Economie globale
et économie du Globe
La
notion de performance économique
Les
outils comptables de mesure de la performance économique
Macroéconomie
et microéconomie
Les
mécanismes de la "main invisible" et leurs hypothèses
Correctifs
apportés à la théorie
Les
modèles alternatifs au modèle classique
Y
a-t-il une définition économique de l'intérêt général ?
La
mesure des coûts et des avantages en termes de durée de vie humaine
Pour
un compte de résultat de la planète
Pistes
pour une économie du Globe
Renvois
et références bibliographiques
Les
premiers travaux économiques se situaient clairement dans le cadre national
(cf. "Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations",
d'Adam Smith). Dans l'ensemble, il en est toujours ainsi, la plupart des
économistes se considérant comme chargés de conseiller les gouvernements sur
les mesures à prendre pour faire fonctionner l'économie le mieux possible. Il y
a, toutefois, des nuances à apporter à ce tableau : d'abord, de nombreux
économistes font de la recherche "pure", c'est-à-dire dépourvue de
visée politique, en tout cas immédiate et explicite; ensuite, de nombreux
autres conseillent non pas les gouvernements, mais les entreprises ou des
institutions privées, enfin, les instances internationales consomment aussi
beaucoup de matière grise économique. Depuis l'apparition de la notion de
mondialisation, on met l'accent sur le commerce international et les
interactions entre les économies nationales. Mais la lecture ou la relecture
attentive de La richesse des nations montre que c'était déjà le souci
majeur d'Adam Smith. Lorsqu'il évoque la division du travail, il montre
clairement que c'est la division du travail entre nations (les unes plus
agricoles, les autres plus industrielles, les unes exportant des matières
premières, les autres les transformant, etc.) qui façonne les grands marchés et
provoque essor ou déclin de la richesse des unes ou des autres.
La
mondialisation, de l'Empire romain à celui des Indes occidentales, n'est pas un
phénomène nouveau, portée à la fois par les flux commerciaux internationaux et
les impérialismes, même si, bien sûr, notre mondialisation a ses
caractéristiques propres et inédites. L'une de celles-ci, à mon sens, tient à
la nouvelle division du travail intervenue dans le travail industriel, et qui a
entraîné le fameux phénomène des délocalisations. Lors du développement du
capitalisme industriel en Europe et dans les pays dits "avancés", ce
sont les populations qui se déplaçaient des campagnes vers les centres industriels
urbains, déplacement d'abord appelé "exode rural", puis
"immigration", lorsque les ruraux ne sont plus seulement venus des
provinces rurales déshéritées, mais aussi des pays "moins avancés".
Mais ces dernières décennies ont infléchi, sinon inversé ce cours des choses,
en ce sens que ce ne sont plus les populations qui se déplacent, ou plus
seulement elles, mais aussi les industries et les machines elles-mêmes. Le
tiers-monde devient, on l'a dit, l'atelier du monde développé, passant ainsi au
stade de "pays émergent". La question de la gouvernance mondiale est
posée. Les citoyens se sentent de plus en plus citoyens du monde. Dans ce
contexte, l'économie gobale ne peut plus être considérée comme seulement le
lieu de l'interaction des économies nationales et locales, mais doit être
considérée comme une économie en elle-même, distincte de la somme de ses
constituants.
La
destruction de l'environnement et des ressources naturelles, la croissance des
"désutilités", comme disent les économistes, a incité ces
derniers à donner plus de valeur à la protection de l'environnement et à
incorporer dans leurs recherches des considérations sur ce qu'on pourrait
appeler une économie de la nature. Par exemple, ils cherchent à valoriser
(c'est-à-dire, dans leur mode de pensée, à donner un prix) aux services rendus
par la nature, par la biodiversité, le recyclage du CO2 , ou bien
encore à élaborer des indicateurs de performance économique tenant compte de
facteurs environnementaux. Là encore, on se trouve devant la nécessité de ne
plus penser l'économie comme l'économie d'une nation, mais comme l'économie du
Globe.
Cette
nouvelle perspective globale implique une sorte de révolution copernicienne que
l'économie n'a pas accomplie. D'une part, son modèle reste centré, explicitement,
pour les plus libéraux, ou implicitement, pour les plus interventionnistes, sur
l'individu et l'entreprise. D'autre part, son instrument de mesure est
toujours, en fin de compte et après de multiples et astucieux aménagements, le
prix. Ces deux défauts fondamentaux (qui ne sont pas les seuls, mais qui sont
essentiels pour le sujet d'aujourd'hui), demandent une analyse conceptuelle qui
na pas été faite par la plupart des chercheurs contemporains.
L'économie
est toujours à la fois explicative et normative (l'un de ses "péchés
capitaux", voir mon article); non
seulement elle décrit et analyse le fonctionnement de l'économie de la société,
mais aussi, elle analyse comment elle donne le meilleur rendement et recommande
des voies pour améliorer ce rendement. Dans d'autres domaines que le
fonctionnement matériel des sociétés, on emploie le terme d'économie pour
désigner un arrangement de moyens en vue d'une fin, tel que le minimum de
moyens produise le maximum de résultats correspondant à cette fin. En
rhétorique, dire beaucoup en peu de mots est une vertu qualifiée d'économique.
Les sportifs tendent à améliorer leur performance athlétique, compte tenu des
ressources de leur corps, selon une démarche économique. Les militaires tentent
de gagner la bataille en économisant les vies humaines, etc. Dans leur livre
"Economie", Samuelson et Nordhaus définissent l'économie comme
"l'étude de la façon dont les sociétés utilisent des ressources rares
pour produire des biens ayant une valeur et les répartir entre les individus"[1] et
l'efficacité économique : "une économie produit de façon efficace quand
elle ne peut accroître le bien-être économique de quelqu'un sans dégrader le
sort de quelqu'un d'autre". Sans préjuger de ce qui définit le "bien-être
économique de quelqu'un", il est clair que, malgré qu'en aient nos
auteurs, on ne peut pas distinguer, en suivant cette définition, l'"économie
positive", qui s'en tiendrait aux faits, de l'"économie
normative", qui comprendrait des jugements de valeur. L'idée même
d'efficacité ou de performance implique une finalité définie préalablement. Là
où Samuelson et Nordhaus semblent d'emblée assumer une éthique d'équité, leurs
confrères et concurrents Stiglitz, Walsh et Lafay, eux tentent de séparer
encore plus nettement l'économie normative de l'économie positive. "Deux
économistes peuvent être d'accord sur l'idée qu'une modification fiscale
particulière accroîtra l'épargne, même si cela se fait au bénéfice des plus
riches et au détriment des plus pauvres (ce qui irait à l'encontre de
l'efficacité telle que définie par Samuelson et ses coauteurs) . En
revanche, ils peuvent en tirer des conclusions très différentes quant au
caractère plus ou moins souhaitable de cette modification. L'un peut s'y
opposer parce qu'elle accroît l'inégalité des revenus, l'autre peut la soutenir
parce qu'elle incite à épargner. Leur divergence tient aux valeurs qu'ils
attribuent aux effets de la politique retenue. Par conséquent, leurs
conclusions sont différentes bien que leurs analyses positives de la politique
économique proposée soient identiques"[2] . Mais
Stiglitz et ses amis, me semble-t-il, ne font que repousser d'un cran la
confusion entre fait et valeur. En effet, les économistes vont ensuite discuter
de savoir si les inégalités sont productives ou contreproductives, ou si
l'épargne, selon qu'elle est investie et comment, est un bienfait économique ou
au contraire, un frein à la croissance et au progrès. La finalité ultime des
économistes est toujours le "plus" avec le "moins", sans
trop préciser le plus de quoi et le moins de quoi. La répartition égalitaire ou
équitable, c'est bien, mais à condition qu'il y ait "du gâteau" à
répartir. La performance économique consiste donc à produire le plus de
"gâteau" possible, avec des ressources limitées, rares. La question
de savoir de quel gâteau et de quelles ressources il s'agit est soit considérée
comme triviale ou oiseuse, soit reportée à plus tard. Si bien que l'économie
dite "positive" est, elle aussi, implicitement normative, dans
le sens où elle se réfère toujours à une notion d'efficacité, c'est-à-dire
qu'elle recommande des moyens en vue d'une fin, sans que le contenu de cette
fin soit explicité.
La comptabilité
d'entreprise offre un très bon schéma d'évaluation des performances
économiques. Le compte de résultat met en balance les produits et les charges,
c'est-à-dire ce que vous avez réalisé et les coûts de ces réalisations, le
bilan montre ce qui reste de vos réalisations et les ressources qui ont été
mises à votre disposition pour ces réalisations. Ce schéma est simple et
rationnel. Il mesure l'efficacité économique d'une entreprise par le rapport
entre les résultats et les moyens employés. Ce raisonnement sert de modèle bien
au-delà du domaine purement économique, comme, par exemple, dans les tableaux
avantages-coûts. L'écologie a repris à son compte ce modèle avec le fameux bilan
carbone.
L'outil
comptable n'est évidemment pas sans défaut, et les experts tentent en
permanence de l'améliorer pour le rendre plus fidèle et sincère, selon
les termes du droit comptable. Ce n'est pas ici le lieu d'entreprendre une
critique détaillée de la comptabilité comme source d'informations pour
l'économie. Il faut simplement retenir qu'il porte avec lui l'empreinte
jusqu'ici indélébile de son origine. Rappelons en effet que le terme de bilan
vient de l'italien bilancio, qui évoquait dans les livres de comptes des
armateurs et des financiers vénitiens les avoirs et les dettes des différents
intervenants d'une opération, d'une entreprise, dans les deux sens du terme. Le
débit et le crédit, qui forment le cadre conceptuel fondamental de la
comptabilité, sont faits pour enregistrer les flux et les stocks de valeurs en
fonction de leurs propriétaires. La comptabilité est dans son essence
patrimoniale et sert principalement à déterminer ce que chacun doit à chacun.
En ce sens, elle est parfaitement adaptée pour fournir les informations
nécessaires aux rapports juridiques entre l'entreprise et ses partenaires. De
là à dire qu'elle est parfaitement adaptée pour alimenter la science
économique, il y a un pas important.
En
conclusion de ce point, retenons que le schéma de raisonnement, confrontant des
résultats acquis en contrepartie de moyens engagés, semble une approche
intéressante pour l'économie, mais qu'il y a probablement des adaptations à
faire pour pouvoir utiliser ce schéma dans un cadre plus large que celui du
droit et de la fiscalité.
Traditionnellement,
l'économie se subdivise en deux branches relativement distinctes : la
microéconomie, qui se centre sur l'entreprise et les ménages, étudiant leur
fonctionnement et leurs comportements, et la macroéconomie, qui étudie le
fonctionnement économique de la société dans son ensemble, et suit des agrégats
tels que la consommation, les niveaux de prix et l'inflation, la croissance,
etc. Les relations entre ces deux branches ne sont pas simples et ont fait
l'objet de controverses.
Pour
simplifier, l'école dite "anglaise" part d'une conception atomiste de
l'économie. Les phénomènes globaux, comme les variations de prix, par exemple,
ne procèdent pas de lois elles-mêmes globales, mais résultent de la composition
de millions de décisions des agents économiques qui interagissent dans les
marchés. Ils recomposent la macroéconomie à partir de la microéconomie. Les
écoles "française" et "allemande" ont des visions plus
holistes, un peu analogues aux conceptions de Durkheim en sociologie, et
assument l'existence et l'étude de faits économiques indépendants des
comportements individuels et qui, au contraire, conditionnent ces
comportements.
Finalement,
à part quelques contestataires, le consensus se fait pour considérer qu'il y a
une unité foncière de l'économie à travers ses deux branches, consensus que
Stigliz et ses coauteurs expriment ainsi : "La microéconomie et la
macroéconomie ne sont rien de plus que deux façons d'appréhender la même
réalité. La microéconomie étudie l'économie de bas en haut, la macroéconomie de
haut en bas"[3]. Mais ce
qui est intéressant, c'est la justification de cette thèse : "Il est
important de se souvenir (…) que le comportement de l'économie dans son
ensemble dépend de décisions prises par des millions de ménages et
d'entreprises ainsi que des décisions de l'Etat". Cette assertion
implique que le sens de la causalité, pour nos auteurs est "du bas vers le
haut", de la micro à la macroéconomie. Pour les économistes modernes, la
macroéconomie est un agrégat de microéconomies.
Ce
faisant, ils sont fidèles à la pensée d'Adam Smith, pour qui l'intérêt général
n'est jamais si bien servi que par l'intérêt privé. L'expression fameuse de la
"main invisible" désigne les mécanismes de l'économie par
lesquels cette somme d'intérêts égoïstes finira par accomplir, de façon
involontaire et inconsciente, le bien général. Ainsi toute l'histoire de la
pensée économique anglaise et américaine est-elle une suite de tentatives pour expliquer comment de
l'égoïsme on passe à la richesse ou au bien-être communs.
Le point
central de toutes les conceptions économiques égoïstes[4] est
celui d'un équilibre naturel entre l'offre et la demande, grâce aux mécanismes
des marchés. Cet équilibre serait le point le plus proche possible de
l'efficacité économique telle que définie par Samuelson ("une économie
produit de façon efficace quand elle ne peut accroître le bien-être économique
de quelqu'un sans dégrader le sort de quelqu'un d'autre"), puisque
l'intérêt des producteurs correspondrait alors à celui des consommateurs. Les
diverses théories ne sont que des développements pour montrer qu'il devrait en
être ainsi et que les exceptions et les contre-exemples que fournit
l'expérience ne sont dus, soit qu'au fait que les marchés ne fonctionnent pas
"normalement", soit à des "externalités", c'est-à-dire des
événements ou des forces extérieures à l'économie (politiques, militaires,
naturels, culturels, etc.).
La
théorie fondatrice de l'équilibre des marchés est celle d'Alfred Marshall. Elle
repose sur l'idée que l'offre augmente quand les prix augmentent aussi, les
entreprises ayant intérêt à fabriquer plus de ce qui se vend le plus cher,
tandis que la demande diminue si les prix augmentent. Il existe donc un
"point d'équilibre" à l'intersection des deux fonctions, où l'offre
et la demande se retrouvent sur un prix et une quantité communs. Si une
entreprise produit plus que ce point d'équilibre, elle se retrouve avec des
stocks invendus, si elle produit moins, elle ne réalise pas le maximum
d'affaires possible, et sera peut-être distancée par la concurrence. Si la
production globale est inférieure à la demande, il y a pénurie. Si elle est au
contraire supérieure, il y a mévente et, souvent, des faillites d'entreprises
en sont la conséquence.
Remarquons
d'abord que cette "théorie" est une tautologie. Le prix de vente et
le prix d'achat sont par définition identiques, les quantités vendues et
achetées aussi. Ce qui est acheté par les uns doit être vendu par d'autres et
le prix payé est le même prix que le prix encaissé ! S'il y a marché, c'est que
l'égalité des prix et des quantités est réalisé. Les bourses suspendent leurs
cotations lorsque cet "équilibre" n'est pas réalisé. Le marché de
Brive-la-Gaillarde plie bagage lorsqu'il n'y a plus d'oignons à vendre ou plus
d'amateurs pour les acheter. Ce qui est décrit comme un "équilibre",
c'est simplement l'existence même du marché. Parler d'"équilibre"
pour désigner le marché donne à ce terme à la fois un air scientifique inspiré
de la mécanique classique, et un ton rassurant et harmonieux qui répond aux
aspirations générales de la majorité des gens. L'équilibre des marchés,
c'est-à-dire, en réalité, leur existence, devient ainsi un objectif en soi, peu
importe qu'il s'agisse des oignons ou des kalachnikovs, des titres financiers,
de la drogue, ou du blé.
Le
second point important, qui touche plus le fond de la pensée économique, est
celui de la formation des prix. A part Léon Walras et quelques autres, la
plupart des économistes envisagent la formation du prix comme un processus de
négociation à armes égales entre acheteur et vendeur, aboutissant à une sorte
de gentlemen's agreement, dans lequel on aboutit en fin de compte à un
échange légitime, parce qu'égal, étant admis que le prix est, à peu près, la
contrepartie monétaire de la valeur de la marchandise vendue[5]. En
réalité, ce processus est rarement ce qui se produit effectivement et on peut
dire que la théorie économique est fondée sur une utopie. S'agissant des
produits de la grande consommation, il est avéré que le consommateur doit
acheter au prix fixé par les réseaux de vente. L'idée que les consommateurs
considérés collectivement représentent l'équivalent du négociateur dans
l'échange entre égaux est illusoire, car elle suppose la possibilité d'achat
alternatif, ce qui est rarement le cas, et le comportement
"rationnel" du choix, qui est aussi une fiction. Quant au producteur,
il est aussi avéré qu'il ne fixe pas ses prix selon la théorie de Walras, en
fonction du coût marginal du produit . Ce n'est évidemment pas le cas. Ce coût
constitue, certes, un seuil de rentabilité de la production, mais n'est pas
l'élément principal du prix final. La Mutualité française a constaté des écarts
de prix, pour le même médicament, de plus de 40% d'une région à l'autre et même
au sein de l'Ile de France. Ces écarts ne sont évidemment pas la conséquence du
coût marginal de production qui est le même dans ces différents marchés. En
réalité, les prix ne résultent pas du rapport entre l'offre et la demande, mais
d'un rapport de forces entre acheteurs et vendeurs. La raréfaction de l'offre,
ou son abondance, ne sont qu'un des éléments de ce rapport de forces. Adam
Smith lui-même souligne que les différents groupes sociaux ont bien d'autres
moyens (entre autres et notamment, la "coalition") pour
influer sur les prix[6].
Un capitaine d'industrie illustrait très bien cette réalité en affirmant que
l'important pour une entreprise était de se rendre incontournable sur son
marché.
Les
théories de l'offre et de la demande comme mécanisme de formation des prix
reposent sur une série d'hypothèses concernant les agents économiques chacune
plus idéaliste que les autres. Il y a, d'abord, tout simplement, à la base,
l'idée que les actes économiques reposent sur des décisions de ces
agents. Dans la réalité, ces actes sont déterminés par de nombreuses causes
extérieures à l'agent. Les ouvriers, les paysans, les PDG, les militaires, ne
décident généralement pas d'être ouvriers, paysans, PDG ou militaires, c'est
plutôt leur héritage social et les opportunités offertes par la société qui
modèlent à 90% ces "décisions". Les capitaines d'industrie naviguent
à vue, sont entourés de conseillers et d'influences diverses qui les poussent
plus à entériner ce que le cours des choses suggère plutôt que de décider selon
un processus délibératif et volontaire.
Les consommateurs de base ne décident pas de prendre trois repas par jour selon
le code de la gastronomie française ou un seul bol de riz selon celui des pays
pauvres, et ils n'ont, en général, qu'un choix limité de consommation. L'idée
que la société fonctionne comme la résultante d'une multitude de choix et de
décisions individuels est une utopie.
Ces décisions
sont aussi supposées celles d'acteurs à la fois rationnels et égoïstes[7]. L'égoïsme supposé fondamental de
la nature humaine, conception hobbesienne, confrontée à la réalité indéniable
d'une coopération des individus dans la société, constitue le problème
fondamental auquel s'est frotté Adam Smith, et il lui a apporté deux types de
solution. D'une part, sur le plan psychologique, il explique les comportements
altruistes, qui sont un paradoxe dans l'hypothèse de l'homme loup pour
l'homme, par l'empathie, qui nous permet de nous mettre, en quelque sorte,
à la place de l'autre. D'autre part, sur le plan économique, c'est la fameuse main
invisible du marché, qui ferait que, tout en poursuivant des buts égoïstes,
chacun concourrait inconsciemment et involontairement au bien commun, en
produisant plus de richesse. Partant de ces présupposés, les théoriciens
démontrent que des calculs de maximisation des gains individuels conduisent à
un bon fonctionnement des marchés et au fameux équilibre tant désiré. Dans un
prochain article, je reviendrai sur cette question de la démonstration et du
caractère hypothético-déductif des théories économiques. Pour le moment,
constatons déjà que ces pésupposés ne correspondent pas à la réalité.
Réfuter
l'hypothèse hobbesienne ne revient nullement, comme on l'a souvent prétendu, à
accepter l'hypothèse inverse du rousseauisme, tout aussi irréaliste. La nature
offre de nombreux exemples de solidarité dans le monde animal et, par
conséquent, aussi humain[8]. Egoïsme et altruisme sont des
notions morales, et ne sont d'aucun secours pour l'analyse scientifique des
comportements. Les comportements naturels peuvent avoir des conséquences
favorables ou défavorables pour les congénères d'un individu donné, cela ne
préjuge en rien d'une "nature" fondamentale de cet individu qui
ferait de l'égoïsme ou de l'altruisme le principe de toute son activité, comme
le présuppose la théorie économique. Les mécanismes psychologiques qui
conduisent à tel ou tel comportement jugé égoïste ou altruiste sont complexes
et en grande partie inconscients et font l'objet d'études qui sont loin d'avoir
abouti à des résultats fiables. Construire une science sur des hypothèses comme
celle de l'égoïsme fondamental procède plus de l'acte de foi que d'une démarche
scientifique.
Quant à
la supposée rationalité des décisons des acteurs, elle est aussi un mythe.
L'économiste Albert Aftalion a lui-même théorisé l'inertie et l'aveuglement des
entreprises comme cause des crises récurrentes de l'économie. Depuis les crises
financières récentes et les dégradations importantes de l'environnement, il est
devenu banal de condamner le "court-termisme" des agents économiques.
Mais, précisément, ce "court-termisme" n'est-il pas le signe de
l'irrationalité des décisons économiques ? La solidarité, comme
l'investissement sur le long terme, sont souvent les attitudes qui seraient les
plus rationnelles, y compris du point de vue de l'intérêt personnel des
acteurs. L'expérience montre qu'elles n'en sont pas suivies pour autant.
L'hypothèse de la rationalité des choix économiques est une pure vue de
l'esprit.
S'agissant toujours de la formation des
prix, une autre famille de théories repose sur l'idée que le prix est la forme
empirique de la valeur. Smith, Ricardo, Marx, et ceux qui se réfèrent à eux,
partent de la conception de la valeur travail, selon laquelle la valeur d'une
marchandise est constituée par le travail qui y est incorporé[9]. De nos jours, la notion de valeur
ajoutée se réfère implicitement à la même conception, l'essentiel de la
valeur ajoutée consistant précisément dans le travail incorporé à un produit.
Deux critiques sont à adresser à l'usage que font les économistes de cette
théorie.
Le
première est cette notion de travail incorporé. D'une part, elle donne
lieu à des explorations et des discussions sans fin pour déterminer ce qui est
incorporé comme travail dans une marchandise donnée. Marx a élaboré toute une
théorie du travail composé[10] pour rendre compte du fait que le
travail présent suppose comme condition du travail passé (par exemple, dans le
cas d'études antérieures nécessaires, de l'apprentissage, etc.). Cette théorie,
qui permettrait en principe de réduire à une valeur universelle facilement
mesurable les valeurs des diverses marchandises, si elle est applicable, n'a
jamais été appliquée. Ailleurs[11], il emploie la notion de temps
de travail socialement nécessaire, pour tenir compte des différences de
productivité. C'est précisément là que le bât blesse le plus. En effet, le
marché et l'échange économique reposent sur la division du travail (observation
fondatrice d'Adam Smith), et donc sur des écarts de productivité entre le
consommateur et le producteur. Si la productivité du vendeur n'était pas
supérieure à celle de l'acheteur, aucun des deux n'aurait intérêt à échanger et
chacun produirait pour soi ce dont il a besoin. Le fermier n'achète son pain au
boulanger que parce que celui-ci met moins de temps que lui à le faire, ce qui
lui permet de consacrer le temps ainsi épargné à d'autres tâches plus
avantageuses pour lui. L'égalité du prix entre vendeur et acheteur masque
l'inégalité de l'échange, en termes de valeur travail. L'échange n'est
intéressant, pour chacune des parties, quà condition de respecter l'inégalité :
travail épargné (par l'acheteur) > prix > travail
incorporé (par le vendeur)
Plus les
inégalités sont importantes et plus grand est l'intérêt de l'échange. On voit que
les deux concepts de prix et de valeur travail sont essentiellement différents
et ne peuvent servir à leurs mesures réciproques. On voit aussi
que la notion de travail incorporé n'est pas suffisante, et qu'il faut
distinguer entre le travail effectivement incorporé par le vendeur (le
producteur), et celui qui aurait été incorporé, mais qui est, en fait
épargné, par l'acheteur (le consommateur) s'il ne profitaient pas, l'un et
l'autre, de la division du travail et de l'existence du marché[12].
Confondant prix et valeur, les économistes, Marx y compris, veulent à toute
force faire que la valeur soit égale pour les deux parties, ce qui est absurde
et retire tout intérêt à l'échange. Le concept, forgé par Marx, de travail
moyen ou socialement nécessaire est une fiction absurde qui tend à nier les
différences de productivité induites par la division du travail, alors que ce
sont précisément ces différences de productivité qui rendent possible et
souhaitable l'existence d'un marché.
La
deuxième critique concerne l'usage du prix du travail, le salaire, comme mesure
du travail. En principe, celui-ci se mesure en temps, mais la plupart des
données dites empiriques sur lesquelles les économistes travaillent sont des
prix et ils utilisent le prix comme une sorte de valeur approximative, certes
imparfaite, mais utilisable faute de mieux. On vient de voir, par ailleurs les
difficultés dans lesquelles s'embourbent les partisans les plus fidèles de la
valeur travail. Mais c'est le paradoxe des économistes de la valeur travail :
après avoir avec acharnement – et à juste titre - distingué le prix et la
valeur, ils finissent par se résoudre à utiliser le prix comme mesure approchée
de la valeur. Marx lui-même finit par concéder que "le prix est le nom
monétaire du travail réalisé dans la marchandise"[13]. Adam Smith le fait avec la
restriction que cette approximation ne serait valable que sur un même marché :
" Au même moment et au même lieu, l'argent est donc la mesure exacte de
la valeur échangeable véritable de toutes les denrées. Il n'en est toutefois
ainsi qu'au même moment et au même lieu"[14].
Les économistes s'affranchissent de cette restriction au moyen de calculs
statistiques et d'actualisation des prix, et en utilisant le prix comme mesure
de la valeur, croient ne procéder qu'à une approximation commode. En réalité,
ils commettent une confusion entre deux concepts essentiellement différents : par
définition, le prix ne peut être que différent de la valeur.
Ce
faisant, les économistes ne font pas qu'effectuer une erreur théorique, car
cette erreur est significative, et révèle le lieu d'où ils parlent. Le prix, en
effet, relève de la conception comptable, c'est-à-dire patrimoniale, des
circuits économiques. Il est une condition du changement de titulaire d'une
propriété. Le prix constitue le point d'équilibre du rapport des forces entre
vendeur et acheteur. Concernant le prix du travail, c'est-à-dire les salaires,
si une heure de travail d'un ouvrier européen coûte trois ou quatre fois plus
que celle de l'ouvrier asiatique, ce n'est pas parce que son heure est trois ou
quatre fois plus longue, mais parce que le rapport des forces entre ouvriers et
employeurs est plus favorable aux premiers en Europe qu'en Asie. Les
économistes considèrent généralement les rapports de force comme des
externalités, des facteurs non économiques qui interviendraient de façon plus
ou moins perturbatrice dans une économie faite de contrats équitables, de
marchés et d'équilibres, fonctionnant sans violence essentielle. C'est loin
d'être la réalité, et le prix en est le signe principal. Clausewitz disait
:"la guerre n'est rien d'autre que la continuation des rapports politiques, avec l'appoint d'autres moyens"[15]. L'économie, elle, n'est rien
d'autre que la continuation de la guerre, avec d'autres moyens.
Une
dernière hypothèse principale des économistes est l'idée que la demande exprime
le besoin. Là encore, la plupart des penseurs de l'économie partent d'une
distinction conceptuelle entre les deux notions, et je crois qu'ils ont raison
: le besoin est une notion psychologique, physiologique, voire sociologique,
mais il s'exprime rarement de manière mesurable en ces termes. On est alors placé
devant une alternative : ou bien trouver une expertise permettant de mesurer
les besoins en termes "objectifs", par exemple par des sondages, des
tests, etc., ou bien considérer que les agents expriment eux-mêmes leurs
besoins par le biais de la demande économique, en n'oubliant pas que, en
pratique, celle-ci, à son tour, ne s'exprime que par la consommation. Donc, en
fait, la mesure des besoins par la consommation se réduit à une demande
solvable, conditionnée par le pouvoir d'achat, et suppose cette consommation
volontaire et décidée subjectivement par les agents économiques. Il est clair
qu'ainsi mesurés, on est loin des besoins. En 2009, les Françaises ont dépensé
1,85 milliard d'euros en parfums. On peut évidemment se demander s'il s'agit de
besoin, au sens propre du terme, mais la question est encore moins
discutable s'il s'agit d'autres produits comme la drogue, les munitions
militaires, par exemple, toutes consommations génératrices de "valeur
ajoutée". En fait, en réduisant le besoin à la consommation, les
économistes reprennent la vision égoïste de leur modèle de société et en
donnent une représentation séduisante : l'agent, conscient et raisonnable,
exprimerait une sorte de vote démocratique en consommant. C'est une manière de
légitimer la société de consommation et tout ce qui peut en favoriser le
développement. Bien entendu, chacun est
libre de défendre la société de consommation et de vouloir la voir se
développer, mais il est malhonnête de faire passer ce souhait politique pour
une vérité scientifique.
Ce
modèle théorique fondamental, égoïste et patrimonial, sert de prémisses à de
nombreuses théories dérivées, qui constituent autant de délires interprétatifs
dans lesquels se murent les économistes qui croient y voir la réalité même. Ces
hypothèses, à la différence des principes adoptés dans les sciences
expérimentales, ne sont pas des faits avérés, mais des conceptions utopistes de
la réalité humaine. C'est probablement la raison qui fait que les économistes
ne peuvent renoncer à ces représentations, lors même que l'expérience montre
leur inexactitude. Au besoin, d'autres hypothèses ad hoc sont formulées
et apportent des correctifs. Quelques conceptions alternatives ont été
envisagées, mais elles partagent en fait les prémisses du modèle de base avec
les théories égoïstes. Voyons donc quelques-uns de ces correctifs.
Ces correctifs concernent principalement trois domaines : la rationalité des choix des agents, la finalité de l'économie et la notion de bien-être, et les conséquences environnementales des processus économiques.
Les effets bénéfiques de la concurrence (sélection de la meilleure offre, etc.) ne se réalisent que dans un marché parfait et idéal où les agents sont égaux et parfaitement informés des caractéristiques des produits proposés, et capables de raisonner logiquement sur leurs intérêts en fonction de cette information. La réalité, même les économistes le savent, est évidemment différente, et c'est pourquoi s'est ouvert une branche de la recherche économique explorant la part d'irrationalité qu'introduisent l'information imparfaite des consommateurs (et des acheteurs sur les autres marchés) et les racines culturelles ou émotives de leurs choix. George Akerlof, notamment, a développé des modèles théoriques de stratégie rationnelle dans un cadre d'information imparfaite, où l'agent doit décider en fonction de la confiance et non de la connaissance. Ces recherches rejoignent les théories mathématiques des jeux (John von Neumann, Oskar Morgenstern). Elles aboutissent à produire des modèles de comportements rationnels en situation irrationnelle. La boucle est bouclée lorsque, avec John Forbes Nash, on établit une nouvelle théorie de l'"équilibre", situation dans laquelle "chaque "joueur" ne peut changer de stratégie qu'à son propre détriment"[16]. On le voit, ces théories ne visent pas tant à intégrer dans une compréhension des éléments irrationnels du réel (j'ai cherché en vain, dans les index d'ouvrages économiques, le terme d'"irrationalité"), qu'à faire entrer ces éléments dans le cadre du modèle idéal "rationnel". Le plus clair produit de ces recherches est la construction d'algorithmes incorporés dans les chaînes de travail des traders qui rationalisent et automatisent leurs décisions. Mais on est loin du marché envisagé par Adam Smith, qui mettait en scène des fermiers et des brasseurs de bière, et même par ses successeurs plus récents, qui nous parlent de boissons sucrées ou de voitures plus ou moins fiables. Dans ces modèles simples de marché, ce sont les consommateurs finaux et les producteurs entrepreneurs qui sont les acteurs principaux. On sait que leurs comportements sont loin d'être rationnels : d'où viendrait le succès des loteries, dont chaque lycéen qui n'a pas séché les cours de mathématiques sait que le joueur n'a aucune chance de gagner sur le long terme ? Ce qu'on appelle "les marchés" maintenant comporte surtout les marchés d'actifs d'entreprises et de valeurs financières. Les entreprises ne sont plus simplement des instruments de production des biens utiles (ou non …), elles sont elles-mêmes des marchandises, et ce n'est plus leur efficacité économique (produisent-elles les meilleurs produits au moindre coût ?) qui fait leur "valeur", mais le cours de leur action en bourse. Récemment, Carrefour a procédé à une réorganisation ne visant pas à une meilleure efficacité productive, mais à rendre possible une "vente par appartements" de la société, propre à relever le prix de l'entreprise[17]. Les actions du groupe Lagardère ont bondi non pas à la vue d'une innovation permettant une meilleure productivité industrielle, d'une plus grande efficacité économique, mais dans la perspective de la vente d'actifs à un groupe américain. En novembre 2010, la capitalisation boursière de Rolls-Royce a perdu 1,3 milliard de livres sterling, en réaction à un accident survenu sur l'un de ses moteurs. Pourtant, dans le pire des cas, les pertes réelles de Rolls-Royce consécutives à cet accident (indemnisations, pertes de contrats, etc.) ont été estimées à environ 50 millions de livres. La "rationalité" des marchés a donc fait subir à l'entreprise une perte au moins vingt fois supérieure à la perte réelle. Les correctifs apportés à la rationalité hypothétique des acteurs ne rendent pas compte des comportements les moins rationnels économiquement, mais substituent seulement aux comportements réels des comportements idéaux, dont le seul avantage est de pouvoir être formalisés en algorithmes et de procéder de modèles mathématiques.
Un deuxième point où l'écart entre les réalités et la théorie économique est si flagrante que les économistes ont éprouvé la nécessité d'y adjoindre des correctifs concerne la notion d'"utilité", fondamentale en économie. Cette notion fait référence à la philosophie de John Stuart Mill. Celui-ci illustre parfaitement la situation des penseurs anglo-américains par rapport à l'héritage d'Adam Smith : d'un côté, ils veulent à tout prix conserver le principe de l'égoïsme comme seule conception rationnelle et non angélique de l'humanité, mais, de l'autre côté, ils conçoivent bien qu'il est difficile d'en déduire analytiquement les nécessaires composantes sociales de la réalité humaine, tant sur le plan explicatif et scientifique, que sur les plans normatif, moral et politique. Dans le domaine de l'économie politique, J.S. Mill est donc partisan d'un libéralisme tempéré par une politique volontariste de redistribution égalitariste et solidaire, et il est considéré comme le premier des sociaux libéraux. Dans le domaine philosophique, il veut fonder une morale sur la seule notion d'utilité, justement empruntée au vocabulaire des économistes, et qui présente pour lui l'avantage de ne pas présupposer une bonté fondamentale de la nature humaine, de rester fidèle à la tradition anglaise de refus du kantisme et du rousseauisme. Dans L'utilitarisme, il reconstruit l'épicurisme (le véritable épicurisme et non la caricature des "pourceaux d'Epicure") à partir de la seule notion d'utilité. Pour ce faire, il introduit des distinctions intéressantes. D'abord, il distingue entre le bonheur et la satisfaction[18], ensuite, il précise que l'idéal utilitariste "n'est pas le bonheur de l'agent lui-même, mais la plus grande somme de bonheur totalisé"[19] (c'est par la sympathie, notion smithienne, que l'agent utilitariste est conduit à viser non seulement son bonheur personnel, mais surtout le plus grand bonheur humain possible), enfin, il ajoute que les règles de justice ont une utilité supérieure parce que "c'est par leur observation seule que la paix se maintient entre les hommes"[20].
Ces arguments de J.S. Mill contre une conception purement égoïste de l'utilitarisme se retrouvent, presque littéralement, dans les différents correctifs que les économistes humanistes introduisent dans la théorie égoïste classique. La distinction entre bonheur et satisfaction correspond à l'idée que le PIB n'est pas le seul ni le principal indicateur de la résussite d'une économie. Le PIB traduit la consommation, ce que Mill appelle "satisfaction", et les économistes contemporains les plus éclairés s'aperçoivent que l'on peut consommer des choses qui n'apportent pas le bonheur et construisent donc d'autres indicateurs supposés plus représentatifs d'une utilité bien comprise[21]. Ces indicateurs sont composites et incluent des données comme l'espérance de vie, la scolarisation des enfants, l'analphabétisme, ou les inégalités, ou encore la bonne gouvernance, etc., chacune des composantes étant affectée d'un poids particulier dans l'indicateur global résultant. Mais il est clair que le choix de ces indicateurs partiels, leur définitition, leur mode de mesure et leur pondération dans l'indice global sont autant de choix de nature axiologique et politique de la part des concepteurs de l'indicateur. Ce faisant, ils réintroduisent des externalités dans l'économie et, surtout, des idées a priori que, précisément, veut éliminer l'empirisme anglo-américain. Ils traduisent une vision ethnocentrique et technocratique de la société.
La deuxième limitation que J.S. Mill apporte à l'égoïsme est l'idée que l'utilitariste recherche la plus grande somme de bonheur possible et non seulement le sien. C'est exactement ce que font les entreprises qui se veulent "socialement responsables" et les partisans du "développement durable." Ces inflexions du libéralisme vont évidemment dans le bon sens, du point de vue moral et politique, mais leur nécessité même montre l'insuffisance des théories égoïstes du point de vue explicatif et scientifique.
Enfin, l'appel aux règles de justice comme conditions de la paix entre les hommes se retrouve évidemment dans les appels à plus de régulation dans l'économie. Mais là encore, ces appels montrent l'insuffisance de l'égoïsme pour l'efficacité économique.
A côté de ces mouvements de corrections apportées au modèle classique égoïste, se sont développées des écoles de pensée plus holistes, qui tentaient d'aborder le fonctionnement de l'économie d'emblée de manière globale et non pas (ou pas seulement) à partir de l'agrégation d'agents individuels. Le plus connu de ces mouvements est le marxisme.
Le marxisme est présentement rejeté dans les poubelles de l'histoire, au nom du pragmatisme, qui est l'épistémologie commune des économistes américains, et du fait de l'échec des régimes qui s'en réclamaient, ou s'en réclament encore (Cuba). Si la plupart des thèses marxistes sont en effet à rejeter, les raisons pragmatistes ne me semblent pas les bonnes. Le pragmatisme n'apprend rien. Qu'une prévision soit confirmée par l'expérience ne prouve pas sa vérité, comme le disent les pragmatistes. Mais surtout cette confirmation empirique ne nous dit pas pourquoi elle s'est trouvée confirmée, ce qui est, au fond, ce qui nous intéresse réellement. De même, la falsification pragmatiste par l'échec des anticipations ne prouve pas d'une manière définitive la fausseté d'une thèse (elle peut avoir été mal formulée, les conditions n'ont pas été toutes contrôlées, etc.) et, surtout, ne nous dit pas en quoi elle se révèle défectueuse[22]. Appliqué à l'économie, le pragmatisme est encore plus hasardeux, du fait de la complexité des mécanismes et de l'absence de contrôle des principaux paramètres, conditions qui rendent impraticable la méthode expérimentale. S'agissant plus particulièrement du marxisme, sa condammnation repose essentiellement, d'une part sur l'évolution dictatoriale des régimes qu'il a inspirés, et, d'autre part, sur la pauvreté des populations de ces pays. L'évolution vers la dictature est plus une conséquence de la théorie de la dictature du prolétariat et de la conception marxiste de l'Etat que des théories proprement économiques de Marx. Si on considère ces régimes comme ce qu'ils sont réellement, c'est-à-dire des capitalismes d'Etat, leur évolution politique est alors, au contraire, une forme de confirmation des thèses marxistes[23], la lutte des classes entre les possédants (la bureaucratie et la nomenklatura communistes) et les classes exploitées s'est exacerbée et ne pouvait aboutir qu'à une forme de tension extrême comme la dicature et non vers le fameux dépérissement de l'Etat que l'angélisme marxiste avait prévu. Quant à la pauvreté des populations des régimes communistes, il faut, d'abord la relativiser, en ce sens qu'il faut la comparer, non pas au niveau de vie des pays capitalistes, mais à celui de ces mêmes pays (Russie, Roumanie, Chine, Cuba, etc.) avant l'instauration du régime communiste et ce qu'il serait devenu si les régimes tsaristes, battististe et autres avaient perduré, simulation qui est loin d'être évidente ! Il faut aussi la relativiser dans le sens où les économistes comparent des richesses individuelles sans tenir compte de richesses collectives. Par exemple, il est reconnu que le système de santé cubain est relativement efficace, de même que le système scolaire de l'ex-URSS l'était également. Quoi qu'il en soit, ce que l'évolution catastrophique de ces régimes montre, ce n'est pas la fausseté des thèses économiques de Marx, mais seulement l'erreur conceptuelle qui est la sienne lorsqu'il assimile la propriété d'Etat au communisme[24]. Cette erreur est cohérente avec le système de pensée de Marx, qui ne s'est pas fondamentalement émancipé de l'idéalisme hégélien, mais peut être détachée de certaines de ses autres thèses économiques, car elle n'en est pas la conséquence directe.
Parmi les thèses marxistes, la formation de la plus-value et du capital est tout sauf simple et claire. En réalité, elle est embourbée dans le problème de la monnaie et de la confusion entre prix et valeur, que nous avons vue plus haut. Dans sa recherche, Marx se situe en fait dans la même perspective atomiste que ses prédécesseurs, Smith et Ricardo, et tente de se sortir, à travers les développements méandreux du Capital, de leurs confusions.
Deux autres thèses marxistes relèvent plus d'une conception authentiquement holiste. Il s'agit de la concentration du capital et de la paupérisation du prolétariat. La première est présentée comme la conséquence inévitable de la concurrence. Celle-ci conduit à l'élimination des entreprises les moins compétitives, et les progrès de la division du travail demandent des investissements toujours plus importants, qui ne peuvent se réaliser que par des coalitions capitalistiques. Cette évolution correspond bien à ce qui s'observe depuis deux ou trois siècles. De ce fait économique, Marx a tiré une conclusion politique, à savoir que la société capitaliste évoluait d'elle-même vers le communisme, ce qui est évidemment une erreur. D'abord parce qu'il a cru que seul l'Etat pouvait réaliser la plus grande concentration capitalistique, et ensuite parce qu'il a cru que la propriété d'Etat était la propriété de tous, c'est-à-dire le communisme. La réalité montre que l'Etat peut très bien être un capitaliste, et aussi que les capitalistes privés peuvent très bien réaliser des concentrations capitalistiques gigantesques sans le concours de l'Etat et même contre lui. Il reste que la concentration du capital entre des mains de moins en moins nombreuses et en quantités de plus en plus importantes est un fait. Qu'elle soit souhaitable ou non est une autre question.
La paupérisation du prolétariat pose un problème plus délicat. D'abord il faut savoir de qui on parle en nommant le prolétariat. La mondialisation a fait croire à certains que le prolétariat avait disparu, qu'il s'était "embourgeoisé", avait rejoint les fameuses "classes moyennes", etc., alors qu'une partie importante est tout simplement de l'autre côté de la Terre, ce qui fait qu'on ne la voit plus ! D'autre part, la fraction occidentale du prolétariat vit dans des conditions très diverses et est loin d'être "embourgeoisée" de façon homogène, la crise sociale présente, et l'aggravation de la pauvreté dans les pays "riches", le montrent bien. Enfin, si on ne pense qu'aux ouvriers industriels, on néglige, en fait, une part importante de la population mondiale qui est prolétarisée, sans être pour autant ouvrière. Les paysans expulsés, ou dont le sol est appauvri par la surexploitation des ressources naturelles, ou dont la culture même est disparue[25], condamnés à survivre grâce aux aides humanitaires, font indéniablement partie d'une réserve prolétarienne extrêmement appauvrie. Il faut même compter, dans la paupérisation, une forme encore plus radicale d'appauvrissement, la mort, mort de ceux qui ont manqué de nourriture et de soins, mort des enfants qui n'ont pas pu naître parce que leur mère est morte avant, etc. L'assiette du recensement du prolétariat et la mesure de son appauvrissement sont délicats à définir de manière complète et intelligente. La thèse marxiste, en tout cas, n'est pas manifestement falsifiée par l'expérience. L'importance de la pauvreté et de la faim, aussi bien dans le monde "avancé" que dans les pays moins "développés" montre, au moins, que l'on n'a pas assisté à l'enrichissement d'une partie importante du prolétariat !
Les économistes classiques estiment que les transactions commerciales entre acteurs individuels sont les seuls éléments explicatifs fondamentaux de l'économie. Dans ce cadre la monnaie est un élément neutre et ne sert que de symbole des marchandises (Marx, dans Le Capital, reprend cette thèse et en fait une analyse très hégélienne). Au contraire, Keynes et son entourage ont théorisé le fait qu'accroître la masse globale des moyens de paiement peut susciter une demande supplémentaire, à laquelle les entreprises répondront par une production supplémentaire, qui, à son tour, accroîtra les revenus disponibles et, donc la demande potentielle, et ainsi de suite. C'est le principe de la politique de "relance par la demande", politique à laquelle les "classiques" reprochent de ne faire que favoriser l'inflation, c'est-à-dire une perte de pouvoir d'achat de la monnaie, et donc, de ruiner ses propres fondements. On remarque qu'on ne se situe plus dans l'étude descriptive ou analytique des circuits économiques, mais dans la perspective de la politique économique, on est passé du positif au normatif. Les débats autour de ces deux politiques opposées reviennent, en fait, aux anticipations que les acteurs feront ou non quant au pouvoir d'achat de la monnaie, et ont mis au centre des réflexions économiques la notion de confiance. Il reste, pourtant, que ces réflexions sur la monnaie mettent en valeur le fait que la monnaie est, en fait, du temps stocké[26].
Finalement, comme, dans la pratique, c'est l'institution politique qui est considérée comme l'émetteur de monnaie[27], le débat des économistes s'est résumé à la question de savoir quelle dose d''intervention étatique dans l'économie est admissible. A droite, les libertariens et les ultralibéraux ne veulent pas du tout d'Etat. A gauche, les marxistes veulent étatiser toute l'économie. Entre les deux, toute une palette de mélange de libéralisme et d'interventionnisme pensent corriger les défauts ou les excès des marchés par un rôle redistributeur et/ou régulateur de l'Etat. Ce débat n'a évidemment plus grand-chose de scientifique, mais consiste essentiellement dans une polémique politique autour du communisme et de l'anti-communisme.
La difficulté essentielle des doctrines économiques vient de la définition d'un intérêt général. Pour les classiques, la doctrine smithienne de la main invisible est un dogme intangible : les intérêts égoïstes concourent involontairement et inconsciemment au bien commun, qui émerge ainsi comme une résultante inévitable de l'addition des intérêts particuliers. Pour les dissidents, marxistes ou non, l'Etat représente cet intérêt général et doit prévaloir sur l'action des marchés.
Même en l'absence de définition précise de l'intérêt général, on constate de nombreux cas où des intérêts particuliers sont en conflit avec celui-ci. Au Kerala, l'entreprise Coca-Cola puise des quantités excessives d'eau dans les nappes phréatiques, et il est clair que ce n'est pas l'intérêt général. Les entreprises de grande distribution faussent sans vergogne les règles de la concurrence ; c'est leur intérêt, mais ce n'est probablement pas l'intérêt général. Les exemples de ce type sont très nombreux. Ils ne permettent pas de donner un contenu positif à l'intérêt général, mais montrent au moins qu'il n'est pas la simple résultante naturelle des intérêts privés.
Conscients de cette difficulté, les économistes sont confrontés au dilemme que poserait l'introduction de valeurs éthiques dans leur discipline. L'introduction de telles valeurs placerait ouvertement l'économie dans le champ de la philosophie morale et politique et non plus dans le champ scientifique. C'est pourquoi la majorité d'entre eux restent sur l'idée que la somme des productions individuelles (et donc des intérêts individuels), qu'on retrouve dans le PIB, est la mesure neutre et correcte scientifiquement de la performance économique globale. Ils ajoutent l'argument que le consommateur, in fine, décide librement de l'usage des productions économiques, pour peu que le marché soit libre, ouvert, et parfait, et que, donc, les valeurs éthiques réalisées par l'économie correspondent aux choix majoritaires des consommateurs, de la population. Le marché serait ainsi une forme non politique de démocratie.
Mais les faits sont là et ceux qui ne croient pas que notre monde soit le meilleur des mondes possibles choisissent l'autre branche du dilemme : ils tentent d'introduire scientifiquement de l'éthique dans l'économie, et on retrouve la construction des indicateurs composites (cf. ci-dessus). Pour intéressantes et valeureuses que soient ces tentatives, elles n'en restent pas moins entachées d'un péché originel, celui d'être le produit de réflexions d'experts et de relever d'une forme de technocratie. Ce ne sont pas les médecins qui définissent la santé, et on ne voit pas en vertu de quoi les économistes définiraient le bien commun. Les classiques ont beau jeu d'opposer à ces tentatives leur absence de légitimité et de revendiquer pour le consommateur "libre" le droit de définir seul ce qui est bon pour lui !
Ce dilemme révèle une situation fondamentale de l'économie dans sa prétention à se constituer comme science. Elle se situe dans la place de l'entreprise particulière et construit ses représentations théoriques sur la seule base des représentations de la comptabilité patrimoniale. Dans la réalité, la condition première de toute économie est la vie, qu'il s'agisse de la production ou de la consommation. Travailler ou consommer supposent tous les deux de vivre en premier lieu. La donnée de base de l'économie est la durée de vie humaine et non le prix. L'économie est une consommation de vie humaine pour produire (reproduire) de la vie humaine. La question économique est donc celle de l'efficacité des opérations de consommation et de production de durée de vie humaine.
Partons d'un cas simple. Gwladys est cadre et gagne relativement bien sa vie : en moyenne son salaire est de 72 euros de l'heure. Clotilde est ouvrière payée environ 8 euros de l'heure. Gwladys fait repasser son linge par Clotilde. Le travail prend trois heures à Clotilde et Gwladys est contente parce qu'elle aurait mis, elle, étant moins bien équipée et moins professionnelle, huit heures pour faire ce travail, et elle paie Clotilde 36 euros pour ces trois heures de travail. Voyons ci-dessous les comptes de Gwladys et de Clotilde pour cette opération :
Gwladys |
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Clotilde |
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Avantages |
Coûts |
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Avantages |
Coûts |
8 heures de travail évitées |
1/2 heures pour gagner 36 euros |
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4,5 heures épargnées pour gagner 36 euros |
3 heures de travail |
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Gain : 7,5 heures |
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Gain : 1,5 heure |
Les avantages de Gwladys et de Clotilde consistent dans le temps qu'elles ont gagné : Gwladys s'est épargné un travail de six heures, et Clotilde aurait mis 4 heures et demie pour gagner la même somme par son emploi habituel. Les coûts sont les temps utilisés par l'une et l'autre pour rendre possible cette opération : une demie heure de travail permet à Gwladys de gagner les 36 euros qu'elle va payer à Clotilde, et celle-ci met 3 heures pour repasser le linge. Le gain proprement dit est le solde du compte d'exploitation : avantages moins coûts.
On remarque :
La valeur n'est pas une valeur d'usage, au sens que les économistes donnent à ce terme. La valeur d'usage au sens traditionnel consisterait ici, pour Gwladys, par exemple dans la jouissance d'un joli chemisier bien repassé agréable à porter, et pour Clotilde, dans la possession de 36 euros qu'elle pourra dépenser librement en Coca-Cola ou en ice-creams. Ces valeurs-là correspondraient, en effet, à des choix éthiques de chacun des acteurs. Ici, le temps gagné ne préjuge en rien de la façon dont ce temps sera employé, et de la valeur morale ou "utile" de cet emploi. La valeur n'est pas non plus ce que les économistes appellent la valeur d'échange, qui serait ici, soit de 3 heures, si on la mesure par le travail incorporé, selon la stricte orthodoxie de la valeur travail, soit de 36 euros, si on admet l'approximation monétaire, comme le font pratiquement tous les économistes. La valeur est le gain de chacune, c'est-à-dire le temps gagné en faisant cet échange plutôt qu'en ne le faisant pas. La véritable valeur économique, c'est le temps humain.
Le prix n'a rien de commun avec cette valeur et exprime seulement le compromis auquel parviennent les deux acteurs pour s'estimer l'un et l'autre satisfaits de l'échange, bien qu'il soit inégal. Le prix n'a pas de lien arithmétique avec la valeur, si ce n'est que sa propre valeur (la monnaie, comme toute marchandise, a une valeur) ne doit pas être supérieure aux gains de celui qui a le plus fort gain, ni inférieure aux coûts de celui qui a le plus faible gain, c'est-à-dire :
(7,5 heures de travail de Gwladys) > prix > (3 heures de travail de Clotilde)
soit :
(7,5 x 72 euros = 540 euros) > prix > (3 x 8 = 24 euros)
Au-dessus, il est plus intéressant pour Gwladys de faire le travail elle-même, en-dessous, il est plus intéressant pour Clotilde de s'adonner à son occupation habituelle. Ce qui laisse théoriquement une assez belle marge à la négociation … Le prix exprime un rapport social et politique et non une valeur économique.[28]
La valeur économique est neutre sur le plan éthique. En effet, on pourrait considérer que la vie humaine est une valeur morale, inscrite même dans les Commandements divins. Mais c'est en une autre dimension qu'elle apparaît ici. Elle est la condition matérielle de réalisation de tout acte évaluable du point de vue moral, et se situe donc en deça du champ moral. Pour agir bien ou mal, il faut avoir le temps de cette action. Les gains sont du temps libre et les coûts du temps contraint. Il n'est pas du tout envisagé à quel usage va être employé le temps libéré par la division du travail : à faire de l'aquarelle, à travailler encore plus, à assassiner son voisin, ou à regarder la télévision. Il n'est pas du tout envisagé comment est effectuée la contrainte du travail : s'agit-il d'un contrat librement consenti, d'une compulsion religieuse à accomplir sa tâche, d'une obligation de gagner sa vie, d'un esclavage entièrement subi ? On ne le sait pas et c'est neutre par rapport au compte d'exploitation de l'opération. La durée de vie humaine est considérée ici comme un facteur de production d'elle-même. La question est alors celle de l'emploi économique de ce facteur de production.
Un problème se pose quant à la mesure du temps : faut-il le compter de manière "astronomique", simple, en années, jours, heures, etc. ou bien en fractions de l'espérance de vie ? Dans ce dernier cas, faut-il prendre la durée moyenne de vie au moment de l'opération ou faut-il prendre l'espérance de vie à la naissance ? Une heure de temps d'une personne dont l'espérance de vie est de 50 ans a-t-elle la même valeur qu'une heure d'une personne dont l'espérance de vie est de 70 ans ? Les coûts ne devraient-ils pas être mesurés en fraction de durée moyenne de vie et les avantages en fraction d'espérance de vie à la naissance; puisqu'il s'agit de reproduction de la vie humaine ? Je pense qu'un groupe de travail de travail devrait se consacrer à cette question …
Ainsi la valeur produite par l'activité économique est-elle du temps de vie humaine, soit qu'elle l'épargne, grâce à la division du travail, soit qu'elle le produise, en rendant les conditions d'existence plus propices à une vie plus longue. L'économie globale ne consiste pas essentiellement dans les échanges entre microéconomies, mais dans la consommation et la production de temps humain. La question économique est alors de savoir quel est le rapport entre consommation et production de temps humain dans le fonctionnement d'une activité. En considérant ainsi le temps produit et le temps consommé, auxquels il faut ajouter les ressources naturelles employées ou détruites, on peut esquisser un compte de résultat de la planète sous la forme suivante :
Avantages |
Coûts |
Espérance de vie période n - Espérance de vie période n-1 |
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Durée de temps travaillée |
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Ressources naturelles consommées ou détruites |
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Perte (régression) |
Gain ( progrès) |
Remarques :
Comment et à quelles conditions peut-on utiliser ces principes pour établir un bilan économique global ? Les difficultés sont de trois sortes :
De nombreuses recherches, à la frontière de l'économie et de l'écologie, se sont attaqué à ces questions.
Economie et écologie, malgré leur étymologie commune, s'ignorent généralement[29]. Toutefois, les effets négatifs de l'activité économique sur l'environnement et la santé se faisant de plus en plus visibles, de nombreux économistes tentent depuis environ trois décennies d'intégrer ces effets dans leurs conceptions théoriques. Dans la terminologie économique classique, l'environnement et ce qu'on appelle "la nature" sont des "externalités", c'est-à-dire des éléments extérieurs au modèle économique de base, le marché. Les externalités comprennent donc des éléments aussi divers que l'action politique, la guerre, les passions irrationnelles, et … la "nature". Deux manières de traiter ces éléments se sont fait jour : l'une est de considérer que c'est à l'autorité régulatrice, à l'Etat, de les prendre en compte, en ajoutant aux règles dites "naturelles" (en fait, inventées par les économistes) du marché des règles conventionnelles, de nature éthique ou politique, destinées à gérer ces externalités de façon qu'elles perturbent le moins possible le marché et ses équilibres théoriquement automatiques; l'autre est de tenter d'intégrer dans les schémas conceptuels de l'économie classique ces fameuses externalités. La première démarche est essentiellement politique et n'a pas à être traitée ici. Seule la seconde prétend à une conception scientifique de la question. Elle est le mieux incarnée par Ronald Coase, dont la position peut être résumée ainsi : "La prise en compte des effets externes dans le calcul économique des agents passe donc, non par une restriction au libre jeu du marché ou par une « correction » de son fonctionnement à travers un système de taxation-subvention, mais par une extension de ses fonctions à de nouveaux domaines."[30] La réflexion de Coase part du coût social des nuisances. La manière habituelle de les traiter et de compenser ce coût est d'infliger des taxes aux responsables de pollution, au nom de l'intérêt général. Coase montre que ce système n'est pas efficace, les taxes en question étant finalement intégrées dans le prix de revient et répercutées sur les consommateurs, eux-mêmes pouvant être déjà les victimes desdites pollutions. Coase suggère donc, au contraire, d'étendre les mécanismes éprouvés, selon lui, du marché, et d'établir un système de négociations entre pollueurs et victimes de la pollution. "Il se demande si la préservation de l’environnement mérite que la société restreigne l’activité de l’usine et se passe de ses produits. Pour cela, le droit est très protecteur de l’environnement et une usine polluante sait que son voisinage peut agir en justice. Cependant, si le profit espéré est supérieur à la valeur du préjudice, l’usine peut engager des tractations avec les riverains. Et, dans le cadre de l’analyse économique du droit qu’a choisi Coase, cette solution est la plus satisfaisante. Ainsi, pour la société dans son ensemble, peu importe comment sont répartis les droits (entre pollueurs et pollués par exemple) : si ces droits peuvent être échangés sans coûts, ils « seront acquis par ceux qui leur accordent la plus grande valeur ». Il conclut que l’échange des droits de propriété, et plus généralement tout accord entre agents privés, est plus efficace économiquement que la réglementation. Le travail de Coase est à l’origine des marchés de droits à polluer qui se multiplient depuis trente ans et sont aujourd’hui promus par le protocole de Kyoto."[31]
En quelque sorte, le pollueur achète le droit d'utiliser et de consommer les ressources naturelles. Cette conception implique évidemment l'idée que les ressources naturelles sont la propriété du vendeur de ces droits, et la notion de propriété se trouve mise en évidence comme étant le pivot central de la théorie du marché[32]. Le marché est un changement de propriétaire effectué de manière pacifique, même s'il implique de fait des rapports de forces entre vendeurs et acheteurs. Il suppose donc défini un droit de propriété. C'est pourquoi la théorie économique classique se fonde comme base empirique sur une extension de la comptabilité patrimoniale. On retrouve, en fait, dans le raisonnement de Coase, tous les présupposés des théories économiques classiques : les faits collectifs sont le résultat de choix microéconomiques individuels, les agents sont égoïstes et rationnels, la main invisible transforme la poursuite des intérêts égoïstes en bienfaits collectifs, etc. La réalité est assez différente. L'hypothèse principale du raisonnement de Coase est contenue dans la phrase suivante du résumé ci-dessus: " les droits de polluer « seront acquis par ceux qui leur accordent la plus grande valeur ». Il est sous-entendu que cela signifie qu'alors l'avantage résultant de la pollution est supérieur aux inconvénients que pourraient en subir ceux qui s'en plaignent, ce qui signifierait aussi que ces avantages sont également supérieur aux inconvénients pour la société toute entière, selon le postulat smithien que la poursuite des intérêts individuels conduit à l'intérêt général. Dans la réalité, il s'agit de prix et non de valeur, et l'acheteur des droits à polluer est celui qui peut y mettre le plus grand prix. Lorsque Coca-Cola surexploite les nappes phréatiques du Kerala, il peut mettre dans la balance un prix supérieur à ce que peuvent proposer, pour acheter l'eau de leur propre territoire, les paysans ruinés par cette même surexploitation. Il n'en résulte pas nécessairement que la production de Coca-Cola soit par là même d'une plus grande valeur sociale que les cultures vivrières de paysans. En dehors de tout jugement de valeur sur ce qui constitue l'intérêt général en la matière, il est clair que le raisonnement libéral n'est pas probant. Ce raisonnement implique la confusion, déjà dénoncée plus haut, entre prix et valeur.
Il est remarquable que le raisonnement de Coase repose sur la considération des dommages subis par les victimes immédiates de la pollution, et non sur la perte globale qu'elle représente. Dans le cas de l'exploitation des ressources naturelles, de leur gaspillage ou de leur destruction improductive, les économistes tentent de calculer un prix qui compenserait le dommage subi par les populations victimes de ces pollutions, un peu comme un avocat proposerait une indemnisation pour des dommages causés à un voisin. Curieusement, cette conception "dommagiste" correspond à un courant important de l'écologie politique. Economistes et écologistes se rejoignent sur cette idée que "l'environnement doit être préservé". La notion d'environnement renvoie évidemment à une conception anthropocentrique de la Terre, et la notion de préservation à celle, ambiguë, de "nature". Ces visions, qui font de l'Homme le centre de la Création, et celle-ci un don qu'il faudrait conserver (préserver-conserver), ont une résonance pré-copernicienne, et ne s'inscrivent pas dans une démarche économique, qui mettrait en regard des ressources consommées et des avantages tirés de cette consommation. L'approche "dommagiste" nous place d'emblée sur un terrain de conflictualité patrimoniale et de négociation. Par exemple, les taxes carbones représentent une approche de ce que serait un prix des volumes d'air consommés, les dédommagements de Coca-Cola à l'Etat de Kerala représentent le prix supposé de l'eau consommée par Coca-Cola au détriment des agriculteurs locaux. Ces "prix" résultent de négociations et dépendent des pouvoirs de négociation des parties prenantes : entreprises, Etats, ONG, etc. Il s'ensuit qu'au niveau du Globe, soit ils s'annulent, l'échange étant équilibré, si on considère qu'ils représentent la valeur effective des ressources terrestres consommées, soit ils enrichissent l'une de parties (en général, les entreprises utilisatrices des ressources) au détriment des autres, et constituent une injustice. C'est-à-dire qu'on revient à un jugement moral et politique, mais non à une observation scientifique des faits.
Les tentatives des économistes pour penser les "externalités" écologiques sont faussées dès l'origine par deux fautes conceptuellement liées. La première est de partir d'un point de vue microéconomique, considérant l'économie comme une agrégation plus ou moins conflictuelle entre les économies individuelles. C'est ce qui ressort du fait que les économistes considèrent les pollutions comme des "dommages" causés à l'environnement, qu'il s'agirait de "préserver", et d'indemniser le cas échéant, et non comme des consommation, qu'elles sont effectivement, et donc des éléments d'un compte d'exploitation global. La seconde est d'utiliser les prix comme instrument de mesure. Tous les économistes, se référant à leur illustre père fondateur Adam Smith, reconnaissent que le prix est une mauvaise approximation de la valeur, et pourtant, après avoir fait cette concession, ils se lancent dans de longs et puissant raisonnements dans lesquels les prix (plus ou moins corrigés statistiquement) tiennent lieu de valeur[33]. Ce dérapage est, en général, justifié par un certain empirisme, qui prend argument du fait que le prix serait la seule manifestation visible et constatable de la valeur. Et cela est vrai tant que l'on ne considère que des comptes d'entreprises, exprimés en termes patrimoniaux, c'est-à-dire de propriété, car le prix est bien ce qui rend légitime ou acceptable socialement un changement de propriété.
Ce qu'il s'agit d'analyser pour une économie du Globe, ce n'est ni les intérêts de Coca-Cola à surexploiter les nappes phréatique (à quel prix cette exploitation est-elle rentable ?) ni même ceux des paysans du Kerala (à quel prix leurs pertes de production agricole est-elle justement compensée ?), mais plutôt : quels sont les avantages procurés par cette consommation de ressources terrestres ? La question est donc de mesurer et ces avantages et cette consommation de façon telle qu'ils puissent être mis en balance. La durée de vie humaine procure le moyen d'effectuer de telles mesures et de telles comparaisons.
La "science" économique a tellement envahi les esprits que, même les chercheurs environnementalistes, lorsqu'ils tentent de mesurer l'impact global d'une pollution, par exemple, ont recours à l'outil monétaire de mesure. Le Centre d'écologie et d'hydrologie d'Edimbourg a récemment organisé une étude européenne intitulée "Evaluation européenne pour l'azote"[34], au terme de laquelle le coût des dommages causés par la pollution à l'azote, notamment due aux engrais agricoles, serait compris au niveau de l'Europe, entre 70 et 320 milliards d'euros par an. La fourchette est large. La méthode employée est conforme à la démarche initialisée par Coase, elle part du principe de valorisation économique par le prix qu'un acteur est prèt à mettre pour une certaine valeur ou pour prévenir un certain dommage : " The economic value of N-damage was based on Willingness to Pay of citizens to prevent premature death or to improve their health (DALY - Disability Adjusted Life Years - approach), to restore ecosystems or to reduce greenhouse gas emissions (Emission trading system)." Le processus d'évaluation ressort clairement du tableau récapitulatif :
Table 1.
Estimated marginal and total cost of various effect
causing Nr emissions in EU27. Effect |
Emitted nitrogen form |
Emission loss to |
Estimated cost € per kg Nr emitted |
Total cost EU27 billion € /yr |
Human health (particulate matter, NO2 and O3)
|
NOx |
Air |
10 – 30 |
35-100 |
Ecosystems (eutrophication, biodiversity) |
Nr (inc. nitrate) |
Surface Water |
5 – 20 |
15-50 |
Human health (particulate matter) |
NH3 |
Air |
2 – 20 |
5-70 |
Climate (greenhouse gas balance) |
N2O |
Air |
5 – 15 |
5-10 |
Ecosystems (eutrophication, biodiversity) |
NH3 and NOx |
Air |
2 – 10 |
10-70 |
Human health (drinking water) |
NO3(incl. nitrate) |
Groundwater |
0 – 4 |
0-20 |
Human health (increased ultraviolet radiation from ozone
depletion) |
N2O |
Air |
1 – 3 |
<5 |
Crop damage (ozone) |
NOx |
Air |
1 – 2 |
2 |
Crop yield increase (benefits) |
N-fertilizer |
Soil |
1 – 5 |
40-110 |
(http://nitrogen.ceh.ac.uk/nitrogen2011/_oral_presentations/S4_10_Grinsven.pdf)
Les effets sont mesurés en quantités physiques, et ensuite valorisés selon le principe inspiré de Coase. Cette méthode consiste donc à imaginer un marché virtuel et le prix que pourraient, sur ce marché imaginaire, payer les acteurs considérés comme concernés par l'effet considéré. Newton, dans sa tombe, se retournerait certainement en hurlant devant tant d'hypothèses accumulées. Epicure parlerait d'une mythologie. Pourtant une autre méthode est possible, plus simple et basée sur des faits et non des suppositions.
Les effets physiques sur l'espérance de vie sont, dans la plupart des cas, directement mesurables ou calculables selon des observations épidémiologiques ou médicales. L'absorption, ingestive ou respiratoire, de certaines substances a des effets directement observables, les pertes, comme les gains de productivité agricole ont aussi un effet calculable sur l'espérance de vie, puisqu'ils correspondent à une partie mesurable de la nourriture nécessaire. Ainsi, si l'on veut bien renoncer au préjugé selon lequel une valeur économique se mesure obligatoirement en euros ou en dollars, qui ne peuvent mesurer que des prix, il est possible de mesurer les valeurs en unités de temps de vie humaine.
Dans l'élaboration d'un compte de résultat du Globe, deux sortes de données empiriques sont nécessaires. Les unes sont formulées en quantités physiques, et leurs incidences sur la vie humaine peuvent être mesurées ou calculées par des procédures scientifiques falsifiables. Les autres sont formulées en termes seulement monétaires (par exemple, les coûts de dépollution, ou des taxes particulières). Mais les données monétaires, les prix, peuvent se mesurer, comme on l'a vu dans l'exemple simplifié ci-dessus, en temps de travail nécessaire pour gagner la somme considérée. La monnaie, comme toute marchandise, a une valeur et celle-ci est constituée par le temps de travail nécessaire pour se la procurer. Il faut d'abord identifier qui doit payer et les revenus de ce payeur. Le coût en temps de vie humaine est alors le temps nécessaire pour que ces revenus constituent la somme en question.
Ce ne sont pas les valeurs qui doivent être exprimées en prix, mais les prix qui doivent l'être en valeur.
L'idée de remplacer le traditionnel indicateur de performance économique, le PIB, par l'espérance de vie a été émise premièrement par Jean de Kervasdoué. Certains économistes proposent de le prendre, non comme indicateur unique ou essentiel de la performance, mais comme composante d'un indicateur plus général comprenant des éléments comme l'éducation, la démocratie, etc. Ces recherches, à mon sens, s'éloignent d'une recherche simplement économique et impliquent des jugements de valeur sur les différentes composantes introduites et leur pondération dans l'indicateur résultant. L'espérance de vie correspond exactement à ce que voulait mesurer l'économie lorsque, balbutiante, elle introduisait la notion de valeur travail. Elle cherchait alors la réponse à la question suivante : quelle quantité de vie a été dépensée (dans le travail) pour gagner quelle autre quantité de vie ? Le calcul d'un résultat économique ne peut se faire que si les avantages et les coûts sont mesurés dans les mêmes termes, ce qui n'est le cas, ni des calculs inspirés de Coase, ni dans ceux qui introduisent des indicateurs composites.
Pour s'orienter dans cette voie, l'économie doit d'abord prendre pleinement conscience de l'enracinement de sa perspective dans la comptabilité patrimoniale, et prendre, par conséquent, ses distances avec cette origine. Elle doit abandonner l'idée que la macroéconomie peut se déduire de la microéconomie patrimoniale, et que comme conséquence, l'échange de propriétés, le marché et la monnaie fournissent les mécanismes explicatifs et les instruments de mesure des phénomènes globaux. C'est en ce sens qu'une révolution copernicienne doit y être opérée.
Mai 2011
[1] Paul A. Samuelson et William D. Nordhaus, Economie, Economica, Paris, 2005, p. 4
[2] Joseph E. Stiglitz, Carl E. Walsh et Jean-Dominique Lafay, Principes d'économie moderne, De Boeck, Bruxelles, 2007, p. 19
[3] même référence, p. 17
[4] On emploie souvent le terme d'"individualisme" pour désigner cette vision. L'individualisme est soit, dans une perspective descriptive, rien d'autre qu'une structure de modèle atomiste, soit, dans une perspective morale, l'idée que peu à peu l'individualité du sujet conscient et volontaire émerge de la grégarité originelle. Les agents économiques ne sont pas seulement conçus comme des individus, mais comme des individus poursuivant leur intérêt personnel, ce qui correspond mieux au terme d'"égoïsme" que j'emploie ici.
[5] Adam Smith, l'un des théoriciens fondateurs de la différence entre valeur et prix, finit néanmoins par concevoir qu'il existe un "prix naturel" ou "juste prix", très proche de la valeur. A sa suite, presque tous les économistes assimilent en pratique prix et valeur. La plupart d'entre eux, en outre, assimilent le prix naturel et le prix d'équilibre, c'est-à-dire le prix du marché. Ces assimilations successives de notions distinctes sont justifiées par un prétendu pragmatisme ou empirisme épistémologique, qui remplacerait des notions non mesurables par des données empiriques quantifiées. Il n'en est rien et la valeur, constituée par le temps humain épargné ou dépensé est parfaitement mesurable. Il s'agit donc, en fait, d'une confusion idéologique de concepts indépendants.
[6] Adam Smith, Enquête sur la nature et les causes de la Richesse des Nations, Presses Universitaires de France, Paris 1995 Livre I, chap viii, p. 78
[7] Kenneeth Arrow et Gérard Debreu ont formulé en 1954 un "théorême" supposé démontrer la nécessité d'un équilibre général des marchés fondé sur l'hypothèse de la "rationalité" des agents, c'est-à-dire que ceux-ci cherchent toujours à minimiser leurs coûts et à maximiser leurs gains. Ce faisant, ils n'ont fait que formaliser et durcir ce qui constituait le fondement des écoles traditionnelles de l'économie. Je reviendrai sur le sens et la valeur de telles "démonstrations" dans un autre article.
[8] Souvent évoqués par les auteurs anarchistes, comme Michel Bakounine, Pierre Kropotkine ou Elisée Reclus, les phénomènes d'entraide et de coopération sont nombreux dans la nature et constituent généralement un avantage dans la sélection naturelle. Ces références ne constituent pas un idéalisme à la Rousseau, qui suppose une nature humaine foncièrement bonne et dévoyée par la société. Ces auteurs n'ignorent pas la compétition, la haine et l'égoïsme tout aussi présents dans les comportements humains et animaux. Ils refusent simplement de faire de l'un ou de l'autre versant des comportements l'unique composante du destin humain. Il ne s'agit pas non plus d'une autre version de l'amour du prochain cher aux religions de la Bible (en théorie, du moins …), car ce sont des références à des faits et non des appels moraux à un sentiment inspiré par une intervention surnaturelle. Par ailleurs, les économistes libéraux eux-mêmes reconnaissent la rationalité de l'entraide et de la coopération. Les entreprises ne cessent d'envoyer leurs cadres dans des séminaire où on apprend l'esprit d'équipe et à jouer collectif. Les entreprises exportatrices françaises sont organisées en de nombreuses structures destinées à favoriser leur coopération dans les marchés extérieurs. Les autres pays font évidemment la même chose.
[9] "Le travail est donc, à l'évidence, la seule mesure universelle autant qu'exacte de valeur, ou le seul étalon par lequel comparer les valeurs des différentes denrées en tout temps et en tous lieux. On convient qu'on ne peut pas estimer la valeur véritable des différentes denrées d'un siècle à l'autre par les quantités d'argent métal données contre elles. On ne peut pas l'estimer d'une année à l'autre par les quantités de blé. On peut l'estimer, avec la plus grande précision, par les quantités de travail, aussi bien d'un siècle à l'autre que d'une année à l'autre (…)"(Adam Smith, Richesse des Nations, I, p. 40)
[10] Karl Marx, Le Capital, Livre I, chap. 1, Editions sociales, Paris, 1976, p. 48 : "Le travail complexe (skilled labour, travail qualifié) n'est qu'une puissance du travail simple, ou plutôt n'est que du travail simple multiplié, de sortequ'une quantité donnée de travail complexe correspond à une quantité plus grande de travail simple".
[11] même référence, chap. 12, p. 233 :"valeur d'un article veut dire, non sa valeur individuelle, mais sa valeur sociale, et celle-ci est déterminéepar le temps de travail qu'il coûte, non dans un cas particulier, mais en moyenne". Mais le "travail humain abstrait" n'existe pas et n'est pas à la base de l'échange. Les mécanismes de l'échange et de la formation du capital sont explorés dans les chapitres suivants, et Marx nous explique ce qui se passe dans l'échange : "A qui vend du vin et achète du blé produit peut-être plus de vin que n'en pourrait produire B dans le même temps de travail, et B dans le même temps de travail plus de blé que n'en pourrait produire A. Le premier obtient ainsi pour la même valeur d'échange plus de blé et le second plus de vin que si chacun des deux, sans échange, était obligé de produire pour lui-même les deux objets de consommation" ( Livre I Ch V, p. 123). L'échange est ainsi basé sur une différence des temps de travail nécessaires pour chacun des deux produits par les deux acteurs de l'échange, et non sur un temps moyen socialement nécessaire. C'est cet écart qui fait même l'intérêt et la raison de l'échange. Le mot "peut-être" est de trop dans la phrase de Marx. Il nous dit lui-même que s'il n'en était pas ainsi l'échange serait inutile : "un homme qui possède beaucoup de vin et point de blé commerce avec un autre homme qui a beaucoup de blé et point de vin : entre eux se fait un échange d'une valeur de 50 en blé, contre une valeur de 50 en vin. Cet échange n'est accroissement de richesse ni pour l'un ni pour l'autre ; car chacun d'eux avant l'échange, possédait une valeur égale à celle qu'il s'est procurée par ce moyen" (Mercier de la Rivière, cité par Marx, Livre I Ch V, p. 123). Si chacun s'estime avantagé par l'échange, ce n'est donc que par la différence de productivité de l'un dans le travail du vin et de l'autre dans celui du blé qui est créatrice de valeur. Néanmoins, pour finir, Marx en revient au prix : "La valeur est exprimée dans le prix des marchandises" (ibid.) et ne correspond pas nécessairement au temps de travail. Ce n'est pas la moindre des contradictions de l'œuvre de Marx.
[12] L'externalisation des tâches est intéressante pour les entreprises parce qu'elle libère du temps de travail disponible pour se consacrer à leur cœur de métier. Une publicité de Xerox vantait ainsi ses prestations fournies à Ducati et aux hôtels Marriott : "Nous traduisons et acheminons les publications internationales de Ducati. (…) Ducati peut se consacrer à la construction de ses fantastiques motos".."Nous automatison la gestion et le traitement des factures de Marriott au niveau mondial … ce qui laisse à Marriott plus de temps pour se consacrer entièrement aux services apportés à leurs clients". " Ainsi, ils n'ont plus à le faire eux-mêmes " : On ne saurait mieux dire que le gain de la division du travail est le temps épargné.
[13] même référence, page 87
[14] Richesse des Nations, Livre 1, p. 41
[15] Carl von Clausewitz, De la guerre, Livre VIII, 10/18, Paris, 1965, p. 463
[16] Jean Marc Daniel, Histoire vivante de la pensée économique, Pearson, Paris, 2010, p. 401
[17] Les boursiers et les économistes parlent couramment dans ce sens de "valeur" ("valeur boursière" de l'entreprise, "création de valeur", etc.), mais le terme est impropre et il s'agit, en fait, ni plus ni moins que d'un prix de marché.
[18] John Stuart Mill, L'utilitarisme, Garnier-Flammarion, Paris, 1968, p. 54
[19] même référence, p. 57
[20] même référence, p. 148
[21] En France, le "Rapport Stiglitz", demandé à l'économiste par Nicolas Sarkozy, est le travail le plus connu. Mentionnons aussi les recherches de Pierre Le Roy (http://www.globeco.fr/public/index.php?a=presentation-globeco). L'ONU utilise couramment l'Indicateur de Développement Humain (IDH), composé à partir de données comme la santé, mesurée par l'espérance de vie, la scolarisation, le niveau de vie.
[22] J'ai développé ce point de la falsification dans un article intitulé A propos des cygnes noirs XX
[23] Thèses de la lutte des classes, qui ne sont, évidemment, pas propres à Marx, et que ce dernier ne fait que formaliser dans une dialectique de type hégélien.
[24] Remarquons que cette confusion conceptuelle n'est pas relevée par les critiques pragmatistes du marxisme. Ce fait s'explique probablement à la fois par des stratégies polémiques, mais aussi par ce travers pragmatiste de ne pas distinguer entre un concept utopique (le communisme) et sa prétendue "réalisation" sociale.
[25] Au Mexique, on a exigé et obtenu de paysans indiens qu'ils cultivent la terre "à l'européenne", c'est-à-dire sur des champs permanents et non plus en brûlant continuellement de nouvelles portions de forêt. C'est une victoire de l'écologie. Mais cette victoire n'est rendue nécessaire que parce qu'auparavant, les acteurs de l'économie de marché ont déjà consommé les ressources de décarbonisation de l'atmosphère et ont fait de la forêt un bien rare. Les paysans sont astreints à "un travail difficile … nous enlevons toutes les pierres, les souches, nous créons des rangs de labour et nous organisons une rotation des cultures pour ne pas appauvrir la terre" (Be Pat Candelario, cité dans Le Monde des 5 et 6/12/2010). Le résultat global est peut-être positif pour la planète (?), il n'en constitue pas moins une contrainte supplémentaire imposée à une population par le système capitaliste et entre donc dans le cycle de paupérisation.
[26] Benjamin Franklin avait affirmé que le temps, c'est de l'argent , "Time is money", on voit que c'est l'inverse qui est exact, la monnaie est du temps. En réalité, Franklin voulait dire que pendant un certain temps, on peut - et on devrait - travailler, c'est-à-dire produire de la richesse, ce qui est aussi exact. Mais l'inverse ne l'est pas moins, dans le sens où le détenteur de monnaie dispose du moyen de "commander" un certain travail, selon l'expression d'Adam Smith. Dans l'échange monétaire, à la différence du troc, le vendeur qui accepte du papier en paiement d'un bien réel, accorde un crédit, accepte de différer sa propre consommation, mais aussi, dans la mesure où il a confiance dans la monnaie, achète une garantie de consommation ultérieure, dont l'acheteur se dessaisit en le payant avec de l'argent. Dans le calcul de la masse monétaire, les économistes ont sans cesse inclut de nouveaux éléments relevant du crédit, au fur et à mesure que celui-ci se développait dans l'économie moderne, et la frontière entre monnaie au sens strict et crédit tient essentiellement à l'usage plus restreint de ce dernier, mais la monnaie est, dans son principe, un instrument de crédit, et donc, du temps stocké.
[27] Ce qui n'est pas exact. L'autorité politique sur les banques centrales, abolie en 1973, n'aura duré, finalement, qu'à peine un demi-siècle. Dans les faits, les Etats empruntent aux banques ou autres instituts financiers. Siemens, en créant sa propre banque, réservée à ses grands clients et à quelques investisseurs sélectionnés (est-ce très libéral ?), se rend, de fait, émettrice de monnaie.
[28] Plusieurs variantes de cet exemple sont intéressante à considérer :
1/ Cas où la productivité de Gwladys serait la même que celle de Clotilde (elle réalise le travail en 3 heures):
Gwladys |
|
Clotilde |
||
3h |
0,5h |
|
4,5h |
3h |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Gain: 2,5h |
|
|
Gain: 1,5h |
Le gain de Clotilde est inchangé. L'avantage de Gwladys ne tient qu'au fait qu'elle a un salaire supérieur. La valeur de l'argent n'est pas la même pour Clotilde et Gwladys.
2/ Cas où les salaires de Gwladys et de Clotilde sont égaux, mais pas leur productivité dans le repassage:
Gwladys |
|
Clotilde |
||
8h |
4,5h |
|
4,5h |
3h |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Gain: 3,5h |
|
|
Gain: 1,5h |
Le coût pour Gwladys est plus élevé, mais, du fait de sa faible productivité dans le repassage, elle est encore gagnante.
3/ Cas où le salaire des deux partenaires et leur productivité sont identiques (elles mettent toutes les deux 3h pour faire ce travail et gagnent chacune 8 euros de l'heure):
Gwladys |
|
Clotilde |
||
3h |
4,5h |
|
4,5h |
3h |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Perte : 1,5h |
|
|
|
Gain: 1,5h |
On ne sait pas ce qui pousse Gwladys à confier son repassage à Clotilde, une allergie au fer à repasser, le désir de donner 36 euros à Clotilde …
4/ Si on revient à la situation initiale (3 heures de travail payées 36 euros, Clotilde et Gwladys gagnant respectivement 72 euros et 8 euros de l'heure, et temps épargné par Gwladys de 8 heures), on constate qu'au lieu de 36 euros, les deux femmes auraient pu se mettre d'accord sur un prix (79,2 euros) qui aurait assuré un gain égal à chacune des deux :
Gwladys |
|
Clotilde |
||
8h |
1,1 h |
|
9,9h |
3h |
|
(=79,2/72) |
|
(=79,2/8) |
|
|
|
|
|
|
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Gain: 6,9h |
|
|
Gain: 6,9h |
Dans tous les cas, le prix est une variable indépendante de la valeur. Le gain est affecté par les valeurs respectives de trois prix : celui convenu entre les deux partenaires et le salaire de chacune d'elles. Selon les diverses hypothèses, ces prix ne représentent pas la même valeur temps.
[29] Dans leur livre Principes d'économie moderne (je souligne "moderne"); Stiglitz et ses coauteurs (voir référence ci-dessus) consacrent quinze pages sur huit cent soixante à l'économie de l'environnement, bien qu'ils considèrent que cette question soit "l'une des plus débattues actuellement" et que "beaucoup de problèmes environnementaux sont le résultat de défaillances du marché".
[30] Jean Boncoeur et Hervé Thouément, Histoire des idées économiques, de Walras aux contemporains, Nathan, Paris 2000, p. 214
[31] Alternatives Economiques Poche n° 201 - novembre 2005 (http://www.alternatives-economiques.fr/ronald-coase_fr_art_222_27580.html)
[32] D'une façon générale, l'introduction de nouvelles ressources naturelles dans l'économie de marché a toujours été précédée, ou en tout cas accompagnée par une réforme du droit de propriété de ces ressources. Au Moyen Age, le droit féodal a aménagé la propriété foncière de façon à permettre l'exploitation de ressources telles que les forêts ou la force motrice des cours d'eau par ceux qui pouvaient les commercialiser. La notion de propriété individuelle du sol a été introduite dans les territoires indiens en Amérique du Nord pour permettre l'exploitation des gisements de pétrole par les pionniers et les compagnies naissantes. Plus récemment, le code minier du Panama a été modifié pour permettre l'exploitation des mines de cuivres par les investisseurs étrangers, au détriment des occupants actuels des sols, les Indiens de la région de Ngöbe-Buglé(cf Le Monde du 18 février 2011). On oppose souvent le marché à la réglementation, mais, dans les faits, le marché suppose la réglementation. Simplement, lorsqu'on les oppose, il s'agit d'une réglementation à tendance socialisante, alors que le marché suppose une réglementation privatisante. On mésestime le fait que, dans les deux cas, il s'agit, dans le langage actuel des économistes, d'externalités, d'une causalité politique, et non économique, au sens traditionnel du terme.
[33] "Au même moment et au même lieu, l'argent est donc la mesure exacte de la valeur échangeable véritable de toutes les denrées. Il n'en est toutefois ainsi qu'au même moment et au même lieu." La Richesse des Nations, Livre I, chapitre V, p. 41
[34] Voir Le Monde du 14 avril 2011, et http://www.nitrogen2011.org/