Le Trésor des Chartreux
1925 - Un visiteur bien curieux
Plan gravé sur pierre
-Ainsi, pendant un siècle, le silence s'appesantit sur la Chartreuse délabrée. Puis soudain, l'affaire qui nous occupe va connaître d'étranges rebondissements dont le premier se place en 1925. J'étais jeune alors et je pensais surtout à mordre dans la vie à pleines dents, sans beaucoup me soucier des récits que j'avais recueillis et que je tenais de plus en plus pour les affabulations d'une époque révolue où l'on croyait encore aux fantômes.
-Enfin, rien ne m'incitait à rechercher le Trésor des Chartreux. Mais à tout hasard, j'avais pris quelques précautions.
-Déjà classée monuments historique, la Chartreuse avait son guide officiel, un vieux Villeneuvois passionné d'histoire locale, qui assurait sa fonction plus par vocation que par intérêt, tant les visiteurs étaient rares, si bien que chaque visite était pour lui un événement.
-Nous étions amis et je l'avais quelque peu initié aux secrets de la Chartreuse, en lui demandant de m'informer aussitôt de toute manifestation anormale ayant trait au monastère. Mais il y avait peu de chance pour qu'un prince charmant vienne un jour tirer de sa léthargie définitive la Chartreuse abandonnée et ruinée.
-Pourtant, au soir d'une journée encore chaude du mois de septembre, alors que j'étais occupé à trier des olives, je vis arriver à mon moulin à huile proche du monastère, le plus jeune fils de mon ami le gardien, tout essouflé par sa course rapide. Il soufflait tellement que j'eus du mal à comprendre ce qu'il me disait. En bref, je devais me rendre sans tarder à la Chartreuse où son père m'attendait pour une affaire d'importance.
-Sans doute mon intérêt pour la Chartreuse n'était-il lui aussi qu'assoupi, car à cette nouvelle, je bondis hors du moulin pour courir tout droit jusqu'au monastère. Je crois n'avoir jamais franchi si vite les trois cents mètres qui les séparaient, stimulé par la pensée qu'un évènement avait dû enfin s'y produire.
-De loin, le gardien me faisait de grands signes. Parvenu à sa hauteur, je lui demandai, sans reprendre haleine, ce qui venait de se passer. Il m'invita à entrer dans son logis et me fit le récit de l'étrange visite que la Chartreuse venait de recevoir.
-"Il était près de treize heures. J'avais fini mon repas et comme d'habitude, je m'apprêtais à faire une petite sieste digestive, quand j'entendis tinter la clochette des visiteurs. Je me demandai qui pouvait bien venir à une heure pareille. Enfin, j'allai ouvrir et me retrouvai nez à nez avec un inconnu de haute taille, à la mine sévère, qui, avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus, me parut être un étranger ; en tout cas un homme qui ne devait pas rire souvent.
-Comme pour m'évaluer, il me regarda un moment sans rien dire. Puis il me demanda, avec un accent rocailleux que je ne connaissais pas, s'il était possible de visiter dès maintenant la Chartreuse.
-Je n'avais pas grande envie de le satisfaire : ce n'était pas l'heure des visites et ma sieste m'attendait. Mais avec les étrangers, on peut toujours espérer une bonne rétribution et les visites, je les compte chaque mois sur les doigts d'une main. Pour la forme, j'objectai que ce n'était pas l'heure, que j'allai prendre sur mon temps de repos, que l'administration était stricte sur le règlement. Puis finalement j'acceptai, en espérant qu'il avait bien compris que c'était pour lui faire plaisir et qu'en contrepartie…
-Nous commençâmes aussitôt la visite, car mon homme manifestait une impatience visible : cloître, quelques cellules, jardin, chapelle, église, réfectoire : l'itinéraire classique de ce qui pouvait encore être vu. Mais j'eus tôt fait de remarquer que cela n'intéressait pas ce visiteur nerveux et tendu. Il avait l'esprit ailleurs, marchait vite, n'écoutait pas ce que je lui disais, jetant sur tout un oeil distrait et ne posant aucune question. J'en arrivai à me demander pourquoi il m'avait dérangé à une heure pareille.
-La visite était presque achevée, quand il s'arrêta soudain, se tourna vers moi et me toisant de toute sa haute taille, il me dit d'un ton sec : "Pouvez-vous me conduire à la maison du Prieur ? "
-C'était donc à cela qu'il voulait en venir ! Mais d'où connaissait-il l'existence de cette maison du Prieur, une cellule plus vaste que les autres, que l'administration était en train de restaurer pour en faire l'habitation de mon futur remplaçant ? Je m'apprêtais à refuser, car il m'avait vexé avec ses grands airs.
-Mais nous allons entrer dans les mauvais mois de l'année et les visites se feront de plus en plus rares. Si je dois compter sur mes appointements…Cet homme avait l'air riche. Encore une fois, je me montrai réticent, espérant faire monter les enchères, en lui disant bien qu'il allait bénéficier d'une faveur exceptionnelle.
-Puis je le conduisis à la maison de Prieur. Et là, je ne le reconnus plus. Si, jusqu'à présent, rien n'avait paru l'intéresser, il semblait maintenant se passionner pour cette pièce à peu près rectangulaire, aux quatre murs vides, avec son escalier montant à l'ancienne bibliothèque du Prieur.
-Je tentai quelques explications sur le local, mais il ne m'écoutait pas. Alors je me tus, le laissant agir à sa guise tout en l'observant, car j'avais en tête ce qu tu m'avais dit et je commençais à trouver le bonhomme un peu suspect.
-Il s'était mis à marcher de long en large, semblant compter ses pas comme pour prendre des mesures, tout en inspectant soigneusement le sol, le plafond et tous les recoins de la pièce. Puis après un moment, il s'arrêta au centre du logis, s'orienta par rapport à une fenêtre et s'immobilisa face à l'escalier qu'il se mit à considérer pensivement. J'eus alors le sentiment qu'il avait découvert ce qu'il était venu, sans doute de loin, chercher ici.
-Tout à son affaire, on aurait dit qu'il avait oublié ma présence. Mais je ne le quittais pas des yeux ; et comme précédemment, il se tourna soudain vers moi et me toisant à nouveau, il me dit : "Je vais vous demander une dernière faveur. J'appartiens à la famille du dernier Prieur de cette Chartreuse, Dom José de Camaret et je souhaiterais me recueillir seul dans cette pièce pour y évoquer son souvenir. Vous comprenez mon émotion. C'était un saint homme qui a beaucoup souffert. On dirait que ce logis témoigne encore de sa présence. Et je voudrais prier pour lui. Naturellement, je saurai me montrer reconnaissant."
-Sans ce que tu m'avais appris, j'aurais sauté sur l'occasion. Et puis, je suis un vieux sentimental. Les paroles de cet homme m'avaient un peu ému. Mais décidément, le bonhomme ne me plaisait pas. Le prétexte de sa requête sonnait faux et son manège avait éveillé ma méfiance. Je compris qu'il y avait là, dans la soupente de l'escalier, quelque chose qui l'intéressait au plus haut point et qu'il désirait être seul pour s'en approcher. L'idée même du Trésor m'effleura. Il était peut-être caché là, sous quelques vieilles pierres, dans l'épaisseur du mur. Je décidai de biaiser.
-Je regrette, mais je ne peux pas répondre à votre demande. Nous sommes ici dans un monument classé historique. L'administration m'en a confié la garde et la consigne est stricte : je ne dois en aucun cas y laisser seul un visiteur. Cependant, pour vous être agréable, j'accepte, moi présent, de prolonger votre présence en ces lieux pour vous laisser vous y recueillir.
-L'homme réfléchit un instant. Mais la déception se lisait sur son visage dur et fermé. Je redoutai même qu'il ne me donne un mauvais coup. Il me répondit froidement : "Votre proposition ne m'intéresse pas. Mais je me souviendrai de ce refus. Adieu, Monsieur. Ne me raccompagnez pas, je connais le chemin". Il tourna les talons et s'en alla, l'air furieux, sans me donner un sou, ce mécréant.
-Comme il est facile de venir incognito dans la Chartreuse et de s'y déplacer sans trop attirer l'attention, j'ai cru bon de t'avertir, car notre homme me semblait bien capable de revenir voir ce qui l'intéressait dans cette soupente."
-Je remerciai mon ami le guide et nous décidâmes de regarder ensemble ce que pouvait bien cacher la soupente. Mais nous déchantâmes vite. Le réduit était désespérément vide et nous eûmes beau l'inspecter avec minutie, nous n'y vîmes rien. C'était pourtant là que devait se trouver la clef du mystère. L'austère visiteur s'était cantonné à ce rez-de-chaussée, sans se soucier de la bibliothèque située à l'étage. Nous recommençâmes notre inspection, allant même jusqu'à retourner le sol de terre battue. Toujours rien.
-Nous étions sur le point de renoncer, quand une idée me vint. Les murs de la soupente étaient recouverts d'un bâti de planches. Mais ces planches n'avaient pas un aspect régulier. Comme si on les avait posées à la hâte, elles étaient mal assemblées et d'un bois plus clair, donc plus récent que celui qu'on pouvait trouver ailleurs dans la Chartreuse. Ce bois vite et mal posé n'était sans doute là que pour dissimuler les pierres de la soupente. Nous touchions au but.
-Le gardien alla prendre une hache et nous eûmes tôt fait d'abattre cette fragile menuiserie. Nous recommençâmes alors notre inspection du réduit, pierre après pierre, certains de découvrir ce que l'inconnu était venu y chercher. Mais encore une fois, rien. Et notre déception fut grande.
-Pourtant, notre conviction que cet endroit dissimulait quelque chose d'important n'était pas entamée. Mais que faire ? Nous n'allions tout de même pas nous en prendre aux murs d'un monument classé historique et le démolir pierre après pierre !
-La nuit approchait. Il nous fallait renoncer et remettre notre entreprise au lendemain. En attendant, le gardien dormirait sur un lit de camp dans la maison du Prieur, après s'y être enfermé à double tour. Muni de ma lampe-tempête, je jetais un dernier coup d'œil au réduit énigmatique, quand un léger détail retint mon attention.
-A un endroit profond et mal éclairé de la soupente, une pierre semblait légèrement saillir du mur par rapport aux autres.
-Son examen attentif nous révéla qu'elle était recouverte d'un enduit de chaux et de sable mal lissé, dont l'épaisseur la faisait légèrement dépasser des autres pierres. Nous eûmes tôt fait de gratter cette couche friable. Et sous elle, nous apparut un plan magnifique et mystérieux, profondément gravé dans la pierre. C'était donc cela que recherchait l'étrange visiteur, et nous comprîmes toute la valeur de cette pierre de cinquante deux centimètres sur vingt-deux, portant un plan si bien dissimulé.
-Face à lui, nous sommes au coeur de l'énigme. S'il livre son secret, tout l'édifice des moines pour préserver leur trésor s'écroulera. Mais voilà des années que nous cherchons à en comprendre le sens. Un archéologue n'y vit qu'un graffitis sans intérêt et d'une facture médiocre, datant d'une centaine d'années ou un peu plus. Il ne sut pas à quel point il nous faisait plaisir.
-En effet, ce plan avait été gravé et dissimulé sans doute au moment où les Chartreux quittèrent Villeneuve. On peut imaginer que ce travail fut accompli dans l'urgence, par le Prieur lui-même qui n'avait pas le savoir faire d'un spécialiste, mais qui voulait être seul à connaître ce secret et d'autres que nous examinerons plus tard.
-Le trésor avait été mis en sûreté quelque part sous la colline, dans une cache inviolable. Cela s'était déjà produit du temps des Ecorcheurs et des Grandes Compagnies, puis des Guerres de Religion. Mais cette fois, il fallait partir, sans être certain de revenir, et si oui, dans combien, de temps ? On sait que les moines quittèrent Villeneuve avec chacun un maigre bagage fouillé et refouillé pas les émissaires de la République. Même leurs vêtements furent soigneusement palpés et c'est tout juste si on ne les fit pas mettre nus.
-Le Prieur avait prévu cela. Il n'aurait pas pu emporter, sous forme d'un dessin, ce plan ou tout autre document relatif au trésor sans le voir tomber entre les mains de ses ennemis. On lui aurait posé des questions et la suspicion des révolutionnaires aurait été mise en éveil, car l'or tant espéré des moines leur avait échappé et ils avaient dû se contenter de peu : des livres, des tableaux, des chandeliers, des croix et ciboires, un médaillier, une collection numismatique. Nous en reparlerons.
-Il fallait pourtant que Dom José, déjà vieux, transmette un jour à son successeur le secret du trésor, de la cache qui l'abritait et de ses voies d'accès. Il choisit de confier son secret à la pierre, de telle sorte qu'il y demeure invisible, mais qu'il reste assez facile à retrouver sur quelques indications simples. Voilà ce qu'était venu chercher là notre visiteur ombrageux qui devait connaître l'existence et l'emplacement de ce plan.
-Reste à savoir qui était ce visiteur trop curieux. Un descendant de Dom José, comme il le prétendait. Ce n'est pas impossible. Mais il faudrait alors supposer que le Prieur avait voulu livrer le trésor à sa famille. Et cela est peu probable, car il n'était pas homme à trahir son Ordre, et dans cette hypothèse, la famille du Prieur n'aurait pas attendu si longtemps pour se manifester.
-Alors ? Alors, ce visiteur était tout simplement un Chartreux, peut-être descendant de Dom José, venu sur ordre de ses supérieurs à la recherche du secret perdu. Nous avons, en effet, de bonnes raisons de croire que les moines de Tarragone ont été dépossédés de certaines pièces du puzzle où Dom José de Camaret avait enclos l'or de Villeneuve, si bien que le secret en a été à peu près perdu. Mais nous reparlerons aussi de tout cela.
-Reste le plan énigmatique. Voilà des dizaines d'années qu'il a été tourné et retourné en tous sens, sans résultat. Certains y voient la reproduction du tracé des chemins de la colline, tels qu'ils étaient au moment de la Révolution. Mais cela n'explique pas la présence des lettres S et O qui sont peut-être les deux premières lettres du mot SOUTERRAIN. Car il s'agit plutôt d'un itinéraire en sous sol, avec des culs de sac, des caches latérales et peut-être, des pièges. Mais ce tracé est-il horizontal ou vertical ? C'est une autre inconnue. Et n'y a-t-il pas quelque part, non loin d'elle, une autre pierre dont les inscriptions complèteraient celle-ci ?
Monsieur C. me tendit alors un exemplaire du fameux plan qui ressemblait un peu aux labyrinthes d'une pyramide. Je n'y vis rien de plus que ce qu'il m'en avait dit, et je penchai vite pour des souterrains au tracé horizontal, avec l'indication d'une entrée. Mais ce n'était là qu'une pièce du puzzle, insuffisante pour venir à bout de l'énigme. Il en fallait d'autres. Et j'avais cru comprendre qu'elles existaient. Mais je ne voulais pas forcer la main de mon interlocuteur et je lui tendis le plan pour le lui rendre.
-Gardez-le, me dit-il. Ce n'est plus un secret et n'importe qui peut voir cette pierre dans la maison du Prieur devenue celle du gardien. Elle fait presque partie de la visite. Qu'importe ! J'ai vu se succéder ici des dizaines de chercheurs fébriles, débordants d'ardeur et d'enthousiasme. Ils ont cru avoir tout compris et ont partout creusé, fouillé, parfois même dynamité, en pure perte. Et je les ai vu repartir fatigués, découragés, désabusés. Car telle est la fièvre de l'or, ses délires et ses déconvenues !
-La pelle et la pioche ne sont pas les instruments les mieux appropriés pour cette recherche. Mieux vaut prendre la peine et le temps de réfléchir, de se promener sur la colline, d'y examiner chaque pierre, chaque signe. Ne négligez pas de bien réfléchir à ce plan. Il est une clef importante de notre recherche. Peut-être y découvrirez-vous quelque chose qui nous a échappé. Dans ce cas, ne m'oubliez pas.
Calque du plan gravé