Georges Brossard



Sur le théorème de l'équilibre général de Debreu-Arrow

Étude sur l'évidence en économie

Dernière mise à jour le 21/10/2015

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Dans son Traité de l'homme, Descartes présente un modèle comme une sorte de machine imaginaire que Dieu aurait pu construire et qui, alors, ressemblerait furieusement à ce que nous sommes, au point que toutes les fonctions de l'organisme humain seraient produites identiquement par ladite machine. Précaution oratoire contre une éventuelle censure ecclésiastique ou revendication rationaliste d'une totale autonomie de la pensée ratiocinante à l'égard de ses interprétations réalistes ? Question d'histoire, les deux réponses n'étant d'ailleurs pas exclusives. C'est, en tout cas, une telle autonomie par rapport au réel qui est revendiquée par les auteurs du théorème de l'équilibre général en économie, Kenneth Arrow et Gérard Debreu. Gérard Debreu revendique pour la validité de ses raisonnements la dissociation nette entre la théorie et son "interprétation", c'est-à-dire l'application de son schéma conceptuel à une économie réelle, et, donc, la question de son rapport d'adéquation ou non à la réalité. Il doit être entendu que leur théorie n'est que théorique ... D'où l'usage exclusif du formalisme déductif et la présentation de ses conclusions comme des "théorèmes".

Il ya de nombreuses écoles dans la pensée économique ( peut-être autant que d'économistes, voire plus ... ), mais une grande division oppose ceux qui fondent leur vision, plutôt optimiste, sur la notion d'équilibre, et ceux qui partent plutôt du constat des crises récurrentes que traversent les économies réelles. Les premiers se réfèrent au fonctionnement idéal du marché, qui comporterait des mécanismes autorégulateurs ( le protoype en étant la fameuse "main invisible" d' Adam Smith ), tandis que les seconds opposent à cette vision idéale la réalité des dysfonctionnements et des "externalités" qui viennent perturber ledit fonctionnement idéal, et invoquent généralement l'intervention de la puissance publique comme régulatrice. La théorie de l'équilibre général se rattache sans équivoque à la première vision. Toutefois, même les théoriciens des crises se réfèrent souvent à cette théorie. Paul A. Samuelson est le fondateur de cette école de la synthèse entre les deux visions. Mais on peut faire remonter à Malthus l'idée que les crises sont l'occasion de mettre en action, justement, les mécanismes régulateurs du marché et d'un retour automatique à l'équilibre. Malthus étudie les crises alimentaires de disette du dix-huitième et du début du dix-neuvième siècles et pose la question ( politique, en fait ) de l'aide que l'on peut être tenté d'apporter aux pauvres réduits à la famine ou à la mendicité. Selon Malthus, la rareté des denrées et donc, leur cherté, pousseront les classes pauvres à limiter leur consommation en limitant le nombre des enfants, et donc la population et rétablissant ainsi en leur faveur l'équilibre du marché du travail, et ramenant par conséquent leur pouvoir d'achat des denrées nécessaires à leur survie à un niveau viable. Malthus en conclut que l'aide sociale n'est pas une bonne solution aux crises, car elle encourage les pauvres à croire accessibles des biens qui ne le sont pas et dont le prix ne fera qu'augmenter en même temps que leurs revenus. Le libre jeu du marché rétablit ainsi "naturellement" (par sa nature) l'équilibre entre l'offre et la demande de denrées et aussi de travail, et, en outre, cet équilibre est le meilleur possible, car il assure le meilleur niveau de vie possible, compte tenu de la production possible.

Malthus marque une avancée décisive dans la pensée économique. Jusque là, la notion d'équilibre naturel n'était conçue que par rapport à un marché donné, localisé et déterminé. Malthus montre une interaction autorégulatrice entre deux marchés théoriquement indépendants, celui des denrées et celui du travail. L'économiste français Walras a initié une recherche théorique sur les conditions d'un équilibre général d'une économie de marché. C'est dans la lignée de ce programme que se situe le théorème d' Arrow-Debreu, dont nous allons maintenant analyser les évidences[16].

L'archétype de la notion d'équilibre général se trouve chez le père fondateur de l'économie politique, Adam Smith. Le marché n'est soumis qu'à la concurrence des agents qui, chacun, ne vise que son intérêt particulier. Pourtant, la composition de ces intérêts particuliers produit naturellement un équilibre entre l'offre et la demande autour d'un prix le plus approché possible de la valeur réelle des produits et permettant la meilleure satisfaction possible des besoins de la population. Adam Smith a comparé ce mécanisme de composition ( de sublimation, pourrait-on dire ) des intérêts particuliers en un intérêt général à une "main invisible" grâce à laquelle un ordre économique collectif sortirait du chaos des intérêts particuliers. Cette expression de "main invisible" a, à la fois, beaucoup servi et beaucoup nui aux idées d'Adam Smith. Elle a servi en fournissant à ces idées une expression imagée qui s'est vite popularisée, et en donnant à certains l'illusion de comprendre le mécanisme, dès lors qu'ils pouvaient le nommer. Elle a nui tout autant, car ses adversaires n'ont pas manqué de dénoncer une sorte de tour de passe-passe, un concept flou qui n'expliquait rien, voire même une certaine image mystique. Et il faut dire qu'une bonne partie du travail des économistes a, depuis, consisté dans des tentatives de clarification de ce concept.

La plupart de ces travaux ont porté sur des mécanismes particuliers d'ajustements économiques entre offre et demande ou entre besoins et production. Le français Léon Walras est le premier à avoir utlisé l'expression d' "équilibre général" d'une économie et à avoir théorisé le mécanisme de la main invisible sous la forme d'un processus de "tâtonnement". Mais l'histoire empirique du capitalisme semblait autant et même peut-être plus marquée par les crises que par une tendance à un équilibre général. Le concept d'Adam Smith apparaissait surtout comme une intuition géniale, mais en partie irrationnelle et sans "évidence", et les tentatives de ses successeurs apparaissaient toujours partielles et relatives à des circonstances historiques déterminées, qui ne permettaient pas d'avoir une entière confiance dans l'intuition smithienne. En particulier, elles s'appuyaient toutes - nécessairement, semblait-il - sur des données chiffrées issues de la comptabilité, privée ou nationale, assujetties à des traitements arithmétiques et statistiques qui restreignaient d'emblée leur validité.

Arrow et surtout Debreu ont eu l'intuition géniale de dépasser ces difficultés en les attaquant à un niveau supérieur d'abstraction. En recourant à un haut niveau d'abstraction, Debreu-Arrow font faire à l'économie un progrès analogue à celui accompli à partir du seizième siècle en algèbre avec le recours au calcul sur des symboles littéraux : "à l'artisanat du calcul numérique succède l'industrie du calcul algébrique"[17]. Ils représentent "une" économie de propriété privée, quelle qu'elle soit, par un symbole littéral abstrait et les propriétés de cet espace par des formules topologiques abstraites. Voici donc, en principe, les économiste armés d'un outil d'analyse valable pour toute économie, quelle qu'elle soit, comme le mathématicien est armé pour étudier les propriétés d'un espace, quel qu'il soit. Ferdinand Gonseth[18] analyse et décrit la marche progressive de la connaissance scientifique comme une alternance combinée entre la schématisation, productrice d'abstraction, et le retour au terrain du réel. La schématisation permet à l'esprit de produire imaginairement des tableaux ( des modèles ? ) qu'il ne s'agit pas de confronter à la réalité, mais qui permettent d'en explorer de nouvelles faces insoupçonnées jusqu'alors. La liberté créatrice de l'imagination scientifique s'exprime dans ce moment. Le domaine où cette liberté s'exprime le plus manifestement est celui des mathématiques et, plus encore, celui de la logique formelle. C'est dans cette empyrée que Debreu entend situer sa réflexion. "Le cadre général du raisonnement ne nécessite que des agents (consommateurs et producteurs), des marchandises (inputs, outputs, ressources), des prix." Ils ont abandonné les déterminations numériques, n'ont utilisé ni l'algèbre ni la géomètrie analytique, et se sont placés au niveau de la topologie, utilisant la logique mathématique ensembliste formalisée par Bourbaki. Ils ont traduits les concepts smithiens dans le langage de la topologie. Leur travail a consisté à démontrer déductivement qu'une économie de propriété privée, à certaines conditions formulées en langage ensembliste, comportait nécessairement un équilibre général. L'évolution de leur travail et les réponses qu'ils se sont vu adressées les ont conduits à reformuler certaines conditions et à admettre non pas un seul équilibre mais la possiblité de plusieurs, mais leur démarche globale est restée la même. Samuelson et Nordhaus traduisent ainsi en langage ordinaire les principales conditions analysées par Debreu-Arrow : "Nous supposons que tous les marchés sont parfaitement concurrentiels - c'est-à-dire qu'ils sont sujets à l'incessante concurrence d'un grand nombre d'acheteurs et de vendeurs. Chaque prix, que cela soit pour un facteur de production ou pour un produit fini, est assez flexible pour équilibrer à chaque instant l'offre et la demande. Les entreprises maximisent les profits, tandis que les consommateurs choisissent leurs paniers de biens préférés. Chaque bien est produit dans des conditions de cons­tance ou de décroissance des rendements d'échelle. Aucune pollution, externalité, barrière d'entrée ou syn­dicat de travailleurs en situation de monopole ne vient gâcher le paysage de la concurrence. Les consommateurs et les producteurs sont parfaitement informés sur les prix et les possibilités économiques. Ces conditions constituent évidemment une situation idéalisée. Mais si une telle économie existait, la main invisible d'Adam Smith pourrait exercer ses pouvoirs sans entrave due à des externalités ou une concurrence imparfaite."[19]. Au passage, on remarquera que l'essentiel de l'ambigüité de la plupart des théories économiques est contenue en condensé dans cette phrase. On reconnait qu'il s'agit là d'un modèle idéal, mais ce modèle a deux versants : d'une part il rassemble les conditions auxquelles le marché est supposé "bien" fonctionner, et il s'agit de ce point de vue d'un modèle normatif ; d'autre part, ces conditions ne sont pas purement imaginaires et sont partiellement réalisées ici et là, et il s'agirait aussi d'un modèle descriptif, qui autoriserait à parler au nom d'une connaissance scientifique ( Samuelson et Nordhaus illustrent cette confusion entre le normatif et le descriptif par cette phrase de leur ouvrage cité (p. 27) : "une économie de marché résout simultanément les trois grands problèmes du quoi, comment et pour qui produire " ). Marx et Engels avaient inventé le "socialisme scientifique", Arrow et Debreu ont inventé ( ou plutôt formalisé conceptuellement ) le "libéralisme scientifique".

Mais revenons sur les évidences du raisonnement.

Les évidences empiriques, pour autant qu'il puisse y en avoir s'agissant d'une théorie qui se veut purement conceptuelle et indépendante de ses "interprétations", s'appliquent essentiellement aux hypothèses qui constituent, en fait, une définition du marché idéal. Adam Smith lui-même, l'inventeur le plus important de la notion de marché, insiste sur le fait que le marché de concurrence libre et non faussée n'existe que très rarement et dans des espaces de lieux et de temps bien délimités. Les tentatives nombreuses pour appliquer le théorème d' Arrow-Debreu à des situations réelles sont toutes insatisfaisantes, tant les "externalités" sont nombreuses et décisives dans les économies réelles, ententes des producteurs, non information ou désinformation des consommateurs, oligopoles, interventions des puissances publiques et des "coalitions" ( pour reprendre l'expression d' Adam Smith ). Or les hypothèses d' Arrow-Debreu spécifient que tous les espaces ( des marchandises, des prix, de l'économie ) sont convexes, sans externalité, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de marchandises, ni de prix, ni d'acteurs extérieurs à ces espaces. On remarquera que si l'espace de prix est convexe, c'est que toute marchandise a un prix, c'est-à-dire un marché qui fonctionne, puisque c'est précisément l'objet du marché que de permettre un échange marchand des marchandises. On voit le caractère tautologique de la définition fournie par ces hypothèses : un marché idéal est un marché qui fonctionne comme un marché.

Une autre hypothèse des auteurs est que les acteurs de l'économie constituent deux espaces, celui des producteurs et celui des consommateurs, étant entendu que le même individu concret est tantôt consommateur, tantôt producteur et que toute production suppose une consommation et réciproquement ( nouvelle application de la convexité des espaces ). Par rapport aux évidences empiriques, il n'est pas tenu compte du fait que la production n'est pas que production de marchandises, mais aussi de déchets, et que la consommation n'est pas consommation que de marchandises, mais aussi de ressources dites "naturelles". ( Les économistes préconisent de rendre marchands l'espace des déchets et celui des ressources naturelles, afin de les intégrer dans le modèle libéral parfait de l'équilibre général. C'est le rôle des "marchés carbone" et des "droits à polluer", etc. )

A cette hypothèse s'ajoute aussi celle que les consommateurs sont tous supposés disposer du minimum de ressources nécessaires pour survivre, hypothèse que rejetterait Malthus, par exemple. Christine Lagarde, directrice du FMI, a récemment rappelé que "la vie est un privilège", et Gérard Debreu lui-même a affirmé que l'un des devoirs de tout économiste est de rappeler que "pour des raisons de coût, la vie n'est pas un droit absolu"[20], l'un et l'autre reconnaissant par là le caractère irréaliste de l'hypothèse de la survie assurée de chaque consommateur. Cette hypothèse est néanmoins "évidemment" nécessaire au bon fonctionnement du marché : que deviendrait un marché dans lequel les consommateurs ne pourraient plus consommer parce qu'ils mourraient de faim ?

Il faut aussi signaler l'hypothèse des choix rationnels des consommateurs, hypothèse qui est traduite mathématiquement en supposant que les préférences sont ordonnées unilinéairement.

On voit que l'évidence du théorème sur l'équilibre général n'est pas empirique. Il s'agit en fait d'une définition. On retrouve un aspect caractéristique de la démarche de Descartes : de la définition d'un concept suit avec évidence un des attributs essentiels de ce concept. Le théorème de Debreu-Arrow montre avec évidence que de la définition d'une économie de marché suit le théorème qu'il y a un équilibre général (ou un "quasi-équilibre", est-ilcorrigé ultérieurement ). Ce théorème est une tautologie. Une des hypothèses est que pour toute marchandise, il y a un prix d'équilibre. Si les marchandises n'ont pas de prix, c'est que le marché ne fonctionne pas, qu'il n'y a pas d'échange ou que les échanges ne sont pas marchands. On est hors du marché. "Un marché qui fonctionne est un marché qui fonctionne". Voila la grande découverte ! De nombreux économistes et hommes politiques s'appuient sur cette "évidence" pour en donner une interprétation réaliste et penser que les marchés réels sont par eux-mêmes autorégulateurs, alors que c'est seulement le concept de marché qui comprend celui d'autorégulation, autrement dit, qu'un marché dérèglé n'est pas un marché. Mais ce n'est pas là, bien sûr, que se situe l'intérêt de la découverte des auteurs. L'intérêt, c'est que cette pseudo découverte est faite à l'aide de la logique mathématique. Elle montre que le concept de marché n'est pas contradictoire, qu'il est "possible", et elle le montre scientifiquement, à l'aide de la logique mathématique.

C'est, il me semble, plutôt du côté de Leibniz, et non de Descartes, qu'on doit rechercher l'archéologie et le paradigme du travail de Debreu. Pour Leibniz, l'existant est le résultat de la combinatoire entre les multiples "co-possibles" qui produira le plus possible d'existence. C'est selon ce schéma que le Dieu logicien de Leibniz crée le meilleur des mondes possibles, celui qui contient le plus d'existence qu'il est possible, compte tenu des contradictions que les monades individuelles ont entre elles, et, donc, des impossibilités de co-existence qu'elles dessinent ainsi. La logique du marché idéal de Debreu-Arrow est la même que celle de l'univers selon Leibniz. Les individus en concurrence réalisent des co-possibilités sur les prix d'équilibre. L'équilibre général réalise le fait que le plus grand nombre possible de marchés plus ou moins indépendants réalisent "un" marché, qui constitue le point de départ du système hypothético-déductif de Debreu-Arrow . Le recours à la topologie et à la logique mathématique telles que développées par Bourbaki inscrit la démarche dans la lignée de celle de Leibniz, précurseur de la logique mathématique moderne.

Quelle est la vérité du théorème Debreu-Arrow ? Elle résulte de la conformité du raisonnement qui l'établit aux règles de la logique mathématique. En supposant ces dernières "vraies", et sans s'interroger sur la signification de cette propriété dans ce contexte, la vérité du théorème vient de son adéquation, non au réel, mais au modèle suggèré par ces règles. De fait, cette adéquation est seulement "constatée" par les spécialistes des mathématiques et aucun d'entre eux n'a décelé d'erreur dans le raisonnement des deux économistes. Elle serait donc connue par évidence. Toutefois, on pourrait imaginer qu'un calculateur soit assez perfectionné pour effectuer la vérification, auquel cas on aurait une vérification sans conscience et donc sans évidence. Mais qu'est-ce qu'exprime le théorème ? Qu'est-ce qui est censé être vrai ? On l'a vu, il s'agit, en fait, de la possiblité, de la non-contradiction entre le concept d'économie de propriété privée et celui de marché en équilibre. L'équilibre général est, au sens leibnizien, possible dans une économie de propriété privée, cette économie étant à son tour soumise à un ensemble de conditions qui sont, précisément, ce qui définit un marché, c'est-à-dire un certain équilibre entre consommateurs et producteurs de biens.

Les auteurs et, surtout, après eux, leurs commentateurs ont conclu de la démonstration qu'il "existe" un équilibre général dans l'économie de marché. Mais il ne faut pas se méprendre sur le sens du mot "exister" dans cet emploi. Ici ce terme désigne l'existence mathématique et non l'existence des objets que l'on peut rencontrer dans la vie courante. Lorsque le mathématicien dit qu'il existe une solution à une équation donnée, il veut simplement dire qu'il est possible, moyennnant certaines hypothèses, de trouver un nombre répondant aux conditions de l'équation, et il garde présent à l'esprit que sa conclusion n'est vraie que dans le cadre défini par ses hypothèses. "Les résultats classiques de l'algèbre élémentaire qui sont considèrés comme "allant de soi" (...) ne sont (...) pas dans la "nature des choses", mais proviennent des propriétés du corps des réels ou des complexes et peuvent être profondément modifiés si l'on se trouve dans un autre domaine"[21]. Mais la formulation très générale et abstraite donnée par Debreu et Arrow à leur théorème laisse penser que celui-ci s'applique à toute économie de propriété privée, y compris, donc, les économies réelles. Si celles-ci connaissent des déséquilibres, c'est qu'elles s'éloignent du modèle théorique défini pour le théorème. Le sens de la vérité du théorème passe ainsi insensiblement du théorique abstrait au normatif concret. Le théorème ne donne plus une propriété d'un concept, mais une règle de conduite de la politique économique. C'est un peu comme si Descartes, fort de sa "découverte" de l'homme-machine, s'instaurait médecin et prescrivait de remettre en ordre vaisseaux et viscères selon le schéma mécaniste de son ouvrage. Il va de soi que, dans le contexte politique de l'époque, d'opposition entre socialisme d' Etat et libéralisme économique, puis de guerre froide, l'évidence des prescriptions libérales qu'autoriserait le théorème Debreu-Arrow se trouve renforcée par le plaisir de voir la science appuyer de son autorité une position idéologique.

Finalement, les évidences qui assoient la confiance accordée au fameux théorème relèvent de plusieurs domaines :

- Une évidence métaphysique, à laquelle Leibniz lui aussi est soumis, celle que l'être est meilleur que le non-être[22] .

- Une évidence logique et langagière relevant de la tautologie : un marché est un marché qui fonctionne comme un marché ;

- Une évidence rationaliste, selon laquelle ce qui peut exister logiquement existe réellement, sauf accident contraire ;

- Une évidence conservatrice, fondée sur l'évidence métaphysique, exprimée déjà dans la Bible, et qui aboutit à valoriser l'existant ;

La seule de ces évidences qui concerne une vérité est celle relevant de la tautologie. Les autres domaines concernent des positions philosophiques et politiques qui n'ont pas lieu d'être discutées ici, mais qui n'ont aucun rapport avec la connaissance.







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