Science et métaphysique

 

 

Le Monde publie, ce 23 février 2006, une tribune d'un "groupe de scientifiques venant des horizons les plus divers, aussi bien sur le plan culturel que sur celui des disciplines" représentées. Cet article pose, enfin clairement, la question de la légitimité des conclusions métaphysiques, religieuses et éthiques que l'on peut tirer des découvertes scientifiques. Il revendique le droit des scientifiques à se poser des questions dans ces domaines et à y réfléchir à la lumière de leur propre travail scientifique.

 

Il serait, en effet, bien étrange que la liberté de penser s'arrête aux frontières d'une corporation ou d'un métier, et, peut-être, en particulier, à celles du métier de chercheur, où la liberté intellectuelle est, comme son nom devrait l'indiquer,  évidemment nécessaire. Car le problème est à envisager sous deux angles complémentaires : a priori, l'intervention de la métaphysique dans la science ; a posteriori, celle de la science dans la métaphysique.

 

Les signataires reconnaissent la nécessité d'un "matérialisme méthodologique" dans la recherche scientifique (avec une exception possible pour la physique quantique). Ce matérialisme méthodologique n'est pas défini dans l'article. J'avais moi-même utilisé cette expression dans un texte précédent (cf. Faire et connaître, chapitre 13). On peut admettre qu'il s'agit surtout de ne pas introduire a priori d'hypothèses de type spiritualiste ou animiste là où elles ne semblent pas requises, et de soumettre toutes ses conclusions à l'épreuve expérimentale matérielle. Comme le disent les auteurs, "cette acceptation ne doit pas être présentée comme menant obligatoirement au matérialisme scientifique ou le validant". Par "matérialisme scientifique", me semble-t-il, il ne faut pas entendre (ou pas seulement) la doctrine de Marx et Engels, mais, plus largement, toute doctrine qui prétendrait rendre compte totalement de la réalité à travers une représentation matérialiste, que j'avais appelé matérialisme dogmatique, par opposition au matérialisme méthodologique. Cette double affirmation, du matérialisme métaphysique et du rejet du matérialisme dogmatique, implique, notamment, d'une part, l'obligation de soumettre les affirmations scientifiques aux critères de clarification et de vérification matérialistes (relations avec les opérations matérielles effectives), et d'autre part, l'interdiction des suggestions, ou, a fortiori, des injonctions dogmatiques, de la métaphysique ou de la religion quant au contenu des sciences. Voila pour le côté a priori : liberté des hypothèses, contrôle expérimental des affirmations.

 

Le côté a posteriori est plus complexe et sujet à des confusions. D'abord, le chercheur, comme tout citoyen et tout homme, a droit à la liberté d'opinion, de croyance et d'expression, bien sûr. Ensuite, son statut d'homme de savoir lui confère socialement une autorité qui accroît, quoiqu'il veuille, la crédibilité de son discours, même lorsque celui-ci ne concerne pas son champ de compétences immédiat. Cette autorité lui impose donc moralement une plus grande responsabilité.

 

Ensuite, vient la vraie question, car elle est à la source même de ce que le chercheur va croire, en tant que chercheur et non pas simplement comme tout un chacun, la question de la validité des inférences a posteriori que l'on peut faire à partir des connaissances, ou de ce qui est supposé tel, scientifiques. Cette question suppose un minimum de clarification de ce que parler veut dire.

 

Il faut donc distinguer le contenu des connaissances et les inférences que l'on en tire.

 

Les connaissances se présentent sous forme d'énoncés propositionnels, assemblés en théories, dont on peut déduire des faits qui sont contrôlés par des expériences. L'énoncé se distingue de la proposition qu'il représente. Les traducteurs et les exégètes le savent, les chercheurs et les scientifiques moins, car ils disposent de langages spécialement construits pour exprimer plus directement et avec moins d'ambiguïté leurs concepts et leurs hypothèses. Néanmoins, ces langages, mathématiques notamment, acquièrent une vie propre, et sont aptes à produire des énoncés novateurs. La géométrie a ainsi produit des espaces multidimensionnels et des espaces non-euclidiens avant que l'on ait une idée de ce qu'ils pouvaient être. La valeur positive de l'énonciation est évidente. Sa valeur différentielle avec la proposition l'est donc aussi.

 

Pour simplifier, on peut donner le nom, de façon extensive, de théorème aux propositions, éléments de la théorie, représentées par les énoncés. De ces théorèmes peuvent être déduits, par une chaîne de raisonnements plus ou moins longue, d'autres théorèmes eux-mêmes contrôlables par des faits expérimentaux. Cette chaîne de raisonnement tient sa validité de règles de transformation logique qui procèdent elles-mêmes d'autres théories.

 

Cette chaîne est déductive, c'est-à-dire que le fait est une conséquence logique de la théorie. Ceci signifie qu'une théorie n'est jamais prouvée par des faits, mais seulement qu'elle n'est pas contredite par ceux-ci. Cette non-contradiction ne signifie pas, à son tour, que la théorie n'est pas vraie, comme certains épistémologues le concluent abusivement, mais seulement qu'elle n'est pas certaine. La confusion entre vérité et certitude est une des plus ennuyeuses qui soient. La vérité n'est jamais certaine, l'erreur peut l'être (si on est sûr de ne pas s'être trompé dans son constat !).

 

Les faits sont, en principe, des événements du monde dont les éléments constituants sont, en grande partie, créés par l'expérimentateur qui en contrôle ainsi la production. Mais peu de théories sont confrontées à de tels faits. Trois sortes de conditions les en empêchent. D'abord, les éléments déterminants d'une situation expérimentale échappent en grande partie au contrôle de l'expérimentateur. L'art de celui-ci est souvent de constituer son objet d'expérience en un système physique isolé du reste du monde, comme, par exemple, l'ont fait Lavoisier et Laplace dans leurs expériences sur la chaleur, mais ce n'est jamais possible en totalité et rarement même en grande partie. Ensuite, le travail du laboratoire est de plus en plus complexe et divisé. Les chercheurs ne réalisent pas eux-mêmes les dispositifs du contrôle expérimental. Ceux-ci dépendent de métiers, de connaissances techniques et scientifiques qu'il est impossible à un chercheur spécialisé, et à une équipe aussi, de maîtriser. Leur "connaissance" réelle du dispositif effectif de l'expérimentation est théorique et livresque, si bien que la question effectivement posée à l'objet par le dispositif expérimental n'est pas nécessairement équivalente à la question posée en hypothèse. Enfin, certains objets de la recherche rendent l'expérimentation impossible matériellement ou non désirable moralement. L'astronomie, la géophysique, l'histoire, par exemple, ne peuvent transformer leurs objets au cours d'expériences pour vérifier leurs théories. Les sciences humaines ne le peuvent souvent pas ou très peu. Les sciences de la nature, du vivant, de l'homme se l'interdisent à juste titre pour des raisons éthiques.

 

Ce n'est donc qu'en ayant présentes à l'esprit toutes ces réserves qu'on peut légitimement parler de "connaissances scientifiques" : caractère probable de leur vérité, énonciation textuelle approximative, expérimentations imparfaites ou impossibles, éloignement social et technique entre conception et réalisation. Ces limites ne sont pas à conserver sur un étagère de mémoire comme des généralités ou de simples banalités à ressortir le jour du baccalauréat, mais comme des règles d'interprétation à adapter à chaque cas particulier de ce qui se présente comme connaissance scientifique pour en conduire un examen critique spécifique. Car, en effet, lorsqu'on en arrive, comme le souhaitent les auteurs de la tribune du Monde, aux "implications philosophiques et métaphysiques des découvertes scientifiques", il faut comprendre très exactement la part de vérité qui est contenue dans ces découvertes pour en évaluer les implications éventuelles, relatives à cette part de vérité.

 

Quelles inférences fait-on à partir de ce type de connaissances ? En quoi sont-elles légitimes ? Elles sont essentiellement de trois types : extrapolantes, analogiques et normatives, ces trois types pouvant être ou non combinés.

 

L'extrapolation consiste à prolonger, dans un espace et dans une direction donnés, des vérités considérées comme acquises dans une portion de cet espace. Par exemple, le réchauffement de la planète et l'élévation du niveau des eaux sont prévus scientifiquement par extrapolation des observations de l'évolution du climat sur la période récente. L'extrapolation peut être rétrograde dans le temps, par exemple, lorsqu'on imagine l'apparition d'une espèce vivante sur terre à partir de fossiles et des processus d'évolution connus, ou bien le "big bang" originel de l'Univers, à partir de phénomènes physico-chimiques et des lois de l'entropie. La science construit alors des scenarios dans lesquels les événements s'enchaînent selon une légalité admise. La vérité éventuelle de ces scenarios dépend, d'une part, de la vérité des lois que l'on fait intervenir, et, d'autre part, de leur application correcte. Un exemple de mauvaise application de ce type de raisonnement est fourni par l'ancienne preuve dite "cosmologique" de l'existence de Dieu : chaque événement a sa cause ; chaque cause doit elle-même avoir une cause ; il y a donc une cause première, cause de toutes les causes, Dieu. Ce raisonnement pêche par une conception linéaire sérielle de la causalité et par l'idée que cette série doit nécessairement avoir un premier terme. Légalité erronée, et application erronée d'un principe logique.

 

L'analogie consiste dans la transposition d'une structure originairement valide dans un domaine dans un autre domaine. Elle peut concerner des modèles de représentation, des opérations, des formes linguistiques, etc. Un exemple est l'utilisation faite par Darwin du concept de sélection : il a transposé le processus de sélection utilisé par les fermiers pour améliorer leur production au domaine de l'évolution naturelle des espèces. Ce faisant, il a pris soin d'étudier les mécanismes de la sélection naturelle et leurs différences avec ceux de la sélection artificielle des fermiers. Un exemple d'utilisation abusive de l'analogie est celui du darwinisme social : les concepts de la sélection naturelle sont transposés au domaine social sans que la validité de cette transposition soit vérifiée : lutte pour la vie interprétée dans un sens psychologique et éthique ; espèces, individus et sociétés confondus, etc.

 

L'extrapolation et l'analogie permettent de formuler des hypothèses vraisemblables. Cette vraisemblance dépend évidemment de la vérité des théorèmes dont elles sont issues, dont on a vu les limitations, et de la validité des extensions de validité que ces inductions leur confèrent. En tout état de cause, elles restent des hypothèses et les hisser au rang de vérités, même probables, est un abus.

 

L'inférence normative est, elle, une faute. Conclure à ce que doit être la réalité à partir de ce qu'elle est, ou de ce qu'elle est supposée être, est une faute. La valeur ne peut pas se déduire de l'être, qu'elle sert, précisément, à évaluer. L'idée de nature est souvent impliquée dans ces raisonnements fautifs. L'aristotélisme nous a habitués à considérer que chaque chose a une nature dans laquelle elle est censée devoir rester ou retourner si elle s'en est éloignée. Si la science nous indique quelle est la véritable nature d'une chose, elle pourra ensuite prétendre nous indiquer ce que doit devenir cette chose, au nom de sa nature à retrouver. Une autre source intellectuelle de ces raisonnements est la médecine. La biologie montre le fonctionnement "normal" d'un organisme, et ce fonctionnement normal devient une norme éthique ou politique, pour peu que, par combinaison avec l'analogie, on ait, par exemple, assimilé le corps social et le corps individuel. On parle ainsi de la santé de l'économie ou de la médecine à appliquer à une économie qui va mal. L'analogie du darwinisme social se combine aussi avec une inférence normative : de ce que la lutte pour la vie, déjà mal comprise et interprétée de façon anthropomorphique et psychologique, serait une réalité (en fait, une hypothèse elle-même analogique), on en conclut qu'elle devient une norme éthique qui consacre la valeur du plus fort.

 

La discussion menée dans l'article sur la notion de dessein intelligent montre un exemple instructif. D'abord, notons que la question, telle qu'elle a été débattue par l'American Association for Advancement of Science (AAAS) est formulée quelque peu différemment : "Y a-t-il un dessein dans l'Univers ? (Is the Universe designed ?)". Ceci suggère que la formule "dessein intelligent" est redondante. Si, en effet, on peut mettre à jour dans l'Univers des structures comportant une légalité, un dessein, leur légalité est leur rationalité, et qualifier ce dessein d'intelligent  n'ajoute rien. La phrase anglaise, à la forme passive, peut être strictement équivalente à la phrase française, qui s'interroge sur la simple présence de ce dessein, comme elle peut aussi, en complémentarité de sa forme passive, signifier l'intervention d'une cause active de la présence de ce dessein. Il y aurait alors extrapolation de la présence du dessein à la cause (intelligente, peut-être ?), de cette présence.

 

Une autre ambiguïté provient du terme dessein. En français, ce terme implique l'idée de volonté, de visée intentionnelle, tandis qu'en anglais, il peut avoir les deux sens, de simple schéma de conception, ou bien de volonté anticipatrice. La présence du dessein serait alors une signature indiscutable de l'auteur du dessein.

 

Notons aussi que Bertrand Russell, dans Principes de philosophie mathématique, a montré que, quelle que soit la disposition d'un aussi grand nombre de points que l'on voudra dans un espace, il est toujours possible de trouver une loi qui relie ces points entre eux. Il est donc normal qu'il y ait un dessein dans l'Univers. Ce qui est étonnant, ajoute Russell, c'est qu'il soit si simple. Cette remarque sur la simplicité du dessein lui est peut-être restée propre.

 

Un des arguments en faveur d'un dessein conçu préalablement est qu'il "était nécessaire que l'Univers fût réglé de la façon la plus précise (finetuned) pour que la vie puisse y apparaître. Et qu'une petite modification des constantes et des lois de l'Univers rendrait celui-ci impropre à voir s'y développer toute forme de complexité". Cet argument repose sur un raisonnement probabiliste. Tout le monde sait que si je joue avec un dé, j'ai une chance sur six de voir le deux sortir, et, s'il sort, cela ne surprendra personne. On sait aussi que si je joue à la loterie avec dix chiffres, j'ai une chance sur 9 999 999 999 de voir le 3 485 628 897 sortir, et, s'il sort, j'aurai ma photo dans les journaux. Mais personne, dans aucun des deux cas, ne parlera de miracle, parce que, nécessairement, un au moins des nombres possibles devait sortir. L'idée que l'apparition de la vie était hautement improbable ne fait pas de cette apparition le signe d'une volonté qui aurait forcé le hasard. Quel que soit le visage du monde, il doit en avoir un. Les scientifiques avocats de l'interprétation déiste de ce fait en sont d'ailleurs conscients : "l'existence de ce réglage a amené certains scientifiques à penser que cela donnait une possibilité nouvelle – mais en aucun cas une preuve – à l'hypothèse de l'existence d'un principe créateur".

 

La liberté de penser des chercheurs est à la fois un droit et une condition de tout progrès scientifique.

 

Les savants ne peuvent être pris pour des prophètes. L'autorité de la science, souvent invoquée à des fins idéologiques ou politiques, est limitée par les rapports des énoncés aux faits, rapports qui sont très éloignés et déformés par la division du travail. Le matérialisme méthodologique comporte l'étude critique de cet éloignement et de ces déformations.

 

 

Février 2006

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