sombrer dans la guerre civile. La classe possédante et dirigeante peut momentanément, en fonction d’un rapport des forces plus favorable aux travailleurs, faire un peu plus de place à leurs intérêts, en attendant de pouvoir revenir sur les concessions imposées. Mais elle ne peut pas décréter son auto-suppression. Les politiques « démocratiques » proposent des traitements symptomatologiques, pas étiologiques.
Le capitalisme peut s’accommoder en effet de toutes sortes de masques, admettre toute espèce de « révolution » et s’en faire un drapeau. Il lui est même arrivé de se transformer en capitalisme d’État baptisé « socialisme ». Mais il n’y a qu’une seule révolution copernicienne possible. Non pas, comme d’aucuns le croient encore, celle qui consisterait à mettre les roturiers à la place des aristocrates, comme en 1789, ou une nomenklatura d’appareil à la place de la bourgeoisie traditionnelle. Ces révolutions-là avortent inévitablement parce qu’à trop se focaliser sur la problématique étroitement politique de la nature et du contrôle de l’État elles oublient tout le reste. En particulier que, comme l’avait fort bien compris le néo-copernicien Karl Marx, mettre le soleil à la place de la Terre, ce n’est pas seulement changer le centre du système, mais c’est changer toute sa structure et ce qui fait sa logique de fonctionnement, sa cohésion, sa substance, son sens. L’Église ne se trompait pas en pressentant dans l’affirmation de l’héliocentrisme le principe d’une mutation anthropologique, les prémisses d’un nouvel humanisme, abominable à ses yeux, parce que rationaliste et laïque.
De même, une véritable révolution de la société existante ne peut pas se limiter à mettre le Travail à la place du Capital, le Travail en majesté « au centre » et le Capital relégué à la périphérie. Cette amorce de renversement serait, bien évidemment, un bon début, mais assurément pas une révolution de nature copernicienne, à moins qu’elle ne s’accompagne de la désintégration radicale et définitive de tout ce qui fait du mode de production capitaliste une matrice sociale enfantant continûment un homo oeconomicus encore primitif et barbare. Nos Églises libérales et social-démocrates ne s’y trompent pas non plus.
Prendre au sérieux le dogme démocratique libéral, c’est croire qu’il suffit de donner au droit du plus fort la force du droit et à la violence du bourreau l’acquiescement de sa victime pour éviter d’avoir à remettre en question la suprématie du Capital, la légitimité de la propriété privée, de la Finance, de l’État de classe (dit républicain), du Patronat et de l’Entreprise, du Marché, du Salaire et de la Consommation, du Productivisme et de la Croissance, etc. C’est espérer qu’on va pouvoir indéfiniment, à coups de consultations truquées, de débats tronqués, d’élections pièges-à-cons, de simagrées réformistes et autres stratagèmes politiciens de la commedia dell’arte democratica, berner la masse des « citoyens » et obliger les hérétiques à s’agenouiller devant la Commission de Bruxelles, tel Galilée devant le Saint-Office. Supprimez donc le travail salarié, l’échange marchand, les hiérarchies fondées sur la propriété privée, la concurrence, l’enrichissement, bref, le système du capitalisme et vous verrez que la démocratie n’est plus qu’une affaire de décence personnelle et de respect mutuel, c’est-à-dire un autre rapport spontané à soi-même, aux autres et à l’environnement sans lequel la civilisation est condamnée à régresser toujours davantage, comme c’est le cas présentement.
(Art.07/14)
Pendant très longtemps l’idée a prévalu, jusque dans la loi écrite, qu’en dehors de la poignée de dirigeants au sommet qui disposent de tous les moyens de s’informer et surtout de se faire obéir, tous les autres ne sont que de simples exécutants tenus de se conformer aux ordres, « perinde ac cadaver », sans plus de réaction qu’un cadavre, comme disait la règle des Jésuites. Le monde n’étant qu’un vaste champ de bataille et la discipline faisant la force des armées de toute obédience, il y allait du salut de tous que chacun se comporte en « bon petit soldat » sans état d’âme. Ainsi des millions de « braves » gens ont-ils prêté la main, sans sourciller, à des millions d’abominables crimes sur lesquels ils ne s’interrogeaient pas. Il semblerait qu’après les sommets atteints dans l’horreur contemporaine, les esprits commencent enfin à évoluer et à approfondir leur réflexion sur ce que c’est qu’ « être responsable ».
Peut-être que sur cette voie escarpée où cahote la civilisation, des foules de gens qui ne se préoccupent que d’accomplir « en toute innocence » leur devoir, dans leurs bureaux, leurs ateliers, leurs boutiques, leurs labos, etc., finiront par réaliser que la conscience d’un individu ne se limite pas à l’impeccabilité professionnelle et qu’elle lui impose de se demander si parfois, à trop bien remplir sa fonction, il ne bafoue pas l’humain, en lui-même et en autrui. Pour une raison sociologique fondamentale : aucun système de domination ne fonctionnerait si les dominés, à la fois victimes et bourreaux, ne collaboraient à leur propre asservissement et à celui des autres, ne fût-ce qu’en y jouant un rôle subalterne.
S’agissant du système dans lequel vit notre société, on sait bien aujourd’hui de quel prix terrible il a fait payer l’établissement de sa puissance arbitraire à des peuples entiers qu’il n’a cessé, à ce jour encore, d’exploiter, opprimer, spolier, de mille façons, en pillant et saccageant la planète au nom de l’efficacité et du rendement, pour le plus grand profit de castes privilégiées. Certes, on sait qui et où sont les grands responsables, honorés et décorés, de ces crimes. Il arrive même qu’on les dénonce. Mais on constate encore bien des réticences à admettre que ces chefs mafieux seraient voués à l’impuissance sans la connivence, au moins passive, de légions de « collaborateurs » de tous grades, de gens ordinaires qui ont en commun, de laisser leur tâche immédiate faire écran à toute considération au-delà, de sorte qu’ils pourront toujours resservir la vieille excuse absolutoire : « Désolé(e), je n’y suis pour rien, je n’ai fait que mon boulot ». Ce système qui prône officiellement l’initiative et la responsabilité, est en réalité une machine à déresponsabiliser et donc à déshumaniser. (Art.03/07)
Voir aussi : consentement
Comme nous le savons depuis au moins le XIXe siècle, l'un des facteurs essentiels de la domination sociale est l'inégalité de répartition du capital dans l'ensemble de la société. Mais au XIXe siècle, ce qu'on appelait « capital » était essentiellement le capital économique, qui est la variété la plus matérialisable et la plus quantifiable du capital. Bien sûr, le capital économique pèse très lourd dans les rapports sociaux ; mais le capital culturel ou le capital relationnel sont aussi des facteurs déterminants de la classification sociale. Et la domination sociale ne se réduit pas simplement à la domination économique : il y a différentes formes de domination, qui reposent sur des variétés différentes de capital. Toutes les dominations interfèrent les unes avec les autres, et il arrive que leurs effets se contrarient ; mais le plus souvent, elles tendent à se renforcer les unes les autres et à écraser les dominés les plus démunis. Bourdieu considérait, non sans raison, que notre société de classes est ainsi faite qu'elle ne peut fonctionner qu'en entretenant chez ses agents la méconnaissance de ses mécanismes. Une transparence véritable ne ferait que compromettre le fonctionnement des dispositifs de reproduction de la domination sociale en conduisant les agents sociaux, pris à leur insu dans ces mécanismes, à remettre éventuellement en question des adhésions d'autant plus sûres et durables qu'elles vont sans dire et sans penser. En éclairant le fonctionnement objectif des rapports sociaux, la sociologie critique contribue, beaucoup mieux que bien des bavardages politiciens, à créer les conditions d'une lutte plus efficace contre les forces de domination qu'elle démasque.
...pour fonctionner de façon optimale, le système capitaliste a besoin de séparer le plus rigoureusement possible les fonctions d’exécution et les fonctions de conception, quoi qu’en disent les théoriciens du néo-management. Penser est un droit de propriétaire, réservé aux patrons, parfois délégué à leurs acolytes cadres, et aux intellectuels « jaunes ». Quant à la piétaille des ouvriers et employés des entreprises, il lui revient de travailler sans relâche et sans murmure, conformément à l’avertissement que F.W. Taylor, l’inventeur de l’organisation « scientifique » du travail, lançait aux ouvriers qu’il mettait à la chaîne : « Vous n’êtes pas ici pour penser ! » Une poignée de têtes pensantes commandant à une armée d’ilotes lobotomisés et muets, telle est l’organisation idéale à laquelle vise un système qui prétend s’identifier avec la démocratie et l’intérêt général, si on en croit ses propagandistes des salles de rédaction, des IEP et des facs de sciences économiques. A plus d’un siècle de distance, l’interdiction de penser lancée par la sarkozienne Christine Lagarde, fait très exactement écho à la mise en garde de Taylor, grand serviteur du capitalisme américain. (Art.10/07)