Sur la notion de "décroissance" économique

 

Le terme de « décroissance » est apparu depuis le fameux rapport du club de Rome sur la « croissance zéro ». La croissance, avec son cortège de pollutions, d'inégalités et de luttes fratricides, est supposée entraîner plus d’inconvénients que d’avantages et il serait temps de cesser de courir sans cesse après elle, voire de la brider volontairement. Une contestation de la « religion » de la croissance est ainsi apparue comme « théorie de la décroissance ».

 

A son tour, cette théorie, pour autant qu’il s’agisse d’une théorie, est contestée comme étant le produit d’un égoïsme de riche (cf. Pierre-Antoine Delhommais, dans Le Monde des 30-31 Juillet 2006). La justice et la réduction des inégalités voudraient au contraire la croissance comme leur condition nécessaire. Michel Rocard, en son temps, avait rappelé qu’on ne peut partager le gâteau que s’il y en a, du gâteau, c’est-à-dire de la croissance. Les partisans de la décroissance seraient donc des « gosses de riches » qui ne veulent pas partager le gâteau. Cette interprétation de la genèse idéologique de la théorie de la décroissance peut être juste et contenir sa part de vérité, elle n’en suffit pas pour autant à en montrer la fausseté ou à l’invalider.

 

Hubert Reeves (dans Le Monde du 2 Août 2006) remarque avec justesse que, plutôt que de théoriser sur la « décroissance », il vaudrait mieux se poser d’abord la question de savoir de la croissance de quoi il s’agit. Les économistes sous-entendent, lorsqu’ils disent croissance sans autre complément, croissance du PIB (Produit intérieur brut). Reeves remarque encore avec justesse que le PIB comprend aussi la vente du poison. « Plus on va empoisonner le sol, l’air ou l’eau, plus le PIB va croître ! » On pourrait évidemment ajouter qu’il en est de même avec l’empoisonnement des corps et des esprits humains avec des aliments frelatés, des médicaments aux effets secondaires non maîtrisés, et les flots de bêtise et de violence des programmes audiovisuels. La guerre d’Irak, en trois ans, a contribué pour 380 à 450 milliards de dollars, selon le Pentagone ou la Chambre des Représentants, au PIB des Etats-Unis, celle d’Afghanistan, pour 89 milliards et celle du Liban semble se limiter timidement à 319 millions. Les économistes traditionnels mettent dans le même sac les bombes, la marée noire et le pain. Les économistes partent du postulat, évidemment faux, que ce qui se vend constitue, selon leur langage, une "utlité".

 

Hubert Reeves en vient donc à souhaiter une évaluation qualitative de la croissance : selon ce dont on parle, c’est la croissance ou la décroissance qui est souhaitable. De nombreuses tentatives ont été faites pour construire un indicateur de la croissance « humaine », tenant compte, par exemple, du taux d’analphabétisme, de la mortalité infantile, des maladies épidémiques, etc. Le problème de ces tentatives est double : d’une part, techniquement, ils consistent à « assaisonner » des données de natures diverses et contraignent donc à recourir à des conventions mathématiques pour les combiner en un seul indicateur synthétique. D’autre part, sur le plan idéologique, ils impliquent des choix de paramètres jugés significatifs de ce que serait une « vie meilleure », autrement dit des choix axiologiques : l’éducation est-elle plus importante que la santé ou que la sécurité routière ? Comment mesurer le bonheur ? L’égalité des sexes est-elle aussi urgente que l’égalité des groupes ethniques ? Etc.

 

Jean de Kervasdoué (cf. Le Monde du 20 Mai 2005) avait proposé de remplacer le PIB, comme indicateur de la richesse des nations, par l’espérance de vie. Cette proposition est intéressante de trois points de vue, technique, axiologique, et heuristique.

 

Sur le plan technique, elle substitue à un indicateur lui-même composite (le PIB, agrégat de prix marchands) et difficile à étalonner, ainsi que les autres indicateurs proposés pour le remplacer, un indicateur simple et univoque, susceptible d’être mesuré et décliné sur différents sous-ensembles géographiques, sociaux et politiques.

 

Sur le plan axiologique, l’espérance de vie ne suppose pas de choix moral sur ce que serait une vie meilleure ou « réussie », selon l’expression de Luc Ferry. L'espérance de vie se mesure indépendamment de ce que chacun en fait. La durée de vie humaine est le potentiel, tant de travail et de production que de consommation, et aussi de tous les autres éléments du développement humain, sans préjuger en aucune façon que celui-ci ait plus de valeur ou plus de sens que celui-là.

 

Enfin, sur le plan heuristique, il permet d’envisager une économie du temps humain, qui reste à construire. S’il est vrai que «  le temps, c’est de l’argent », comme le disait Benjamin Franklin, c’est-à-dire que chaque heure d’une vie humaine peut (et doit, selon lui) être utilisée à produire de la richesse, inversement, il est nécessaire que l’argent soit du temps, c’est-à-dire que chaque richesse économique est une quantité de temps (temps de travail) cristallisée dans la marchandise. La « valeur-travail » de Smith, Ricardo et Marx n’a pas toujours été correctement interprétée, y compris par ses propres auteurs eux-mêmes. Lorsqu’une heure est dédiée au travail, ou à une autre activité, elle est prise sur l’espérance de vie de la population considérée et doit donc y être rapportée. Le travail est un emploi de la ressource espérance de vie. Inversement, cette heure de travail peut produire de la richesse humaine si elle contribue à allonger l’espérance de vie.

 

Hubert Reeves introduit dans le débat, il est vrai, une préoccupation transgénérationnelle qui n’est pas prise en compte par cette perspective. Mais il me semble que les deux questions sont distinctes.

 

 

 

 

Juillet 2006

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