La nouvelle Internationale des clergés (Janvier 2003)
On ne nous demande plus, maintenant, ce que nous pensons ou croyons, mais comme qui nous pensons et croyons. Non plus qui tu es, mais à quelle communauté tu appartiens. L'individualisme est mal vu, confondu avec l'égoïsme, et accusé d'être opposé à la solidarité. Même paré du nom plus seyant de "personne", l'individu est prié d'abord de se rallier, puis de s'identifier à un camp, le bon, bien sûr.
Cet individu, pourtant, armé de sa cervelle et de sa culture, était une belle production du progrès humain, siège de la réflexion, de l'expérience, de la délibération et, donc, de la démocratie, dont les titres n'ont pas encore plongé à la bourse des valeurs. Ses racines païennes sont lointaines, mais les religions monothéistes lui ont apporté un statut de responsabilité devant l'Eternel qui a même pu faire croire à sa quasi divinisation dans notre monde occidental.
Et puis Dieu, paraît-il, est mort. Sous les coups de penseurs aussi obscurantistes et dangereux que Lagrange, Marx, Nietzsche Darwin, Russell, Freud, Camus et quelques autres. Certains religieux ont alors cru devoir composer avec ces diaboliques et "moderniser" leurs croyances. D'autres ont préféré, au contraire, revenir aux sources de leur religion, restaurer l'héritage mis en danger, et guider les égarés. Les entomologistes ont hésité sur les noms à donner à ces variétés nouvelles : fondamentalistes, intégristes, traditionalistes, religieux, religieux radicaux, et chaque dénomination a ses partisans légitimes. Ils sont tous, en tout cas, réactionnaires et cléricaux. Réactionnaires, car ils prétendent tous réagir à des changements qu'ils jugent néfastes en retournant à des traditions dont l'ancienneté est présentée par eux comme un signe de leur vérité et de leur valeur morale. Cléricaux, car, toujours, l'individu est considéré comme un enfant ignorant, faible et aveugle, qui doit être guidé par ceux qui détiennent la parole divine et à qui doit être reconnue l'autorité qu'elle confère naturellement, c'est-à-dire des clercs instruits de la vraie religion.
Les réactionnaires cléricaux se réclamant de l'Islam, wahhabites, salafistes, et d'autres, s'appuient sur la pauvreté des populations qu'ils prennent pour cible de leur missionnariat. Pauvreté économique, soulagée par les dollars du pétrole saoudien (consommé, d'ailleurs, dans le monde occidental, qui leur est, paraît-il, opposé !) pauvreté amoureuse, soulagée par le sentiment d'appartenance au groupe et l'espoir des délices sexuels promis par les 70 vierges qui attendent le martyre dans l'au-delà. En contrepartie de ces soulagements, soumission à l'autorité cléricale et sacrifice de l'individualité. Ces réactionnaires cléricaux-là tendent leurs fils partout, de Phnom-Penh à Calais, de Gaza à Grozny, et de Kaboul à Casablanca, prêts à y accrocher les pauvres en quête de boussole.
Les réactionnaires cléricaux se réclamant du judaïsme entretiennent grâce aux dollars loubavitch et aux impôts des citoyens d'Israël les soi-disant religieux qui fournissent les bataillons des partis du même intitulé dans cet Etat, utilisant les mêmes méthodes de mise en dépendance aux mêmes fins de manipulation politique. Va-t'en-guerre pour les autres, et dispensés de travail, d'impôt et de service militaire pour eux-mêmes.
Les réactionnaires cléricaux se réclamant du christianisme, depuis le Monsieur Tout-blanc de Rome qui interdit de se protéger du SIDA jusqu'aux néo-évangélistes de la reconquête de la civilisation blanche et chrétienne, missionnaires du Christ-Roi, ont perdu dans leurs zones d'influence européennes et nord-américaines le monopole de la charité et du sexuellement correct. Ils sont en posture de reconquête et la similitude des méthodes est moins apparente. Mais les fondements sont les mêmes : remplacer la pensée par la croyance; fonder celle-ci sur l'autorité de la révélation transmise par le clergé et non sur la conscience individuelle; conduire l'individu à renoncer à ce qu'il aime et à meurtrir ce que le clergé désigne à sa haine.
Les trois branches religieuses issues de la Bible ont, hélas, produit les mêmes fruits dangereux de réaction cléricale. En face, que font les progressistes laïcs ? Il faut bien dire qu'ils sont assez désemparés.
Certains ont cru bon de se convertir à l'Islam, ou au moins de lui témoigner de la sympathie en y voyant la religion des pauvres. Ainsi les milliardaires saoudiens sont-ils confondus avec les masses pauvres du Tiers-Monde, illusion rendue possible par la succession suivante d'assimilations hâtives : paysan pauvre = pays pauvre = leader de pays pauvre = porte-parole autoproclamé du prophète.
Certains partent en guerre contre les thèmes démodés du progressisme (c'était le sens de l'argumentation d'une tribune de Tony Blair dans Le Monde, récemment). Le véritable progrès, selon eux, est économique, ou produit par le progrès économique, lequel requiert que l'individu produise et crée de la valeur, boursière en premier lieu. Finis, donc, l'hédonisme, l'individualisme, l'égalitarisme, auxquels ils opposent le sens du devoir, la solidarité, et l'équité. Mais ces valeurs ne sont pas prises dans leur sens idéal, mais dans leur réalité sociale actuelle. Elles se traduisent dans les faits par : obéissance à la hiérarchie sociale, fusion dans le groupe, respect des inégalités admises communément. Le sophisme, là, est le suivant: puisque on ne peut partager que les richesses existantes, il faut en produire, des richesses, et, donc, il faut suivre ceux qui sont spécialistes de la production de richesse, c'est-à-dire les riches eux-mêmes, qui ont fait leur preuves. Circulez, il n'y a rien à voir !
Hu Jintao, Vladimir Poutine, George W. Bush, Saddam Hussein et Oussama Ben Laden, malgré l'étrange salade qu'ils constituent, ont en commun plusieurs points. Ils raisonnent essentiellement en termes de rapports de force et d'affrontements. Ils ont des visées expansionnistes pour les empires dont ils ont pris la charge. Ils recherchent à s'assurer le maximum de ressources pétrolières pour donner corps à ces visées expansionnistes et conforter leurs positions stratégiques. La conséquence est un élément de discours commun : "tous ceux qui ne sont pas avec moi sont contre moi". Or, c'est très exactement à quoi aboutit le discours clérical des religions bibliques : on est à droite ou à gauche du Seigneur, et tous les méchants périront. On voit alors qu'il leur est très profitable, s'ils le peuvent, de s'appuyer sur les réactionnaires cléricaux. C'est ce qu'ils font en s'emparant de leurs schémas de pensée et en les diffusant, et aussi en encourageant, voire en suscitant l'émergence d'organisations séculaires qui les accompagnent sur le terrain politique, économique et idéologique.
Face à cette coalition internationale de fait, cette nouvelle Internationale de la réaction cléricale, il me semble urgent d'opposer un nouveau Système D : soyons démodés et désobéissants. |