Georges Brossard



"La Grande Révolution", histoire et enseignements de la Révolution française selon Pierre Kropotkine

Dernière mise à jour le 21/10/2015

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Pierre Kropotkine

La grande Révolution 1789-1793

Stock, 1909. Réimpression 1976.

 

Pierre Kropotkine a été un militant révolutionnaire russe, un des premiers à se réclamer de l'anarchisme, voulant se démarquer par là des courants révolutionnaires, marxiste, notamment, qui visaient essentiellement la prise du pouvoir, et la réalisation de la justice sociale par le futur gouvernement instauré par cette prise de pouvoir. Lui, à la suite de Bakounine, Makhno et de beaucoup d'autres, pensait que c'est au peuple lui-même qu'il revient de réaliser l'égalité sociale que les "communistes" (c'est-à-dire les adversaires de la propriété privée) voulaient tous. Cette pensée, il ne la fonde pas sur des principes a priori, mais sur les enseignements qu'il tire, pour la plus grande part, de la Révolution française de 1789.

Kropotkine n'est pas seulement un militant, agitateur et propagandiste, c'est aussi un historien pénétrant, attentif et scrupuleux. Son travail se situe dans la lignée de ceux de Michelet, Louis Blanc et Jean Jaurès, qu'il connaît profondément et s'appuie sur la lecture de nombreuses monographies érudites sur les acteurs de la Révolution, ses divers épisodes régionaux et de nombreuses archives, comptes-rendus des assemblées, des réunions des clubs et sociétés populaires, et publications diverses. Il ne mentionne aucun fait sans citer les sources, souvent multiples et recoupées, de son information. A l'heure où on nous invite souvent à une "relecture" de la Révolution, qui prétend la "démythifier", et tend à réhabiliter le roi Louis XVI et Marie-Antoinette et à disqualifier les idéaux révolutionnaires de Liberté, Egalité, Fraternité, la lecture de l'ouvrage de Kropotkine remet les choses à leur place, distingue les faits des discours, le rôle du peuple de celui de ses leaders, et rend un peu de cet enthousiasme que suscitait jadis l'évocation de l'action des sans-culottes.

En schématisant le récit de Kropotkine, on distingue trois phases dans l'histoire de la Révolution : une première phase constitutionnaliste, dans laquelle les objectifs sont essentiellement d'ordre juridique. Le droit féodal, qui est celui de la France d'alors, repose sur la notion de servage, qui implique que certains sont les obligés des autres. L'objectif révolutionnaire est d'abolir cette obligation et d'établir la "liberté". Pour ce faire, il n'était pas exclu de s'en remettre au roi lui-même qui, dans sa sagesse, aurait accordé une constitution établissant cette liberté, un peu comme le comte Almaviva le fait au terme de la "Folle journée". La deuxième phase est plus sociale. Le peuple entre en scène et agit directement sur les événements, car ce n'est pas seulement l'indépendance à l'égard du seigneur qu'il réclame, mais c'est aussi du pain et du travail et cela, il ne peut l'obtenir que par le démantèlement des propriétés accaparées par les nobles, le clergé et les spéculateurs ("agioteurs"). C'est la période de l'égalité, des niveleurs et, en réaction, de la grande peur de la bourgeoisie et des possédants en général. La troisième phase est politique. La gauche montagnarde veut s'emparer du pouvoir pour aller plus loin, le centre veut s'emparer du pouvoir pour ne pas aller trop loin et la droite s'en empare à la fin pour revenir en arrière. Mais le retour en arrière total est impossible et la réaction thermidorienne, l'empire et même la Restauration ne pourront jamais revenir au droit féodal et ses conséquences inhumaines.

Au fil de la lecture, les traits des acteurs principaux de la Révolution se caractérisent par leurs enjeux et leurs stratégies. Louis XVI a surement été conscient des concessions nécessaires et peut-être même du bien-fondé de certaines réformes. Mais la mise en cause des droits féodaux remettait en cause le fondement même du pouvoir royal, conçu comme suzeraineté suprême. On s'interroge de nos jours sur la responsabilité politique de Louis XVI. Aurait-il été un roi réformiste s'il avait été mieux conseillé ? etc. Le fait est que sa position ne pouvait que le conduire, de la convocation des Etats généraux à la fuite de Varenne, à louvoyer entre concessions aux révolutionnaires et tentatives de reprendre la main. Lettre du 5 octobre 1789 de Louis XVI à l'Assemblée : "Je ne m'explique pas sur la Déclaration des droits de l'homme : elle contient de très bonnes maximes, propres à guider vos travaux. Mais elle renferme des principes susceptibles d'explications, et même d'interprétations différentes, qui ne peuvent être justement appréciées qu'au moment où leur véritable sens sera fixé par les lois auxquelles la Déclaration servira de base". (p. 191, 192) Texte témoin du souci premier de Louis XVI devant les revendications révolutionnaires : gagner du temps et préserver l'essentiel de l'autorité féodale.

Le peuple est tenaillé par la faim et la disette, d'ailleurs exacerbée par les spécultations sur les grains et sur les terres lors de la vente des biens nationaux, mais il n'est pas au désespoir. Kropotkine insiste même sur le fait que la révolution n'est possible que parce que l'action du peuple est animée par l'espoir d'un changement profond. "La foi que le roi, auquel ils avaient adressé leurs plaintes, ou bien l'Assemblée, ou toute autre force leur viendrait en aide pour redresser leurs torts (…) c'est ce qui les poussa à se révolter …" (p. 147). Il n'est pas non plus cette foule haineuse assoiffée de sang que nous présentent les récits royalistes ou révisionnistes et que les reconstitutions cinématographiques nous montrent. Lors des massacres de septembre 1791, le peuple de Paris s'est interposé entre les prisonniers et les éléments hargneux qui voulaient leur peau. La Terreur a été l'oeuvre du gouvernement, non du peuple, même si une foule nombreuse assistait aux exécutions non sans ivresse. "Les sympathies du peuple travailleur de Paris tournaient maintenant vers les victimes, d'autant plus que les riches émigraient, ou se cachaient en France, et que la guillotine frappait surtout les pauvres. En effet, sur 2.750 guillotinés dont Louis Blanc a retrouvé les états, il n'y en avait que 650 qui appartinssent aux classes aisées." (p. 719)

Marie-Antoinette est maintenant présentée comme une exilée pour la raison d'Etat, mal mariée, amatrice d'art et de littérature, amoureuse passionnée, jeune femme sensible qui veut vivre sa féminité et s'épanouir légitimement, malgré le carcan de son statut d'épouse du roi de France. Ces traits de psychologie individuelle peuvent être vrais, ils ne retranchent rien du fait qu'elle été l'intermédiaire naturel entre le camp royaliste et l'empire autrichien dans la guerre européenne contre la Révolution.

Les puissances étrangères n'ont pas tout de suite formé une coalition unie et idéologiquement déterminée contre la Révolution. L'action de l'Angleterre était autant celle d'une puissance maritime et coloniale rivale de la France et cherchant à l'affaiblir que celle d'une monarchie au secours d'une autre monarchie. L'Autriche et la Prusse jouèrent un peu le rôle de mercenaires de l'Angleterre, dont l'engagement fut essentiellement financier. Du côté français, la guerre a aussi été le résultat de la pression girondine pour reconstituer un gouvernement fort qui mît un terme aux désordres de la Révolution. L'usage interne de la guerre était la nécessité de resserrer les boulons et d'identifier comme traitres tous ceux qui s'opposaient au gouvernement, à quelque titre que ce fût.

On a aussi souvent présenté la Révolution comme un affrontement bipolaire entre les deux géants, Danton et Robespierre. Kropotkine n'entre pas dans cette dramaturgie mythologique. Tous les acteurs de la politique sont présents dans son histoire, jusqu'aux méconnus Enragés et anarchistes, sur lesquels on apprend beaucoup à travers ce qu'en disaient leurs adversaires, notamment le Girondin Brissot. Mais surtout, il rend au peuple son rôle d'acteur central et de moteur de la Révolution. "Généralement, l'attention des historiens est absorbée par l'Assemblée nationale. Les représentants du peuple, réunis à Versailles, semblent personnifier la Révolution, et leurs moindres paroles, leurs gestes sont recueillis avec une pieuse dévotion. Cependant, ce n'était pas là qu'étaient, pendant ces journées de juillet,, le cœur et le sentiment de la Révolution. Ils étaient à Paris. " (p. 87) Avec Kropotkine, se dessine le contraste entre la Révolution représentée et la Révolution réelle, comme elle se jouait dans les bouillonnements d'idées et de passions des assemblées et des mouvements populaires. Quant aux deux "géants" des dramaturgies bourgeoises, où l'un aurait préfiguré le centrisme démocratique d'aujourd'hui et le second représenterait l'extrémisme, le jusqu'au-boutisme et l'intransigeance révolutionnaires, Kropotkine en donne une vision plus stratégique. Danton représentait surtout une bourgeoisie éclairée et prête au compromis, fidèle au matérialisme athée de Diderot, et Robespierre l'idéalisme revêche de Rousseau, mais les deux se rejoignent comme défenseurs du gouvernement contre le désordre. "La bourgeoisie comprit qu'il (Robespierre) était l'homme qui, par le respect qu'il inspirait au peuple, par son esprit modéré et ses velléités de pouvoir, serait le plus capable d'aider à la constitution d'un gouvernement, - de mettre une fin à la période révolutionnaire, - et elle le laissa faire, tant qu'elle eut à craindre les partis avancés. Mais lorsque Robespierre l'eut aidée à terrasser ces partis, elle le renversa à son tour, pour réintégrer à la Convention la bourgeoisie girondine et inaugurer l'orgie réactionnaire de thermidor." (p. 708)

Le mythe des Jacobins

La lecture de Kropotkine est l'occasion de revenir sur un mythe de la politologie française, celui du jacobinisme républicain. Les Jacobins ne furent pas tout de suite républicains mais, comme la plupart des députés et des politiciens de 1789, constitutionnalistes. "Alors que toutes les Sociétés populaires et fraternelles se prononcent pour la déchéance (du roi), le club des Jacobins, composé de bourgeois étatistes, répudie l'idée de république ... Que s'est-il donc passé pendant ces vingt jours pour que les chefs révolutionnaires de la bourgeoisie aient si soudainement viré de bord et pris la résolution de retenir Louis XVI sur le trône ?... Le fait est que les meneurs bourgeois ont aperçu de nouveau le spectre qui les hantaient depuis le 14 juillet et le 6 octobre 1789 : le soulèvement du peuple ! " (p.300). Les Jacobins sont avant tout partisans de l'ordre. "Les historiens, payant un tribut à leur éducation étatiste, se sont plu à représenter le club des Jacobins comme l'initiateur et la tête de tous les mouvements révolutionnaires à Paris et dans les provinces, et pendant deux générations nous avons tous pensé de même. Mais nous savons aujourd'hui qu'il n'en fut rien. L'initiative du 20 juin et du 10 août ne vint pas des Jacobins. Au contraire, pendant toute une année ils s'étaient opposés - même les plus révolutionnaires d'entre eux -  à un nouvel appel au peuple. Seulement lorsqu'ils se virent débordés par le mouvement populaire, ils se décidèrent - et encore, une partie seulement des Jacobins - à le suivre." (p. 331) On parle également beaucoup du centralisme jacobin. Il faut d'abord remarquer que le centralisme en France est bien antérieur à la Révolution et est l'oeuvre progressive de tous les "grands souverains", de Charlemagne, avec ses missi dominici, à Louis XIV ("l'Etat c'est moi") en passant par Philippe Auguste, Saint Louis, Louis XI, Henri IV, et les autres. Le centralisme n'est pas non plus l'exclusivité de la République, les deux empires ayant bien contribué à la centralisation de ce pays. Les Jacobins, dans la lutte qui les opposait aux Girondins, se sont appuyés sur les départements, et Bonaparte n'a fait que prolonger leur oeuvre en instituant les préfets, représentants locaux de l'Etat central.

L'ascension de la bourgeoisie

On se représente souvent la Révolution comme la révolte d'une population affamée contre une noblesse débauchée et injuste. Si cette image est vraie en grande partie - la famine sévissait dans les campagnes et dans les villes du fait de mauvaises récoltes et de l'état de friches où se trouvaient de grandes propriétés - "Le fait est qu'un double phénomène s'accomplissait alors dans les villages : l'appauvrissement en masse des paysans et l'amélioration du sort de quelques-uns d'entre eux. (…) Le bourgeois du village, le campagnard embourgeoisé faisait son apparition, et c'est lui qui, aux approches de la Révolution, fut le premier à parler contre les droits féodaux et à en demander l'abolition. (…) Ce fut lui, enfin, qui s'acharna le plus, en 1793, contre "les ci-devant", les ex-nobles, les ex-seigneurs. " (p. 24) L'espoir des pauvres den,manger à leur faim a convergé avec celui des riches d'obtenir enfin la place qu'ils estimaient leur revenir dans une société d'où ils étaient exclus, alors qu'ils en représentaient de plus en plus l'élite véritable, économique et intellectuelle.

Le gouvernement et le désordre

Les luttes politiques de 1789 à 1793 ne sont pas seulement, ni même essentiellement, la lutte des monarchistes et des républicains, mais plutôt la lutte des forces de gouvernement, selon l'expression de l'époque, reprise par Kropotkine, contre le désordre, c'est-à-dire l'action directe du peuple. "Pour qu'une oeuvre vitale sortît des décrets de l' Assemblée, il fallait le désordre. Il fallait que dans chaque petite localité des hommes d'action, des patriotes, haïssant l'ancien régime, vinssent s'emparer de la municipalité ; qu'ils fissent une révolution dans le hameau ; que tout l'ordre de la vie fût bouleversé ; que toutes les autorités fussent ignorées ; il fallait que la révolution fût sociale si l'on voulait que la révolution politique pût s'accomplir. Il fallait que le paysan prît la terre et y fît passer la charrue, sans attendre l'ordre de l'autorité, lequel évidemment ne serait jamais venu. Il fallait, en un mot, qu'une vie nouvelle commençât dans le hameau. Mais sans désordre, sans beaucoup de désordre social, cela ne pouvait se faire." (p. 281)

L'origine de la propriété

Pendant la Révolution, c'est la question de la propriété qui a été le noeud gordien jamais tranché. Les terres n'appartenaient pas à ceux qui les travaillaient et étaient en mesure d'en faire vivre la population, mais aux nobles, au clergé, et, plus récemment, aux bourgeois enrichis par la spéculation. Philosophes et économistes ont imaginé des mythologies pour expliquer l'origine de la propriété, soit pour la justifier par ses origines, soit pour en montrer le caractère violent et illégitime. Les choses sont plus simples et Kropotkine rappelle comment, par des mesures successives et anciennes, la noblesse s'est peu à peu emparé des terres qui étaient originellement propriétés communales. "Autrefois la terre, toute la terre - les prés, les bois, les terres en friche, ainsi que les terres défrichées - étaient la propriété des communautés villageoises. Les seigneurs féodaux avaient droit de justice sur les habitants, et la plupart d'entre eux avaient aussi le droit de prélever diverses prestations en travail et en nature sur les habitants (ordinairement, trois journées de travail et divers paiements, ou dons, en nature) ; en échange de quoi ils devaient entretenir des bandes armées pour la défense des territoires contre les invasions et les incursions, soit d'autres seigneurs, soit des étrangers, soit des brigands de la région. Cependant, peu à peu, avec l'aide du pouvoir militaire qu'ils possédaient, du clergé qui était de partie avec eux, et des légistes, versés dans le droit Romain, qu'ils entretenaient à leurs cours, les seigneurs s'étaient appropriés des quantités considérables de terres, en propriété personnelle. Cette appropriation fut très lente, elle prit des siècles pour s'accomplir - tout le moyen-âge ; mais vers la fin du seizième siècle c'était fait. Ils possédaient déjà de larges espaces de terres labourables et de prairies." (p. 529, 530) L'oeuvre d'appropriation des terres par les classes privilégiées fut couronnée par une ordonnance de Louis XIV en 1660, abolissant la propriété communale.

Le rôle du peuple paysan

La vision idéologique de la Révolution, qui en fait l'oeuvre des philosophes, et la vision marxiste, qui ne fait confiance qu'au prolétariat industriel, ont occulté le rôle essentiel joué par le peuple paysan. "On comprend l'importance de cette fermentation profonde dans les campagnes. Si la bourgeoisie instruite profite des conflits de la Cour et des parlements pour réveiller l'agitation politique ; si elle travaille activement à semer le mécontentement, c'est aussi l'insurrection paysanne, gagnant aussi les villes, qui fait le vrai fond de la Révolution ; elle qui inspire aux députés du Tiers la résolution qu'ils vont bientôt  exprimer à Versailles, - de réformer tout le régime gouvernemental de la France et de commencer une révolution profonde dans la distribution des richesses. Sans le soulèvement des paysans qui commença en hiver et alla, avec ses flux et reflux, jusqu'en 1793, le renversement du despotisme royal n'aurait jamais été accompli si complètement ; jamais il n'aurait été accompagné  d'un si profond changement politique, économique et social. La France aurait bien eu un parlement, comme la Prusse en eut un, pour rire, en 1848, - mais cette innovation n'aurait pas pris le caractère d'une révolution : elle serait restée superficielle, comme elle le fut après 1848 dans les Etats allemands." (p. 60) L'importance du rôle des paysans, c'est d'avoir su poser le problème révolutionnaire non seulement sur le terrain politique - pouvoir royal contre pouvoir populaire - mais aussi sur le plan économique : redistribution des terres, approvisionnement des villes et des armées, réforme de la distribution et du commerce, fin de la spéculation. Comme on vient de le voir, toutes ces questions étaient conditionnées par celle de la propriété, devant laquelle la Révolution s'est arrêtée.

Le rôle des élites

Les élites, dans leur majorité, se dressent contre les forces du passé, rejoignent ou même précèdent le mouvement révolutionnaire et en prennent la tête, la représentation politique et idéologique. "Au moment de l'insurrection, le peuple écrase bien tout par sa masse ; mais quelque avantage qu'il ait d'abord remporté, il finit par succomber devant les conjurés des classes supérieures, pleins de finesse, d'astuces, d'artifices. Les hommes instruits, aisés et intrigants des classes supérieures ont pris d'abord parti contre le despote ; mais ce n'a été que pour se tourner contre le peuple, après s'être entourés de sa confiance et s'être servis de ses forces pour se mettre à la place des ordres privilégiés qu'ils ont proscrits." (p. 340) Lorsque les initiatives populaires en viennent à menacer leur statut, elles savent se retourner contre le peuple et mettre en marche la contre-révolution.  "... à mesure que le peuple manifestait ses tendances communistes et égalitaires, ces mêmes hommes (la bourgeoisie et les "intellectuels") devenaient défenseurs de la royauté,tandis que les francs républicains, comme Thomas Paine et Condorcet, représentaient une infime minorité parmi les gens instruits de la bourgeoisie. A mesure que le peuple devenait républicain, les "intellectuels" rétrogradaient vers la royauté constitutionnelle." (p. 313)

Les révolutions sont sanglantes

Il est de bon ton de rappeler les massacres, les assassinats, les violences qui ont marqué la Révolution française, voire à mettre en balance les inégalités et les injustices qui existent dans la République, pour, finalement, se demander si "c'était la peine de changer de gouvernement", comme dit Madame Angot. Kropotkine défend ardemment la Révolution, et pourtant il en déteste la violence. "La Révolution, en un mot, avec toutes ses luttes et ses haines, ses conflits terribles et ses vengeances !" (p. 69) Il ne s'agit pas de nier cette violence, inévitable dans un bouleversement politique et social. Mais il faut aussi en rappeler la mesure. Pendant les massacres de Septembre 1792, les sections de la Commune de Paris se sont interposées entre les éléments violents et les prisonniers qu'ils voulaient exécuter sommairement. La violence a aussi été contre-révolutionnaire : "Les sections (à Paris) étaient envahies par les contre-révolutionnaires girondins et royalistes. Alors que les journaliers, les artisans, fatigués après leurs longues journées de travail, rentraient au logis, les jeunes bourgeois, armés de gourdins, venaient aux assemblées générales des sections et les faisaient voter à leur gré." (p. 656) On amalgame souvent la violence des soulèvements populaires et celle exercée par la Sûreté générale lors de la Terreur, mais c'est méconnaître que "la Terreur est toujours une arme de gouvernement." (p. 688) En fait, c'est déjà la contre-révolution qui se manifeste à travers cette violence policière. La vraie question est donc de savoir au nom de quoi la violence révolutionnaire a pu être tolérable. Kropotkine répond, non sans lyrisme : "Ce qui est certain, c'est que, quelle que soit la nation qui entrera aujourd'hui dans la voie des révolutions, elle héritera de ce que nos aïeux ont fait en France. Le sang qu'ils ont versé, ils l'ont versé pour l'humanité. Les souffrances qu'ils ont endurées, ils les ont subies pour l'humanité entière. Leurs luttes, les idées qu'ils ont lancées, le choc de ces idées, - tout cela est le patrimoine de l'humanité. Tout cela a porté ses fruits et en portera encore bien d'autres, bien plus beaux, en ouvrant à l'humanité de larges horizons, avec ces mots: Liberté, Egalité, Fraternité, luisant comme un phare vers lequel nous marchons. " (p. 746)  

Le coeur de la révolution et sa représentation

La Révolution apparaît double : d'une part elle se manifeste par des actes politiques, des discours, des analyses, des institutions, et d'autre part, elle est un mouvement non représenté, qui en est comme le moteur, qui à chaque étape, fait avancer la révolution en cours vers plus de justice. En fait, cette coupure exprime l'opposition entre les élites bourgeoises et les classes populaires, les premières accaparant naturellement la représentation des secondes. Mais cette représentation est passée au filtre de la mentalité et de la culture de l'élite, enrichie de philosophie et appauvrie de réalisation. "L' Assemblée Constituante et la Législative avaient fait nombre de lois, dont on admire jusqu'à présent la lucidité et le style - et cependant l'immense majorité de ces lois restaient lettre morte. Sait-on que plus des deux tiers des lois fondamentales faites entre 1789 et 1793 n'ont jamais reçu un simple commencement d'exécution ? " (p. 279,280)

 "Trop théoriciens, trop adorateurs de l'uniformité et de l'alignement, et par conséquent incapables de comprendre les formes multiples de la propriété foncière, issues du droit coutumier ; trop voltairiens, d'autre part, pour être tolérants envers les préjugés des masses vouées à la misère, et surtout trop politiciens pour comprendre l'importance que le paysan attache à la question de la terre, - les révolutionnaires eux-mêmes vont se mettre à dos les paysans, en Vendée, en Bretagne, dans le sud-est." (p. 228)

Naissance d'une nation

Dans la fête de la Fédération, il faut voir "l'affirmation d'une nouvelle nation, ayant un idéal commun ..." (p. 232). Robespierre, en tentant de susciter le culte de l'Etre suprême, montra qu'il avait bien compris la dimension religieuse de l'élan révolutionnaire. "…en révolution, il importe de provoquer l'enthousiasme, de prononcer ces paroles qui font vibrer les cœurs." (p. 163) Un certain unanimisme, entre les petits bourgeois, les paysans, les ouvriers, soudés par la lutte, fait prendre conscience à la population qu'elle constitue une nation. Ce mouvement des coeurs culmine peut-être dans l'épisode de la Marseillaise :  "l'étranger est aux portes de Paris, et le 11 juillet on proclame la patrie en danger. Le 14, on fête la Fédération, et le peuple en fait une formidable démonstration contre la royauté. (...) Cependant, le mot "République" n'est pas encore prononcé (...) Marseille fait exception, en demandant, dès le 27 juin, l'abolition de la royauté et en envoyant 500 volontaires qui arrivent à Paris en chantant "l'hymne marseillaise"". (p. 337)

Portée universelle de la Révolution française

On l'a vu, Kropotkine est enthousiaste pour ce qu'il appelle "la grande révolution". On peut discuter de la conscience qu'avaient ou non les révolutionnaires d'énoncer des principes valables pour l'humanité et non pas seulement pour les Français. On cherche souvent à montrer la portée humaine de la Révolution à travers ses textes, comme la Déclaration des droits de l'Homme, et on ergote alors sur la plus ou moins grande universalité de textes antérieurs. Mais ce que montre Kropotkine, c'est que la véritable leçon universelle de la Révolution française réside plus dans ses faits que dans ses dires, et autant dans ses échecs que dans ses accomplissements. La cause principale de son inachèvement et de son enterrement par la dictature militaire, c'est de ne pas avoir réussi à établir l'égalité et la véritable fraternité. C'est ainsi qu'elle a perdu la liberté. L'indissoluble unité des trois valeurs fondatrices, liberté, égalité, fraternité constitue l'enseignement essentiel de la Révolution. Toutes les révolutions ultérieures ont échoué sur l'écueil de la méconnaissance de cette unité.

 Bien d'autres aspects de la "Grande révolution" seraient à relever et à développer : lisez-le !



Octobre 2009

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