Manifeste pour une comptabilité universelle

(Gérard Schoun, Jacques de Saint-Front, Pauline de Saint-Front

et Michel Veillard, L’Harmattan, Paris, 2012)

 

 

 

Un livre vient de sortir, qui remet en cause l’hégémonie de la monnaie, des prix et des marchés. Un de plus, dira-t-on ? Non, car celui-ci ne la remet pas en cause seulement dans la politique, c’est-à-dire dans la place que ces éléments occupent dans nos sociétés, mais dans la science économique elle-même. René Passet, déjà[1], parmi d’autres trop peu nombreux, avait remis en cause la monnaie comme outil de mesure unique de la science économique, et la nécessité d’introduire des mesures physiques dans les raisonnements économiques. S’il m’est permis de me citer, je renverrai également à mon article où j’émets l’idée que le temps de vie humain est la véritable mesure de la valeur économique. Cet ouvrage va au-delà, car le projet (il s’agit, comme l’indique son titre, pour le moment, d’un projet et non d’un nouveau plan comptable …) dépasse la réflexion théorique pour s’attaquer aux problèmes techniques que pose cette réflexion.

Les auteurs partent, logiquement, de la critique des limites de la comptabilité patrimoniale actuelle : « la comptabilité actuelle, encadrée par les IFRS (lntemational Financial Reporting Standards), rend compte de l’utilisation des ressources financières à ceux qui ont fourni ces ressources, investisseurs et prêteurs. Elle rend compte de ce qui a un prix de marché : le salaire, le bien meuble ou immeuble, la marge réalisée lors de la vente, les engagements pris (promesses d”achats, remboursement des échéances de prêts...), parfois aussi les montages financiers acrobatiques (dans ce cas, le prix de marché est approché par des pratiques qui ressortent de la divination mise en équation). La comptabilité actuelle dégage ce qui reste au terme de chaque période sous revue, et fournit ainsi le montant de son dû au Principal, celui à qui appartient le solde des opérations selon la théorie économique dite théorie de l’Agence. Elle fournit aussi le montant de l’assiette de l'impôt sur les sociétés ».

La comptabilité universelle que les auteurs appellent de leurs vœux remplirait huit fonctions que ne permet pas la comptabilité actuelle. 1/ Prendre en compte l’homme, la nature, l’économie ; 2/ Rendre les modèles économiques plus robustes ; 3/ Faciliter un reporting intégré ; 4/ Améliorer la gouvernance ; 5/ Créer du sens ; 6/ Rénover la fiscalité ; 7/ Elargir le champ de la fonction comptable ; 8/ Faciliter la migration du système monétaire (notamment vers des visions à plus long terme). On voit que les ambitions sont vastes et diverses, à la fois politiques (au sens noble du terme) et scientifiques. La notion de « compétence » tient une large place dans l’appareil conceptuel que les auteurs utilisent.

La difficulté technique principale à laquelle se sont attelés les auteurs (en expérimentant sur le terrain auprès d’entreprises, d’associations, etc.) est de constituer des comptes intégrant les différents aspects de la performance économique globale, sociale, environnementale, économique dans un ensemble comptable « universel », c’est-à-dire à la fois pluridimensionnel et aussi applicable aussi bien à des entreprises, qu’à des collectivités, des associations, que des entités macroéconomiques. La démarche peut se résumer dans les étapes suivantes : d’abord, identification des « parties prenantes », personnel, investisseurs, clients, fournisseurs, sous-traitants, etc. Puis, avec la participation de ces parties prenantes, la définition d’indicateurs pertinents pour les différents aspects à prendre en compte : sociétaux, environnementaux, marchands, etc. et les procédures de valorisation et de mesure de ces indicateurs. Ensuite, il faut définir des unités de comptes (appelés « euros », de façon symbolique, pour marquer qu’ils n’ont pas moins de valeur que les valeurs de marché) et des « prix » pour les quantités physiques mesurées ; par exemple, le prix de la tonne de carbone a été choisi parmi plusieurs valeurs utilisées (taxe carbone en France, en Suède, plancher incitatif de la fondation Nicolas Hulot, étude gouvernementale) et fixé à 109 euros (taxe carbone de la Suède) « en considérant qu’il y a urgence à réduire les émissions de gaz à effets de serre pour éviter de dépasser les seuils climatiques jugés inacceptables ». Au terme de ces procédures, on peut établir des bilans et des comptes de résultat valorisant les performances de l’entité considérée sur les différents aspects de son activité dont elle doit être responsable (et non des seuls profits qu’elle redistribue éventuellement à ses propriétaires).

La visée politique n’est évidemment pas dissociable de l’élaboration technique du projet. Les auteurs ne manquent jamais d’associer les acteurs à l’élaboration du plan comptable et d’évaluer les différentes options à l’aune de leur caractère plus ou moins mobilisateur. La faiblesse des recherches qui ont été conduites pour définir un indicateur de performance économique en remplacement du PIB (Indice de développement humain, Bonheur intérieur brut, etc.) se retrouve évidemment dans ce travail : le choix d’indicateurs jugés pertinents et des critères d’évaluation implique évidemment des jugements de valeur d’ordre éthique et/ou politique. L’institution d’ « euros » conventionnels pour intégrer ces indicateurs dans la comptabilité universelle n’est pas satisfaisante du point de vue du réalisme épistémologique. L’évaluation de cette démarche appartient à l’avenir et demande une analyse approfondie et détaillée, mais l’orientation prise va, me semble-t-il, dans le bon sens.

 



Février 2013

[1] Voir notamment : René Passet, Les grandes représentations du monde et de l’économie, Actes Sud, Paris, 2010