Georges Brossard



Money is time

Comment mesurer l’efficacité économique ?

Dernière mise à jour le 21/10/2015

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"Le temps est un trésor plus grand qu'on ne peut croire." (Rodogune, Corneille, Acte II, sc. 2)

 

Les débats économiques portent essentiellement sur les performances des différents « modèles » économiques ou des différentes politiques conduites par les gouvernements. Ils s’articulent donc logiquement autour d’indicateurs de résultats, comme le PIB (Produit Intérieur Brut) ou l’IDH (Indice de Développement Humain). Pourtant, l’économie n’est pas seulement la mesure des résultats obtenus, mais aussi celle des rapports entre ces résultats et les moyens mis en œuvre pour les atteindre. Dans d’autres domaines, le terme même d’ « économie » signifie la recherche de ce meilleur rapport possible. On parle ainsi d'une économie de moyens dans une oeuvre d'art qui produit un grand effet avec peu d'artifices. Les Physiocrates visaient un système permettant d’obtenir « la plus grande augmentation possible de jouissance par la plus grande diminution possible de dépenses »[1]. Aujourd’hui, les différentes crises, financière, économique, environnementale, et même morale, mettent en avant des « externalités » économiques qui viendraient en quelque sorte en déduction des résultats mesurés de façon classique. Ce terme même d’ « externalité » indique assez clairement que ces revers de la médaille ne sont pas intégrés à la théorie économique. C’est pourtant ce qui devrait être fait si celle-ci s’avisait de mesurer non pas seulement la performance, mais l’efficacité économique. Ce texte a pour objet de chercher les conditions auxquelles une telle tâche est envisageable.

De nombreuses recherches sont effectuées dans ce sens[2], et mon propos n’est pas ici de les recenser et encore moins de les analyser, mais simplement de dresser les contours épistémologiques d’une telle recherche.

1. L’efficacité de l’entreprise

La mise en place d’une comptabilité destinée à mesurer l’efficacité économique des entreprises est liée à l’apparition d’investisseurs externes et au développement de la fiscalité. Tant que l’entreprise reste artisanale et personnelle ou même familiale, il n’y a pas de comptabilité ou une comptabilité très rudimentaire, qui se borne souvent à un bilan régulier de la trésorerie. C’est la pression de propriétaires et de créanciers extérieurs qui, prenant la forme du droit dérivé de la propriété, introduit l’exigence d’une comptabilité de plus en plus précise et fidèle. Les premières traces de comptabilité "sérieuse" sont visibles dans les comptes des armateurs et des marchands autour de la Méditerranée. La science comptable, la comptabilité organisée comme profession et avec des règles définies s'est développée avec le crédit bancaire et s'est épanouie au dix-neuvième siècle, avec l'investissement massif des banques dans l'industrie. De nos jours, c'est encore l'importance prise par les participations de tiers au capital des sociétés qui impose l'existence d'une comptabilité rigoureuse et en définit les règles, comme on l'a vu lors de la dernière réforme de la valorisation des actifs dans les bilans. Cette condition de l’apparition de la comptabilité, liée au suivi des intérêts patrimoniaux des différents partenaires, est essentielle pour en comprendre les mécanismes et la signification.

Les faits générateurs des enregistrements comptables sont des changements de propriété. Le compte d’exploitation enregistre les achats et les ventes, les salaires encourus, etc. Le bilan établit les avoirs et les dettes de l’entreprise. Les manuels élémentaires définissent souvent l’actif comme les avoirs et le passif comme les dettes. En réalité, le bilan exprime le fait que rien n’appartient en propre à l’entreprise en tant que telle. Les actifs ne sont pas sa propriété réelle, et le passif détermine à qui elle doit ces actifs. Le fait que, dans une entreprise « bien gérée », l’essentiel des dettes soient dues aux propriétaires de l’entreprise (c’est-à-dire couvertes par les capitaux propres) ne doit pas dissimuler le sens réel du classement comptable, qui apparaît clairement lors d’une liquidation : les actifs sont répartis entre les différents créanciers identifiés par le passif du bilan.

La comptabilité est la base de l’information économique et on comprend, à partir de là, que les économistes fondateurs se sont principalement intéressés à ce qu’ils ont appelé l’ « échange », puisque celle-ci, on vient de le voir, enregistre des transferts de propriété. Les comptes d’entreprise sont essentiellement destinés à une utilisation patrimoniale et fiscale, et les indicateurs qui peuvent en être dérivés sont révélateurs de la rentabilité des investissements. L’efficacité économique ainsi mesurée est celle du profit généré pour un investisseur donné. Les méthodes d’évaluation des actifs le montrent clairement : les stocks et les immobilisations sont assortis d’amortissements et de provisions de dépréciation destinés à éviter d’éventuelles « mauvaises surprises » aux investisseurs lors d'une éventuelle liquidation; la réforme de la comptabilité, qui a substitué la valorisation au prix du marché plutôt qu’au prix historique procède du même point de vue, celui de l’investisseur qui, avant tout, doit autant que possible rentrer dans ses fonds et même réaliser un profit. Si l’on considère le fait que l’investisseur est celui qui apporte des moyens à l’entreprise et celle-ci comme la productrice de résultats à partir de ces moyens, l’efficacité de l’investissement est bien à prendre comme une efficacité économique (Les plus grands avantages avec le moins de dépenses).

2. Coûts et avantages manifestes et latents

La comptabilité enregistre tous les événements notoires de la vie de l’entreprise, essentiellement les échanges, achats et ventes (l’embauche de salariés peut être considéré comme un achat de force de travail). Ces coûts et avantages sont manifestes et correspondent à des faits précis enregistrables. Mais la comptabilité elle-même est consciente qu’elle ne recouvre pas ainsi toute la vie économique de l’entreprise, et elle enregistre à part cela des faits qui ne sont que latents. C’est le cas, par exemple, des amortissements et provisions diverses pour dépréciation des actifs. L’objectif est alors double : d’une part, il s’agit de renseigner les actionnaires, créanciers et acquéreurs éventuels sur la valeur réelle de ces actifs; d’autre part, c’est une disposition fiscale qui permet de déduire de l’assiette imposable tout ou partie des investissements. Dans l’évaluation des résultats de l’entreprise, le comptable a une double mission en partie contradictoire : d’un côté, il doit présenter ces résultats comme suffisamment favorables pour rassurer actionnaires et créanciers, mais, de l’autre côté, il doit minimiser ces mêmes résultats pour ne pas aiguiser l’appétit du fisc. Tout son art est de réussir un bel équilibre en usant, notamment, de la prise en compte de tels éléments latents.

Mais il existe d’autres coûts et avantages latents qui échappent, du moins jusqu’à maintenant, à la comptabilité, et sont propres à en fausser les évaluations. Certains produits, valorisés très peu cher par les normes usuelles, sont en réalité porteurs d’une valeur bien supérieure. Ce fut le cas de la 2 CV de Citroën, petite voiture « de quatre sous », dont la faible valeur même en a fait un produit d’appel et de notoriété bien plus profitable pour la marque que ce qu’indiquait le seul chiffre d’affaires. Plus près de nous, l’ordinateur à quarante euros, le Raspberry Pi, rapporte et rapportera à son fabricant bien plus que ce qu’enregistre le seul chiffre d’affaires. A l’inverse, les pertes engendrées pour Toyota par les défauts de freinage constatés sur la Prius sont évidemment bien supérieures au seul coût de remplacement des modèles défectueux et du dédommagement des victimes. Les grandes sociétés ont développé une stratégie consistant à laisser se développer des jeunes pousses qui leur servent d’éclaireurs et, ensuite, de les racheter pour des avantages qui n’ont rien à voir avec leur valeur comptable : il s’agit souvent d’en récupérer la matière grise, les ingénieurs et le savoir-faire, d’éliminer un concurrent potentiel, ou encore d’en tirer des avantages fiscaux[3].

Un autre cas de facteur latent est celui des ressources naturelles. Les économistes classiques ont coutume de les considérer comme gratuites, et elles constituent pour cela un avantage non comptabilisé. Sous la pression des opinions publiques et des considérations écologiques, il est de plus en plus question de compter la consommation de ces ressources « gratuites » en charge pour les entreprises, par le biais de taxes. Il s’agit, là encore, d’une conséquence de l’origine patrimoniale de la comptabilité : les ressources naturelles « n’appartiennent à personne », sont donc hors marché, et ne peuvent entrer en comptabilité, sauf à les considérer comme un bien public dont la consommation doit être payée à l’Etat.

 L'International Integrated Reporting Council (IIRC, comité international pour le reporting intégré) a jeté l’alarme sur ce fait et demande une révision profonde des normes comptables pour rendre compte de la valeur réelle des entreprises : « Dans les années 1970 les comptes annuels publiés par les entreprises repré­sentaient  80  de leur valeur, et  20 y échappaient. Aujourd'hui, les proportions sont inverses. Non pas que les chiffres soient faux, mais l'économie a changé. La valeur d'une entreprise est aussi celle de ses propriétés intellectuelles, de ses marques, de sa réputation, des compétences de ses salariés, de son impact sur l'environnement...»[4]. En fait, l'économie n'a pas changé, tous ces éléments ont toujours fait partie de la valeur réelle de l'entreprise, mais on ne s'en souciait guère. Quant à la science économique, malgré quelques tentatives méritoires, elle est encore loin d'avoir accompli la révolution épistémologique que suppose la prise en compte de ces aspects jusqu'ici négligés.

 

3. Cas particulier des ressources humaines

La consommation de ressources humaines est comptabilisée dans les charges de personnel, qui comprennent les salaires et les différentes charges payées  à l‘Etat ou à des organismes de prestations sociales. L’ensemble de ces charges peut être considéré comme salaire, dans le sens de l’économie classique, s’agissant de ressources destinées à « reconstituer la force de travail ». Cette conception trouve son origine dans une époque où la plupart des ouvriers étaient loués à l’heure, voire à la journée, ce qui conduisait inévitablement à concevoir la ressource humaine comme un flux et à en ignorer la dimension « stock ».  Or une prise en compte complète de cette ressource suppose évidemment qu’on ne la considère pas uniquement comme un flux de force de travail (comme un flux d’énergie, électricité, par exemple), mais aussi comme un capital, ainsi que le souligne l’IIRC, cité ci-dessus[5].

De ce point de vue, quatre différences essentielles marquent la particularité des ressources humaines :

1/ La nature des dépenses à prendre en compte dans la reconstitution de la force de travail est beaucoup plus diverse et étendue que ce qu’on appelle « le coût salarial ». Si l’on considère que cette ressource suppose, au minimum, la bonne santé et la compétence professionnelle des salariés, une partie des dépenses publiques (destinées, par exemple, à l’éducation nationale ou à la santé), devrait y être incluse.

2/ Le « capital humain » est susceptible aussi bien de valorisation que de dépréciation avec le temps. L’accumulation de l’expérience, par exemple, accroît la valeur professionnelle du personnel, la fatigue et les maladies professionnelles, la diminuent. Telle entreprise, accusée par ses anciens salariés d’empoisonnement à l’amiante, n’a évidemment pas pris en compte cette perte dans ses comptes, non seulement à l’époque, mais même aujourd’hui, si elle inclut les pertes dues aux indemnités à verser et aux frais de procédure, ses comptes ne reflèteront toujours pas la perte de valeur de ses ressources humaines. A l’inverse, les entreprises d’excellence produisent une plus-value humaine, sous forme d’intelligence et de savoir-faire, qui ne figurent pas dans les résultats. Adam Smith avait déjà noté que la division du travail entraînait une plus grande compétence des ouvriers spécialisés. La complexification des moyens de production et des relations entre les différentes unités oblige les salariés à cultiver une plus grande adaptabilité et une plus grande compréhension des tâches. A l’opposé, cette même division, sous forme de taylorisme, conduit à un « émiettement » du travail, et à le vider de sa substance intellectuelle et, donc, à un appauvrissement de la ressource humaine[6]. Ce qu’on appelle couramment la « motivation » renforce cette valorisation ou cette dévalorisation endogène des compétences[7]. Bien entendu, tous ces faits, qui ont une indéniable portée économique, ne sont pas pris en compte dans les comptabilités traditionnelles.

3/ La ressource humaine est en partie auto reproductrice. Non seulement, comme l’avait bien remarqué Malthus, parce qu’elle se prolonge dans les générations successives[8], mais aussi parce que les compétences constituent un capital qui  fructifie de lui-même et se transmet en grande partie de façon spontanée[9], indépendamment des politiques managériales. 

4/ Il ressort des trois remarques précédentes que la ressource humaine est le siège de plus et moins-values qui ne figurent ni dans les charges de personnel ni dans la valeur ajoutée. Celle-ci n’incorpore pas dans les produits de l’entreprise la valeur prise par l’enrichissement des compétences, qui est pourtant le fait dans une majorité d’entreprises. A l’inverse, les dégâts sociaux, médicaux et intellectuels causés par des politiques managériales mal avisées ne sont pas, non plus, comptés dans les pertes[10].

 Dans les conceptions économiques classiques, la valeur travail est au cœur du système conceptuel et, dans ces conditions, ces remarques sur les ressources humaines constituent un motif de révision profonde de ces conceptions, la valeur travail y étant pratiquement assimilée au coût, en salaires directs ou indirects, de celui-ci.

4. De l’entreprise à la société

Le point de départ de notre réflexion sur la notion d’efficacité en économie a été l’entreprise et sa comptabilité, car les données de l’économie proviennent essentiellement de cette source. Mais l’économie, nommée à ses débuts « économie politique » (de polis, la cité), ne prend pas pour objet l’entreprise, mais la société dans son ensemble, conçue comme un super organisme. Il y a longtemps eu un débat entre les partisans d’une vision atomiste et ceux d’une vision holiste de l’économie. Le système doit-il être considéré comme une agrégation d’entreprises, dont les mécanismes se combinent pour constituer un tout organisé, ou doit-il être conçu à partir de lois qui lui seraient en grande partie propres et qui s’imposeraient au fonctionnement intime de ses éléments ? En simplifiant, Adam Smith peut être considéré comme le représentant fondateur de la tradition atomiste et Quesnay comme celui d’une tradition holiste[11]. Pendant une bonne partie du vingtième siècle, le débat a opposé microéconomistes et macroéconomistes. Les économistes les plus influents, orthodoxes ou non, à la suite de Samuelson, sont partisans d’une synthèse entre ces deux traditions. Il est fréquent que la connaissance des mécanismes des parties n’éclaire en rien celle du tout. La société est souvent interprétée comme un organisme dont les différents organes sont complémentaires fonctionnellement. C’est bien là le fondement de la réflexion d’Adam Smith, pour qui la richesse des nations repose essentiellement sur la division du travail et la spécialisation de chacun dans les activités où il est le meilleur. Toutes les théories des marchés reposent sur cette considération, et il n’y aurait pas de marché si tous produisaient la même chose. Néanmoins, le supposé des conceptions atomistes en économie est celui d’une homogénéité des acteurs économiques, fonctionnant tous selon la même supposée rationalité. Face à la réalité de la diversité, au contraire, et à la complémentarité de ces agents, une telle homogénéité ne peut se comprendre qu’abstraitement sous l’angle de l’activité marchande et de la mesure monétaire. L’extrapolation de l’entreprise à la société est déterminée dans son contenu par cet angle d’approche inévitable. 

Une parenthèse d’ordre épistémologique s’impose ici. L’argument selon lequel la microéconomie doit nécessairement précéder la macroéconomie est souvent appuyé sur l’opinion que les mécanismes de base du fonctionnement de l’économie se situent au niveau micro des individus et des entreprises, et que les effets macroscopiques ne sont que la résultante des comportements individuels des agents. Or l’histoire des sciences montre au contraire que les disciplines macroscopiques se sont souvent développées avec succès avant et, en tout cas, indépendamment, des théories microscopiques. L’anatomie et l’études des circuits, et la médecine opérative, ont largement devancé la compréhension des mécanismes cellulaires et chimiques sous-jacents. La mécanique céleste et terrestre existait bien avant que l’on sût (pour autant qu’on le sache !) de quoi étaient composés les corps dont on décrivait les comportements; le développement de la double théorie, corpusculaire et ondulatoire, de la lumière, ou de la physique stochastique des quanta, n’a pas empêché la mécanique « macroscopique » de prospérer. La réalité nous rencontre à différents niveaux et sous des aspects divers sans que la connaissance de l’un ou de l’autre de ces aspects ou niveaux soit un préalable nécessaire à l’étude d’un autre. L’étude du composé ne suppose pas la connaissance du composant. Tout au plus ressentons-nous, lorsque l’étude des deux se développe simultanément, le besoin d’une certaine cohérence entre ces différents niveaux. Il peut se trouver, malencontreusement, que la recherche de cette cohérence précède, dans les préoccupations des chercheurs, l’étude expérimentale. Le discours de Descartes sur l’Homme en est un bon exemple : prétendant révéler les mécanismes microscopiques et invisibles de la machine humaine, Descartes impose ses axiomes et ses déductions à des faits qu‘il ne se donne pas la peine d‘enquérir, pourvu que nous soyons persuadés que les effets macroscopiques soient bien les conséquences de ses axiomes sur les mécanismes microscopiques. Plus proches de nous, et dans le domaine qui nous intéresse, c’est un peu ce qu’ont fait Debreu et Arrow avec leur théorie du marché, en en dressant une image certes logique, mais détachée de toute réalité et de toute vérification expérimentale, et qui prétend néanmoins rendre compte de la réalité empirique. Claude Bernard a émancipé en droit (car en fait, elle l’était déjà depuis longtemps) la médecine de la mainmise des axiomes et des théorèmes. Mais la méthode expérimentale a, en médecine, ses limites, pratiques et éthiques. Il en est de même en économie, où l’expérimentation est pratiquement inaccessible, tant les facteurs déterminants sont impossibles à isoler, et tant les considérations morales et politiques sont primordiales. Néanmoins, dans la mesure où l’économie se veut scientifique, il est certain qu’elle doit passer par la soumission aux critères de la méthode expérimentale, quelque difficile qu’en soit l’adaptation.   

De même qu’au niveau de l’entreprise, des comptes visent à mesurer la performance économique (du point de vue des apporteurs de capitaux, en tout cas), de même des comptes sociaux ont été élaborés pour mesurer l’efficacité économique des sociétés. William Petty (1623-1687) semble avoir été le premier à tenter une comptabilité nationale, assez proche de ce que calculent les économistes d’aujourd’hui. Deux méthodes, en principe convergentes, permettent de mesurer l’efficacité économique sociale. La première consiste à agréger les valeurs ajoutées des entreprises, et la seconde à calculer ce même résultat à partir de données extérieures aux entreprises déjà agrégées (consommation des ménages, importations, exportations, etc.). Les deux conduisent à l’agrégat appelé Produit Intérieur Brut (PIB)[12]. Cet indicateur de résultat a plusieurs caractéristiques. Remarquons d’abord qu’en réalité, d’après leurs sources d’information, les deux méthodes dépendent  de données fournies essentiellement par les comptabilités d’entreprises, via les déclarations fiscales, notamment, complétées par des données statistiques[13]. Le deuxième point est que toutes les données sont exprimées en unités monétaires, à partir des prix[14]. Le troisième point, en cohérence avec le précédent est que la valorisation des flux et des stocks est effectuée  ni à partir d’un concept de valeur qui serait différent du prix, ni à partir des quantités physiques. Un quatrième point est que la nature est complètement absente du calcul de l’indicateur. Le cinquième est le traitement de la ressource humaine sous le seul angle du coût salarial, ainsi qu’il l’a été signalé plus haut dans le cadre de l’entreprise. Les questions que ces remarques conduisent finalement à se poser sont : l’indicateur PIB mesure-t-il l’efficacité économique ? Sinon, que mesure-t-il ? Sinon, qu’est-ce qui mesurerait l’efficacité économique ? Pour éclairer ces questions, reprenons nos cinq remarques.

5. Signification des données des entreprises

Dans leur ouvrage « Refonder l’entreprise »[15], Blanche Segrestin et Armand Hatchuel constatent une évolution des entreprises depuis l’apparition de ce concept (apparition peut-être vue de façon un peu mythologique par les auteurs) jusqu’à nos jours et cette évolution pose la question de la finalité de l’entreprise, d’où doit dépendre et son organisation, et sa gouvernance et ses comptes. La finalité « normale », telle qu’elle est vue par les auteurs et aussi par les économistes fondateurs de la discipline, est de produire des richesses, en entendant par là tout ce qui peut être utile à la vie humaine, autrement dit des « utilités », concept qui est encore utilisé de nos jours par nombre d’économistes, néoclassiques ou non. L’évaluation des performances économiques consiste alors à voir à quel coût sont produites ces utilités, ou encore quelles sont les utilités consommées pour les utilités produites. En effet, un compte de résultat doit nécessairement mettre en regard des avantages et des coûts comparables.

Mais la notion d’utilité est difficile à manier. D’une part, on l’entend évidemment comme utilité pour le consommateur dit « final », c’est-à-dire pour la satisfaction des besoins des individus. D’autre part, si l’entreprise consomme elle-même, pour produire ces utilités finales, des « utilités » intermédiaires, (par exemple, une fabrique de conserves alimentaires consommera du fer, de l’énergie, etc., toutes utilités intermédiaires) quelle doit être le critère ultime de l’utilité ? En effet, tant qu’il s’agit de la satisfaction des individus, on estime généralement que ceux-ci s’expriment eux-mêmes à travers le marché, dans lequel la demande serait une sorte de vote en faveur de tel ou tel produit demandé (ou même, pour le collectivisme étatique, à travers la planification). Les utilités intermédiaires ont leurs propres marchés, ce qui signifie qu’on introduit une autre évaluation de l’utilité que celle qui concourt directement à la vie des individus. La division du travail ne peut qu’accroître l’importance de ces marchés[16]. Leur consommation apparaît dans les charges des entreprises. Lorsqu’on agrège les résultats, ces charges sont compensées par les reventes des produits semi-finis et finis. Et pourtant, ils ont animé des marchés très importants, aux volumes de transactions énormes qui, par leurs dimensions mêmes, sont nécessairement déterminants dans les stratégies des entreprises et donc dans leur efficacité. Ces marchés emploient des milliers de personnes et absorbent d'énormes quantités d'énergie. Les annuler comptablement par consolidation ne rend donc pas compte de la réalité.

L’un de ces marchés est particulier et nous y reviendrons plus loin, c’est celui des capitaux. Mais un autre doit retenir notre attention, celui des entreprises elles-mêmes. De productrices de marchandises, les entreprises sont devenues elles-mêmes marchandises, offertes et demandées sur un marché qui n‘est plus du tout relié, même indirectement, comme celui des matières premières ou des produits semi-finis, aux besoins des consommateurs finaux, mais seulement aux stratégies spéculatives des détenteurs de capitaux. La finalité de l’entreprise est donc maintenant (depuis quand ? Cette évolution n’est pas si récente et a été variable selon les secteurs) d’acquérir de la valeur sur ce marché et non plus de produire des utilités. Certes, une entreprise dont les produits se vendent bien aura probablement plus de valeur qu’une autre dont les parts de marché baissent. Mais le lien est loin d’être direct et automatique. La production d’utilités est un moyen d’améliorer la valeur de l’entreprise, mais non une fin en soi. L’entreprise peut être recherchée pour bien d’autres motifs, comme ses immeubles, la compétence de ses salariés, les réseaux d’influence de ses dirigeants, etc.[17].

Finalement, on le voit, les données des entreprises estiment les choses selon des points de vue bien spécifiques peu assimilables à celui de l’utilité au sens classique. D’abord, la comptabilité enregistre les événements et les stocks d’un point de vue patrimonial (cf. ci-dessus, §1)[18], mais aussi, ses résultats sont évalués en fonction d’une valeur de l’entreprise considérée comme une marchandise, valeur elle aussi bien éloignée de la satisfaction des individus.

6. Le prix comme moyen de mesure

Ces caractéristiques expliquent que les données fournies par les entreprises soient presque toutes (à l’exception, par exemple, du bilan social que les grandes entreprises doivent fournir) exprimées en unités monétaires et évaluées selon les marchés, par les prix.

Qu’est-ce qu’un prix ? Une quantité de monnaie (ou d’une marchandise acceptée comme monnaie) acceptée par les deux parties lors d’un transfert de propriété. Les économistes parlent souvent d’ « échange » et non, comme je viens de le faire, de « transfert de propriété ». Ils se réfèrent par là à un stade premier de l’économie, plus ou moins mythique, où les biens circulent par le biais du troc, et où le terme d‘  «  échange »  semble spontanément approprié. Mais le recours à la monnaie change la situation, car le bien reçu en échange par le vendeur n’est plus une utilité immédiate, mais une utilité différée.

6.1 L’échange

Faisons pour le moment abstraction de cette particularité propre à la monnaie et analysons la situation de l’échange indépendamment de cette dimension temporelle. Les négociateurs le savent : un bon accord nécessite un compromis entre quatre variables (dans le cas où il n’y a que deux parties prenantes) : le « prix » (c’est-à-dire les inconvénients) que chacune doit payer, et les avantages qu’elle retire. Les avantages de chacune doivent être supérieurs aux inconvénients qu’elle supporte et inférieurs aux inconvénients qu’ils entraînent pour l’autre. En langage d’économistes : la valeur d’échange doit être supérieure aux valeurs coûts des deux parties et inférieure aux valeurs utilité[19]. Supposons, comme A. Smith, qu’un fermier s’avise de ne plus fabriquer lui-même sa bière, mais de l’échanger au brasseur contre quelque quantité de blé. L’analyse couramment admise par les classiques est que l’utilité pour le fermier est de se désaltérer (avec quelque plaisir …) et pour le brasseur de se nourrir. Les coûts seraient les mêmes pour les deux, pour que l’échange soit « égal » et le prix sera dit « juste » s’il approche de cette valeur coût, qui représente, en fait, le travail investi par chacun dans cette production. Mais cette analyse n’explique pas pourquoi nos deux agents ont recours à l’échange plutôt que de fabriquer chacun pour soi ce qu’il désire. « On n’est jamais mieux servi que par soi-même », et il y a un marché du « do-it-yourself ». A. Smith met, à juste titre, la division du travail à la base de ses conceptions. En effet, ce qui fait que l’échange est plus avantageux que l’autoproduction, c’est l’économie de temps qu’il autorise : le fermier mettrait beaucoup plus de temps à faire lui-même sa bière qu’il n’en met à produire la quantité de blé qu’il fournit en échange. Réciproquement, le brasseur, s’il devait aussi être cultivateur, n’aurait pas assez de temps pour brasser assez de bière pour en vendre. L’utilité de l‘échange, c’est le temps épargné, et le coût, c’est le temps dépensé, le gain étant la différence entre les deux. Ricardo exprime l’idée corrélative que l’échange répartit de manière plus efficace les facteurs de production en spécialisant chacun dans ce qu’il fait le mieux et au moindre coût. On voit immédiatement que, si la valeur d’échange, le prix, est par définition égale pour les deux parties, les valeurs coûts et les valeurs utilités sont, au contraire, par définition aussi, différentes entre elles et peuvent être différentes pour chacune des parties. 

Une bonne partie des travaux des économistes du XIXème siècle a consisté en recherches pour identifier « la valeur ». Le prix, ou valeur d’échange, est trop instable et semble plus refléter un consensus social qu’une réalité scientifique. La valeur utilité, elle, aurait le défaut d’être subjective. Si, en effet, on ne l’analyse pas comme un temps de travail épargné, qui est une donnée objective, elle se résume à la désirabilité, concept qui se retrouve dans les théories libérales du marché, dans lesquelles les agents se définissent comme « rationnels » parce qu’ils ont des « préférences », ou échelles de désirabilités, cohérentes et stables dans le temps[20]. La logique de la valeur coût conduit par ailleurs à la comprendre comme le coût de reproduction de la force de travail. C’est cette dernière solution qui est généralement retenue par les tenants de la valeur travail. Mais on se heurte alors à une nouvelle difficulté : comment mesurer, à son tour, ce coût ? Certes pas de nouveau par le travail incorporé, car on se trouve dans une spirale sans fin. Si bien qu’on revient à … la valeur d’échange de ce coût, c‘est-à-dire au coût salarial. Ainsi, dans la pratique, presque tous les économistes en viennent à prendre la valeur d’échange, c’est-à-dire le prix comme signe de la valeur tout court.

En réalité, dans l’échange, seul le prix est, par définition, le même pour les deux parties. Adam Smith fait de la division du travail une condition d’apparition de l’échange, du moins de l’échange marchand généralisé. Or, c’est précisément parce que, grâce à la division du travail, le fermier peut se dispenser de fabriquer lui-même ses vêtements et sa bière qu’il trouve un intérêt à échanger sa récolte contre ces marchandises qu’un autre aura fabriquées mieux et plus vite que lui ; et, inversement le tisserand et le brasseur peuvent se procurer en moins de temps les produits agricoles dont ils ont besoin que s'ils devaient se les procurer directement par leur travail. Le coût pour chacun est le temps qu’il a mis à produire ce qu’il vend et l’utilité est le temps qu’il gagne à ne pas produire lui-même ce qu’il achète[21]. Coût et utilité sont des valeurs bien différentes, relatives à un agent[22]. Soulignons que « relatif » ne veut pas dire « subjectif ». Ces coûts et ces utilités, mesurés par du temps de travail sont déterminés par des modes techniques de production, et non par le goût ou les désirs des acteurs. 

6.2. Le prix

Le prix est donc ce sur quoi les contractants se mettent d’accord pour procéder à l’échange. Dans le cas du troc, il est implicite et peut se calculer en recherchant le dénominateur commun des deux quantités échangées : si on échange dix billes en terre contre cinq calots en verre, tous les enfants savent que cela signifie que le prix des calots est le double de celui des billes.

Les théories économiques classiques admettent que le prix se fixe sur un marché en fonction de l’importance relative de l’offre et de la demande. On retrouve nos valeurs précédemment identifiées : plus la valeur coût sera faible, plus l’offre sera abondante et le prix faible aussi ; plus la valeur utilité sera élevée, plus la demande sera forte et le prix élevé lui aussi. Il y a donc de quoi satisfaire toutes les doctrines, les partisans de la valeur travail-coût,  les partisans de la valeur utilité-rareté, et ceux de la synthèse et de l’équilibre : le prix est un ajustement entre toutes ces valeurs. D’où l’idée que le prix est une sorte d’occurrence phénoménale d’une essence invisible, la valeur, essence dont il serait, pour ceux qui ont des tendances platoniciennes, une mesure approchée ou, au contraire, pour ceux qui penchent vers l‘empirisme et rejettent cette vue métaphysique, la seule valeur réelle à prendre en compte.

Il s’agit là d’élaborations toutes théoriques acceptées par la majorité des économistes, mais bien éloignées de la réalité. Le prix est, tout simplement, l’expression du rapport de forces entre vendeurs et acheteurs[23]. Bien entendu, les coûts, les utilités, l’abondance et la rareté sont des données essentielles de ce rapport de forces : les produits fabriqués à bas coût et à bas prix se vendent mieux, les produits dont personne ne veut se vendent mal, ceux qui se trouvent facilement ne sont pas chers et ceux qui sont rares atteignent des prix élevés. Ces vérités, pour être banales, n’en méritent pas moins d’être élevées à la dignité de théorèmes scientifiques une fois intégrées dans les longues chaînes de démonstration dont les économistes ont le secret. Il reste que ces quatre variables elles-mêmes ne sont pas des données naturelles ou inhérentes à telle ou telle marchandise ou à tel ou tel marché. Elles sont à leur tour le résultat de rapports de force et créatrices de rapports de forces. Les « guerres de l’eau » autour des grands fleuves, comme le Nil, le Jourdain ou le Mékong, sont autant d’exemples de rareté organisée et non pas naturelle. La rareté des métaux dits rares, ou celle des autres ressources naturelles n’est pas seulement la conséquence de l'entropie globale, elle est aussi le produit des politiques des grandes puissances, qui en organisent la rareté, et de l'activité spéculative des marchés.

L’utilité n’est pas non plus une donnée naturelle et ne répond pas seulement aux besoins des individus, comme le présente l’économie classique. Les premiers économistes, voyant sans doute une société dans laquelle la plus grande partie de la population satisfaisait avec peine ses besoins vitaux, ne se posaient guère de question sur la notion d'utilité, entendant par là ce qui était propre, justement, à satisfaire ces besoins. Mais cette première vision simple ne suffit pas à comprendre la réalité économique. D'abord, une partie de plus en plus important de l'activité produit des marchandises qui répondent à des besoins non vitaux, comme le confort, le divertissement, etc. Ensuite, même les besoins dits "vitaux" sont plastiques et les produits propres à les satisfaire varient d'une société à l'autre, d'une époque à l'autre. L'échelle de l'"utilité" est en grande partie arbitraire et relève de conditions particulières de civilisation, de goûts personnels et de choix moraux. Pour contourner cette subjectivité inévitable de l'utilité, on peut décider d'entendre par « utilité » le fait que quelque chose se vend, on doit alors se poser la question de l’utilité des gadgets des nouveautés techniques, en grande partie créée par le marketing, et la question se pose encore plus lorsqu’il s’agit de produits nocifs, tels que la drogue, les jeux de hasard, ou les armes. S’il faut entendre, au contraire, par ce terme l’apport de quelque chose à la vie et au bien-être des individus, alors l’utilité doit être justifiée par différents arguments moraux ou politiques, même paradoxaux. Il reste que l’utilité est un élément externe au marché, et que le prix ne peut en être un indicateur[24].

Les économistes classiques raisonnent sur des marchés abstraits dont ils sont les premiers à reconnaître qu’ils n’existent pas dans la réalité, qui ne comporte que des marchés dits « imparfaits », c’est-à-dire dans lesquels les lois « naturelles » de l’équilibre entre l’offre et la demande sont contrariées ou déviées par des pratiques anticoncurrentielles, des informations incomplètes ou fausses, l’intervention des pouvoirs publics, etc., ce que les économistes appellent des « externalités », des facteurs extérieurs au marché, précisément. Adam Smith lui-même montre que le marché est une création de l’Etat, comme l’attestent la création des zones de libre-échange en Europe, en Asie, en Amérique, du Nord et du Sud et, maintenant entre les deux rives de l’Atlantiques. Par ailleurs, la notion de prix peut et doit être étendue au-delà du fonctionnement idéal des marchés, puisque aussi bien le prix existe dans tous les marchés si « imparfaits » soient-ils. Le prix est un coût pour l’acheteur et un avantage pour le vendeur acceptés par les deux parties. Cela ne signifie pas nécessairement accepté librement ni après négociation. Les marchés de grande consommation sont pratiquement, au moins au niveau local, presque tous en situation d’oligopole ou de monopole. Même les impôts et les taxes peuvent être compris comme le prix que les citoyens acceptent de payer en contrepartie des services rendus par le Souverain (la puissance publique). Une enquête pour le journal Le Monde montrait que l'impôt est de plus en plus perçu comme le prix d'un service rendu par l'Etat et non comme un élément de solidarité entre les membres de la société. Les automobilistes citadins usent du stationnement interdit comme d’un parking dont l’amende serait le loyer et beaucoup incluent dans leur budget une enveloppe pour les amendes.

En résumé le prix est-ce qui fait qu’on accepte qu’un transfert de propriété ne soit pas considéré comme un vol. D’ailleurs l’expression populaire « C’est du vol ! » pour parler d’un prix jugé excessif en témoigne. Le « juste prix » est celui qui fait gagner les deux parties, qui se trouve entre le minimum des coûts et le maximum des utilités. Il faut noter que dans ces conditions l’échange n’est pas nécessairement égal, les avantages ou les coûts de l’un pouvant être supérieurs à ceux de l’autre, mais restant dans des marges d’acceptabilité pour les deux. Le fait que le prix soit, par nature, le même pour le vendeur et pour l’acheteur, masque parfois ce fait et induit l’idée que l’échange marchand est  égal. Mais cette perception repose sur la confusion entre prix, coût et utilité.

La conclusion quant au rôle d’instrument de mesure scientifique des valeurs échangées s’impose. Il s’agit, pour une approche scientifique de l’économie, de pouvoir comparer les coûts et les avantages. Il faut donc que l’instrument de mesure soit de même nature que ces deux ensembles. Par exemple, un mètre peut mesurer deux longueurs parce qu’il a lui-même une longueur. Or nous avons affaire, en réalité à trois grandeurs bien différentes : le coût, l’utilité, et le prix, coût et utilité étant, eux, relatifs à un acteur (le coût pour l’un n’est pas le même que pour l’autre, et de même pour l’utilité), et le prix ayant une valeur commune.

Finalement, la notion de valeur doit être comprise sous trois dimensions différentes, et on doit abandonner l’idée de mesurer « la » valeur par le prix. Malheureusement, de nombreuses recherches des économistes consistent dans la recherche d’une valorisation en prix des éléments à prendre en compte, et elles reposent presque toutes sur une telle valorisation.

 

7. La monnaie et le temps

Si cinq calots valent dix billes, on peut convenir d’une unité monétaire, il suffit qu‘elle respecte cette proportion. Par exemple le calot peut valoir deux unités et la bille une, ou bien le calot trois et la bille une et demie, etc. Pour mesurer et matérialiser les prix, le marché a besoin d’une telle unité dès que les échanges prennent un certain volume, une certaine complexité, et une certaine fréquence. La science économique a aussi besoin d’une telle unité si elle veut comparer les avantages et les coûts pour juger de l’efficacité d’une entreprise ou d’une société. La monnaie se présente spontanément pour jouer ce double rôle. Voyons comment elle les remplit, car ce sont bien a priori, deux rôles distincts, l’un pratique et social, l’autre scientifique.

La monnaie est une marchandise particulière qui a elle-même un coût, une utilité et un prix, exprimé dans une autre monnaie. En effet, outre de servir de moyen de compte, la monnaie présente d‘autres propriétés pour remplir son rôle dans les marchés. L’unité de compte européenne (ECU) n’est devenu une monnaie (l’euro) qu’en remplissant aussi ces conditions : pouvoir être stockée et conservée dans le temps et pouvoir être échangée contre n’importe quelle autre marchandise (par « marchandise », on entend bien sûr tout bien ou service échangeable sur un marché).

Le coût de la monnaie est généralement estimé à partir de ses coûts de fabrication et de gestion, supportés par les banques centrales. Cette estimation est juste pour les souverains émetteurs. Pour les liquidités fournies par les banques, s’ajoute le taux d’intérêt, « loyer de l’argent ». Mais pour les consommateurs et les entreprises utilisateurs, le coût est le travail qu’ils doivent fournir pour se la procurer, soit comme salaire, soit comme produit des ventes, soit comme emprunt, soit encore comme rente. Son utilité réside justement dans les deux dernières conditions énoncées ci-dessus et évoquées précédemment : elle peut être conservée et elle est échangeable contre n’importe quelle autre marchandise. Tels sont les avantages qu’elle procure : la consommation peut être différée et peut se reporter sur n’importe quel autre bien ou service disponible. Pour le détenteur de monnaie, tout se passe comme si la société lui avait fait une reconnaissance de dette payable à tout moment par tout membre de la société pouvant et acceptant de fournir l’utilité recherchée[25]. Monnaie et crédit sont, en fait, identiques, les seules différences étant dans les délais de disponibilité. Le prix de la monnaie est l’expression du rapport de forces entre les coûts (travail et taux d’intérêt) et les utilités (pouvoir d’achat et stabilité). 

Nous l’avons vu, le coût est relatif à l’agent et dépend essentiellement du travail qu’il doit fournir pour se procurer un bien, et, en particulier une somme d’argent. Un loyer de 900 euros coûtera presque un mois de salaire (donc de travail) à un smicard et quelques heures à un cadre supérieur. Le salaire du premier lui coûte 140 heures de travail environ, celui du second lui coûterait cinq fois plus de temps. L’adage « Time is money » doit donc être inversé : l’argent c’est du temps. Ce n’est pas le temps qu’on doit mesurer en argent, mais plutôt celui-ci en temps. L’exemple choisi, de deux salariés, ne doit pas tromper. Il ne s’agit pas de dire que le coût de l’argent reflète le marché du travail, les disparités de revenus ou encore moins les perceptions différentes qu‘on peut en avoir selon son milieu social. Quelle que soit la profession exercée (ou la non-profession, pour un rentier), il faut contraindre un certain temps pour se procurer (par le travail ou quelque autre moyen …) une somme d’argent donnée. Cette inégalité n’est pas limitée aux consommateurs individuels. Une entreprise de faible productivité devra consacrer un temps plus long de production pour se procurer un capital dont elle a besoin qu’une autre entreprise dont les rendements seraient supérieurs. C’est là une nécessité de fait, pas une perception subjective. Le coût se traduit en temps dépensé, contraint au travail. A l’inverse, l’utilité est un temps dispensé, épargné. En achetant tel ou tel bien, l’agent se dispense de se le procurer par son propre travail et épargne du temps et de la peine. En externalisant certaines tâches, les entreprises s’épargnent ces tâches et se consacrent à celles dans lesquelles elles ont la meilleure productivité.

Comme on a vu, l’argent se stocke et constitue donc une réserve de travail à commander à autrui. A l’inverse, il est exigé en paiement et constitue une servitude due par l’acheteur lors de l’échange. L’argent est un moyen de pouvoir sur le temps d‘autrui. Le prix, une fois matérialisé par l’argent, se situe en réalité dans un réseau de pouvoirs et de rapport de forces. On est loin d’un instrument de mesure universel et objectif, tel qu’une enquête scientifique en a besoin.

8. De la monnaie à la finance

Les crises actuelles ont mis en avant le rôle essentiel que joue dans l’économie ce qui s’appelle maintenant « l’industrie financière ». Expression curieuse qui montre simplement un souhait d’intégrer les activités financières au cycle productif, que le mot d’ « industrie » connote inévitablement[26]. Ce souhait se rattache à une réalité : l’activité productrice a besoin d’avance de fonds, c’est le rôle du capital, et, à ce titre l’activité financière est bien un moment essentiel du cycle économique. Mais le terme d’industrie renvoie aussi à une autre réalité : l’activité financière produit de la monnaie avec de la monnaie, ou du crédit avec du crédit, à la différence des autres industries, qui produisent d’autres marchandises. Or la monnaie, on l’a vu, c’est une créance, autrement dit un pouvoir de commander du travail à autrui. L’industrie financière est l’industrie de la dette, et la dette, c’est du pouvoir[27]. Le Fonds Monétaire International (FMI), dans les années 1970-80) en Amérique latine et plus récemment en Europe, en Grèce principalement, a incarné cette prise de pouvoir politique via les créances.

L’économie dominée par les marchés de capitaux n’est donc plus seulement un lieu de production et d’échange des utilités, au sens classique de ce qui est utile à la vie humaine, mais un lieu de concentration et d’extension des zones de pouvoir des détenteurs de capitaux. Les entreprises n’ont plus comme finalité première de produire des marchandises, elles sont elles-mêmes des marchandises et des fiefs des détenteurs de capitaux. Le patron fondateur du volailler Doux doit céder le pouvoir à ses créanciers, Apple emprunte de l’argent pour apporter des dividendes à ses actionnaires, comme le chat dépose aux pieds de son maître, en signe de soumission et de gratitude, la souris qu’il vient d’attraper. Les crises contemporaines, par leur ampleur et par le fait qu’elles ont touché les pays dont les experts économistes sont les citoyens, ont révélé ce fait et ont obligé les professeurs et les chercheurs à l’intégrer dans leurs réflexions. D’où, depuis quelques années, une littérature abondante sur les dérives du capitalisme financier, les défauts du système, etc.[28], littérature d’autant mieux venue qu’elle n’a pas peu contribué à réveiller les esprits de leur « sommeil dogmatique » et à faire sortir les politiciens de leurs recettes routinières. Néanmoins, ces études, y compris celles qui concluent au besoin de remettre en cause tout le système, ignorent généralement les conséquences d’un fait essentiel, le fait que ces effets énormes et catastrophiques du capitalisme financier ne font que grossir un fait plus quotidien, à savoir que monnaie et crédit sont une seule et même chose[29]. Et donc, que ce que les économistes étudient depuis des siècles, à travers des données issues de la comptabilité patrimoniale et exprimées en prix, ce n’est pas, comme ils le croient, le fonctionnement pacifique et naturel des échanges et de la production, mais la production, la circulation, la concentration et l’expansion de liens féodaux de vassalité, à travers un système d’endettement de toute la société[30].

Répétons-le, il n’est pas question, ici, de fustiger une nouvelle fois les « excès » ou les « dérives » du capitalisme financier, ni de déterminer à partir de quel moment l’industrie financière cesse d’exercer son rôle normal pour entrer dans l’excès et la dérive. Islam et catholicisme ont condamné le prêt à intérêt, et les instituts bancaires des deux religions ont néanmoins prospéré sans pour autant pratiquer le prêt gratuit. La loi définit un taux d’usure, qu’elle interdit, mais, paradoxalement, elle n’interdit pas les placements financiers qui rapportent des rentes bien supérieures. La monnaie est une lettre de crédit dont la seule marque distinctive est qu’elle est garantie par le souverain[31]. Aucune économie n’a fonctionné sans monnaie et sans crédit. Au-delà des dimensions sociales et politiques du rôle joué par la monnaie et l’industrie financière, ce dont il s’agit ici est l’identification de l’objet que mesure la prétendue science économique à travers les évaluations monétaires qu’elle en fait. Peu d’économistes n’ont réellement pris en considération le fait que ce qu’ils comptent et ce qu’ils utilisent comme instrument de mesure des « richesses » est, en réalité, un instrument de pouvoir et de matérialisation de liens de vassalité, et non un instrument de mesure de la richesse. 

9 Le temps et l’emploi du temps

L’argent, c’est donc du temps. Celui qui paie le prix d’un achat a dû consacrer préalablement une partie de son temps à gagner cet argent, généralement par le travail, le sien ou celui de personnes qu’il peut engager. Le vendeur, qui encaisse l’argent, acquiert une réserve de consommation ultérieure, qui le dispensera, pour acquérir ses futurs achats, de consacrer du temps à se les procurer par son propre travail. Cet argent représente une créance générale sur ceux qui pourront, par leur travail, lui procurer ces biens. SI l’achat se fait à crédit, le créancier possède un droit sur le temps du débiteur, contraint de consacrer une partie de son temps au remboursement. Dans la vie courante, et tant que les montants sont relativement faibles, ces faits passent inaperçus et ne méritent pas les termes de « pouvoir » de « rapport de forces », de « vassalité », etc. mais les crises actuelles ont joué un rôle de révélateur en portant sur des quantités énormes. Ils n’en constituent  pas moins le contenu réel des échanges marchands.

L’analyse classique de la valeur comme valeur-travail butte sur plusieurs difficultés qui peuvent se résumer à deux grandes catégories. La première découle du fait que les différentes sortes de travail ne sont pas équivalentes. C’est le principe même de la division du travail qui fait que celle-ci accroît la productivité globale de la société et des nations. Le travail pénible pèse-t-il plus que le travail ordinaire ? Le travail qualifié plus que le travail simple ? Le travail intellectuel plus que le travail manuel ? Le travail artistique est-il même du travail ? Etc. La seconde catégorie de problèmes vient de l’unité de mesure à utiliser pour comptabiliser le travail dans les calculs économiques. Les réponses les plus courantes à la première série de questions consistent à inventer deux notions spécifiques, celle de « travail composé » qui permettrait de mesurer en multiples de « travail simple » les différentes sortes de travail, et celle de « travail socialement nécessaire », pour désigner un travail moyen nécessaire à produire un type donné de marchandise, indépendamment des différences locales ou exceptionnelles[32]. Quant à l’unité de compte, deux types de mesures sont utilisées, le temps passé ou le salaire versé, direct et indirect (le coût du travail). L’unité de temps, dans les faits, n’est utilisée que dans les calculs théoriques, dans des cas d’école, en relation avec les définitions abstraites de « travail simple », « travail composé » et  « travail socialement nécessaire ». Les économistes ne savent pas traduire en temps le reste des données qu’ils analysent et, dans la pratique, c’est le coût du travail (salaires directs et indirects), autrement dit, un prix,  qu’ils utilisent. Ce qui revient finalement, à chercher le prix des prix... Mais, on l’a vu, le prix est simplement le point de compromis accepté entre acheteur et vendeur, qui permet un transfert de propriété pacifié, mais ne représente pas la valeur qui consiste dans les avantages et les inconvénients pour les différents acteurs[33].

La plupart des économistes considèrent les avantages et les inconvénients comme des éléments axiologiques subjectifs qui relèvent de la psychologie et non de l’économie. Selon cette vision, c’est uniquement à travers les comportements des consommateurs sur les marchés que l’économiste devrait s’occuper des avantages et des inconvénients acquis et subis lors des changes marchands. L’économiste demande seulement alors au consommateur d’être « rationnel », c’est-à-dire de ne pas changer d’avis trop souvent, pour lui permettre d’effectuer ses calculs tranquillement. La réalité, mise à jour par Adam Smith lui-même est tout autre. L’avantage, c’est le temps « gagné » en ayant recours au service d’autrui pour produire ce dont j’ai besoin, et l’inconvénient, c’est le temps « dépensé » pour acquérir ce que j’offre à autrui en échange de ce que je lui achète, en général de l’argent. Parler de travail est une interprétation de la situation (on peut en effet imaginer, au moins en théorie et, quelquefois, c‘est le cas en réalité, que le temps dépensé ne le soit pas en travail, mais en violence, en séduction, etc.). L’entreprise qui a recours à un sous-traitant a, en effet, recours au travail de ce sous-traitant et gagne du temps de travail pour ses autres activités. De même la femme salariée qui a recours à une nounou pour garder ses enfants pendant les réunions tardives au bureau. Mais ce temps gagné peut tout aussi bien être utilisé à n’importe quelle autre activité et être alors du loisir et non du travail. De même le temps dépensé n’est-il pas nécessairement du temps de travail, par exemple si les moyens d’obtention du prix de l’échange sont plutôt du ressort de la violence. En réalité, c’est bien sur l’usage du temps que portent avantages et inconvénients. Je gagne du temps dont je pourrai faire l’usage qu’il me plaira, ou je suis contraint d’en dépenser pour acquérir le prix de ce que je recherche. L’argent représente un pouvoir sur l’emploi du temps d’autrui[34]. L’avantage est du temps disponible et l’inconvénient est du temps contraint (en général, contraint au travail).

10. D’où vient le temps ?

Nous arrivons, en effet, à ce constat curieux que les hommes passent leur temps à échanger (de façon inégalitaire) du temps, constat qui n‘est pas nouveau et est en accord avec l‘essentiel des théories classiques, dont la faute est ensuite d‘interpréter ces échanges en termes de marchandises et de propriété. Mais ce temps, qu’est-ce que c’est ? La mesure astronomique du temps en fait un quasi infini, atemporel, précisément. La représentation newtonienne du temps nous le fait apparaître comme une sorte de long ruban infini d’où l’on pourrait couper, à volonté, des portions, heures, jours, années, etc., qu’on pourrait ensuite allègrement transformer en heures, jours, années salariées, mesurables dans l’économie patrimoniale traditionnelle, sans limite.

Rassurons les économistes, le temps que nous avons retrouvé est bien une ressource rare. N’oublions pas qu’il s’agit de temps humain, de temps pris sur la vie humaine ou, plus précisément, de l’utilisation de ce temps de vie humaine. Alors, sommes-nous retournés, de la physique vers la biologie ? S’agit-il, simplement, de la consommation d’une ressource naturelle particulière, celle du temps de vie que la nature nous octroie ? Évidemment non, et la vie humaine, dont la durée est certes déterminée par des données naturelles, est aussi un produit de la culture et de l’activité humaine, c’est-à-dire de l’économie. L’économie consomme et produit de la vie humaine. Les économistes reconnaissent en général le second de ces faits et pas le premier. La production de la vie humaine, considérée sous l’angle de l’espérance de vie, est un domaine d’exploration bien défriché de la science économique. La plupart des études l’envisagent sous l’angle usuel de l’économie, celui du coût. Combien vaut la vie humaine ?, demande par exemple Luc Baumstark, et de chiffrer les coûts de la santé, de l’éducation, des soins prodigués aux accidentés de la route, etc[35]. Gérard Debreu définit le rôle de l’économiste comme celui qui est chargé de faire savoir à tout un chacun qu’on n’a pas le droit de vivre à n’importe quel coût[36]. Jean de Kervasdoué a proposé de faire de la production de la vie humaine, c’est-à-dire de l’espérance de vie l’indicateur du produit de l’économie (en lieu et place du PIB)[37]. Ce faisant, il a considérablement élargi la vision de ses prédécesseurs (et peut-être la sienne propre, lorsqu’il concentrait ses études sur les coûts de la santé), en établissant que les « utilités » dont se réclament les économistes ne peuvent être que des utilités à la vie humaine et qu’elles se traduisent inévitablement, en fin de compte, par un allongement de celle-ci. Les moralistes poseront la question de savoir si une vie longue et triste, ou malheureuse, ou inutile, ou éloignée de Dieu, vaut mieux qu’une vie brève et gaie, joyeuse, utile aux autres, ou consacrée à Dieu[38]. L’économiste doit se contenter d’observer que la condition préalable à tout usage, bon ou mauvais, de la vie, est qu’il y ait de la vie. Dans le compte de résultat global, l’avantage produit par l’économie est donc l’espérance de vie.

L'économie est un processus de production et de consommation du temps de vie humaine. Production, à travers ce que les économistes appellent traditionnellement les "utilités", dans un sens restreint, de ce qui est utile à la vie et tend à la prolonger et à la protéger : nourriture, habitat, santé, sécurité, etc. Certains ont pu penser que l'espérance de vie traduisait essentiellement la performance du système de soins d'un pays : lutte contre la mortalité infantile et les maladies les plus dangereuses, etc. Mais même dans cette vision restreinte, il est clair qu'il faut aussi tenir compte de l'hygiène, par exemple. Puis, de l'alimentation, du logement et même de l'éducation et de la sécurité publique, et ainsi de suite. En Seine-Saint-Denis, la mortalité par cancer est de 30% supérieure à ce qu’elle est à Paris[39]. En fait, l'économie produit tout ce qui augmente l'espérance de vie de la population. Mais l'économie ne fait pas que produire de la vie, elle produit aussi de la mort, non pas seulement par la guerre, les accidents de la route, le défaut des soins, ou le manque d'hygiène et les accidents du travail, mais aussi par les effets secondaires de ses processus de production : pollution, fatigue, destruction de ressources humaines. L’efficacité économique consiste donc dans un rapport entre l’espérance de vie produite et l’espérance de vie « consommée ». Ainsi l'espérance de vie, loin d'être une donnée biologique ou principalement biologique, est aussi un indicateur de développement de l’économie, qui permet aussi de mesurer les inégalités sociales et territoriales et, finalement la performance économique d'une société.

Mais le côté « produits » ne doit pas nous faire oublier le côté « charges ». Dans le calcul de la valeur-coût, les économistes comptent, du moins pour les classiques, le travail. Or, on l’a vu, les « inconvénients » des échanges, les charges du compte global, c’est du temps, temps contraint consommé dans le travail. Or le temps humain disponible, c’est, justement, l’espérance de vie. Le compte d’exploitation est donc une balance entre l’espérance de vie consommée et l’espérance de vie produite.

 

11. Internaliser les externalités

Notre quatrième remarque consistait dans l'absence de la nature de la comptabilité classique. La comptabilité patrimoniale, par définition, ne prend pas en compte ce qui n'appartient à personne et ne se vend pas. C'est la plus grande partie de ce que les économistes appellent, justement, les "externalités", car ces données sont extérieures à leur champ de référence.

Surtout depuis les crises et les prise de conscience de la crise écologique (importance des pollutions, épuisement des ressources naturelles, destructions non productives diverses …), l’un des problèmes les plus difficiles auxquels se confrontent les économistes est celui-ci : comment faire entrer dans le cadre conceptuel de l’économie, tout entier bâti autour de la notion de propriété et d’échange marchand, des données essentielles pour le progrès humain, mais qui ne sont précisément, la propriété de personne et ne font par conséquent l’objet d’aucun marché ? Globalement, la démarche pour résoudre cet ensemble de difficultés est la suivante : ce qui n’appartient à personne sera supposé être une propriété publique (ce qui est interprété comme signifiant « de l’Etat »), et ce qui n’a pas de marché fera désormais l’objet d’un marché arbitraire, soit théorique et reconstitué par le calcul, soit créé artificiellement par des décrets ou des contrats. Voici quelques exemples de cette démarche:

Ÿ    La philosophie générale de la méthode préconisée par Ronald Coase repose sur l’idée que les pollutions et les destructions d’utilités sont des dommages causés à des tiers qui doivent être indemnisés. Si l’on définit correctement les droits de propriété des parties prenantes, les externalités négatives peuvent donc être réintroduites dans les circuits économiques sous la forme de droits d’usage ou de pénalités infligées aux entités économiques responsables qui grèvent ainsi leurs comptes de résultats et les incitent à un usage « responsable » des ressources naturelles. Une étude du Fonds mondial pour la nature (WWF) chiffre par exemple à 18 700 milliards d’euros les pertes que provoquerait la montée du niveau des mers en 2050[40]. Outre le fait que l’étude ne porte que sur les villes les plus importantes, le point essentiel est qu’elle est fondée sur les actifs basés dans ces villes et les pertes financières de leur destruction. Il est clair qu’en réalité, le coût global serait bien supérieur, compte tenu des pertes d’activité, des morts et des maladies provoquées.

Ÿ    La création, à la suite du Protocole de Kyoto d’un « marché carbone » suit un peu les principes énoncés par Coase et institue une sorte de péage de la pollution. Le « droit à polluer » devient alors un bien marchand comme un autre. Ainsi a-t-on pu voir l’entreprise Arcelor-Mittal avoir intérêt à ne pas fermer et ne pas vendre des installations pourtant à l’arrêt et coûteuses à entretenir, grâce à la revente, bénéficiaire, de ses droits à polluer non utilisés. D’une manière plus générale, ce dispositif a permis de développer de nouvelles activités de dépollution ou de reconstitution de ressources naturelles (reforestation, par exemple), mais ces activités sont soumises aux fluctuations du marché de la tonne carbone.

Ÿ    L’instauration des quotas de pêche est un autre exemple de la même démarche appliquée, cette fois, non à la pollution, mais à la consommation de ressources naturelles en voie de raréfaction.

Ÿ    Au niveau des théories, l’exemple du calcul de la valeur du capital naturel par Kirk Hamilton est significatif de la même inspiration : on calcule la  valeur actualisée des rentes issues  de l'exploitation des ressources  naturelles, évaluée aux prix internationaux et aux coûts locaux et ce que coûterait la réparation des dommages causés. Ainsi, les valeurs sont fixées par des coûts, eux-mêmes déterminés par le prix de ces coûts.

Il existe bien d’autres exemples qu’il n’est pas besoin de citer ici. La démarche qui les inspire appelle les remarques suivantes:

1.   Une contradiction : implicitement, on se situe sur le terrain moral. Il s’agit de sanctionner les « vilains pollueurs » ou les « méchants rapaces » qui ruinent les ressources de la planète. Mais, en même temps on crée un « droit » monnayable de commettre ces fautes morales…

2.   Une illustration de la maxime proudhonienne « La propriété, c’est le vol ». En effet, on part de choses qui n’appartiennent à personne, ou alors à l’humanité tout entière, et on décide arbitrairement d’en adjuger la propriété à tel ou tel Etat ou telle ou telle personne morale ou physique, cette phase d’appropriation unilatérale étant un préalable nécessaire à la mise sur le marché.

3.   Une remarque fondamentale. L’instrument de mesure est le prix monétaire, c’est-à-dire l’expression du rapport de forces entre offreurs et demandeurs et non l’inconvénient global qui en résulte pour l’humanité.

Or c’est précisément cet inconvénient qu’il s’agit d’évaluer. L’économie basée sur une comptabilité patrimoniale est par construction incapable de le faire. La notion d'externalité implique l'idée de limites du champ de l'étude, définissant ce qui est "externe" ou "interne". De quoi l'économie est-elle l'étude ?

Depuis les pères fondateurs de l’économie comme prétendue science, cette question est mal définie. Certains pensent plus ou moins implicitement à l’humanité tout entière, d’autres aux diverses « nations » qui la composent, d’autres encore aux agents qui composent un système économique. Or la délimitation claire de ce champ détermine la notion d’externalité et le lieu où il s’agirait d’intégrer éventuellement lesdites externalités. Une étude du CGDD (Commissariat général au développement durable) a établi que de 1999 à 2007, l’empreinte carbone des Français a diminué de 7 % sur le territoire, mais a augmenté au total, du fait du poids des importations dans la consommation, de 14 %[41]. Cet exemple simple illustre à la fois le fait que l’impact de l’économie sur la planète est incontournable et le fait que les comptes ne peuvent être établis dans un cadre national isolé. Cette constatation n’est pas liée à la mondialisation continuellement évoquée comme la donne nouvelle qui serait ou responsable de tous nos maux ou, au contraire, la voie inéluctable du salut, pour la simple raison que la mondialisation est un fait ancien, la seule nouveauté étant l‘extension apparemment sans fin de ce qu‘il faut entendre par « monde », naguère limité au bassin méditerranéen, maintenant étendu à la planète Terre, et comprenant bientôt Mars et quelques exo-planètes. Quesnay et les Physiocrates en général sont les premiers à avoir posé la question de l’économie comme question du rapport entre l’ Homme et la Terre, suivis par des penseurs comme Malthus, Reclus, Ellul, Dolci[42], Georgescu-Roegen et, plus proches, toute la tendance écologiste et de la bioéconomie[43].

En effet, l'écologie a connu une évolution de son champ d'étude assez semblable. Originellement, il s'agissait de comprendre que le développement d'un individu vivant dépendait de son milieu immédiat et qu'il en est de même, évidemment, pour une espèce. Ces recherches se situaient, d'un point de vue général, dans le droit fil du lamarckisme. Mais, peu à peu, il a fallu intégrer deux facteurs essentiels. D'abord le fait que le vivant subit l'influence du milieu, mais aussi qu'en retour, il transforme, même passivement par sa seule présence, ce même milieu. Et aussi, le fait que, de proche en proche, ce n'est pas le seul biotope immédiat qu'il fallait prendre comme objet, mais un ensemble plus vaste, à savoir le monde lui-même. Non pas seulement dans la prise en compte de ce qu'on a appelé l'"effet papillon", mais plus fondamentalement, le fait que le monde est un système d'interdépendances jusqu'ici inaperçues, mais dont la réalité paraissait de plus en plus indéniable. L'écologie est passée de l'"environnement" à une forme d'économie globale du vivant. Economie et écologie se rejoignent dans leur volonté commune d'étudier la façon dont l'Homme et la Terre coexistent.

Le trait commun de toutes ces recherches, par ailleurs très divergentes entre elles dans leurs hypothèses comme dans leurs méthodes, est de situer le problème de l’économie comme celui de la meilleure adaptation de l’humanité à son habitat planétaire par son organisation sociale.

Un tel programme exclut la démarche expérimentale de laboratoire et n’est réalisable que par le moyen d’une métaphore théorique. Plusieurs domaines peuvent offrir le point de départ de cette métaphore. Une telle entreprise n’est réalisable que par le moyen d’une métaphore théorique, c'est-à-dire par le transfert à la globalité de l'objet (l'Homme et la Terre) de faits connus dans des champs plus limités et par conséquent plus accessibles. Plusieurs domaines peuvent offrir le point de départ de cette métaphore, principalement :

1.   Le modèle comportemental des agents économiques comme composants élémentaires (atomiques) du système global.

2.   Le modèle marxien de l’évolution inéluctable de l’économie capitaliste mondiale.

3.   Le modèle biologique ou thermodynamique.

La composition des comportements individuels parvient, selon les théoriciens classiques et néoclassiques, à un équilibre général du système. Cet équilibre est lui-même un optimum, étant le meilleur possible. De fait, du moment qu’il existe un marché, c’est que offreurs et demandeurs sont convenus d’un mode de transaction acceptable pour les deux parties et l’équilibre est en réalité une tautologie déduite de la définition du marché. Marché et équilibre sont en fait deux synonymes. C'est ce qu'ont démontré Debreu et Arrow. Est-il le meilleur pour autant ? Marx et les socialistes répondront non, parce qu’il est injuste, les libéraux répondent affirmativement, parce qu’il est le plus possible. Cette réponse n’aurait certainement pas déplu au professeur Pangloss, car il y a manifestement, comme sous-couche de cette métaphore économique, une analogie métaphysique leibnizienne, qui conclut inévitablement à considérer l’être comme l’optimum des possibles, puisque le seul ou, en tout cas, le plus possible. Ce raisonnement peut évidemment servir de base à une idéologie politique conservatrice, mais certainement pas à une exploration scientifique du réel.

La conception marxienne ne pose pas directement la question de l’efficacité économique, mais de sa justice. Une société juste serait efficace, car elle serait stable et atteindrait le fameux équilibre tant recherché par les libéraux, mais dont les crises à répétition suscitent la réflexion critique et même l’espoir des révolutionnaires. Il n’y a plus qu’à trouver une société juste …

La troisième voie que nous avons évoquée consiste à utiliser plutôt des données physiques, biologiques, médicales, démographiques, pour évaluer les phénomènes constatés lors des processus économiques de production, échange, consommation. Ce point de départ a l’avantage indéniable de fournir une base objectivement mesurable, par des procédés connus et éprouvés par des expériences passées et même en laboratoire pour une bonne part. Le problème qui se pose alors est celui de la diversité de ces données et des approches qu’elles impliquent. Comment comparer les tonnes carbone et la richesse de la biodiversité ? Les morts sur la route et les gains de temps autorisés par l’automobile ? Les dégâts de l’accident de Fukushima et les bienfaits de l’électricité fournie par cette centrale ? Etc. La thermodynamique semble apporter une voie pour la solution de cette difficulté : toute l'activité humaine pourrait être conçue comme un aménagement de la circulation de l'énergie du globe par les civilisations humaines. La nature commune des stocks et des flux serait, en dernière analyse, l'énergie qui pourrait fournir un instrument de mesure universel des faits économiques. Cette vision est peut-être vraie comme conception globale de l'interaction entre l'Homme et la Terre, mais elle rend difficilement compte de la spécificité des faits économiques, c'est-à-dire, précisément, des cheminements et des détours que les flux et les stocks d'énergie empruntent à travers l'organisation des civilisation pour concourir à l'entropie universelle. Dans les arcanes de l'organisation sociale, ces flux et ces stocks prennent trop de formes différentes pour pouvoir être toujours et directement mesurés en joules. La question de l'économie n'est pas de mesurer la circulation et la transformation de l'énergie, mais d'en comprendre les mécanismes spécifiquement humains. Nous retrouvons le problème évoqué dans le paragraphe 6 ci-dessus, à savoir la détermination de l'instrument de mesure commun de l'ensemble des faits économiques.

Pour la plupart des économistes, la solution de cette question est de faire appel à l’une des caractéristiques de la monnaie, à savoir, le rôle qu’elle joue d’unité de compte universelle. Chaque chose ayant un prix, tout ce qui a un prix peut se comparer, se combiner arithmétiquement avec quoi que ce soit d’autre qui a également un prix. Il faut donc donner un prix à ce qui n’en a pas, c’est-à-dire, concrètement, se situer dans la logique des principes du marché et intégrer ces éléments dans le marché, comme on l’a vu, soit pratiquement, soit théoriquement. Or le marché est un élément, certes important, mais pas unique du système économique. Il concerne ce qui constitue les transferts de propriété pacifiés. Mais l’économie est bien autre chose que des échanges entre acheteurs et vendeurs. Par ailleurs, ce qui fait l’objet de ces transactions, ce n’est pas, comme le suppose la comptabilité patrimoniale et le marché, les marchandises, mais le temps, contraint et épargné, par ces transactions. La question n’est donc pas d’intégrer dans le champ trop étroit du marché ce qui lui est extérieur, mais au contraire d’intégrer le marché dans un champ qui le dépasse largement d’emblée, celui de la consommation et de la production du temps de vie humaine.

13. Équivalents monétaires et équivalents temps

On l’a vu, les doctrines classiques et néoclassiques intègrent les éléments non monétaires et non marchands dans leurs calculs par le biais de leur coût monétaire, réel et direct, ou supposé et reconstitué. Cette procédure est naturelle pour des doctrines qui considèrent la propriété comme l’atome économique et l’échange marchand comme le processus élémentaire de l’économie. Mais les doctrines divergentes, par influence idéologique ou par facilité apparente, ont recours à la même procédure et utilisent elles aussi la monnaie comme équivalent universel. Par exemple, le coût des espèces invasives a été évalué à 5 % du PIB mondial[44]. Récemment, l’entreprise Chevron a versé 2 millions de dollars, en amendes et remboursements à des institutions publiques, à la suite de la pollution de l’air provoquée par l’incendie de sa raffinerie de Richmond (Californie)[45], etc.

L'économie doit abandonner son lien originel avec le marché comme modèle idéal, et le prix et la monnaie comme instrument de mesure fondamental. Loin que le prix doive être la mesure de tout, y compris du temps ("Time is money"), c'est, à l’inverse, tout qui doit être évalué en temps, le prix y compris. Je voudrais simplement montrer par quelles voies elle est possible. Quatre cas principaux sont à examiner :

1. La production des biens et services

2. La consommation, au cours de cette production, de ressources naturelles

3. La production de ce que les économistes appellent "externalité négatives" : pollution, maladies, etc.

4. L'échange marchand.

Le premier cas est le plus simple. Le temps de vie humaine consommé dans la production est le temps passé par les producteurs dans cette production. La question est soulevée de l'équivalence des temps des différents acteurs : faut-il compter à la même aune le temps d'un ouvrier manuel peu instruit et celui d'un ingénieur diplômé des plus grandes écoles ? Cette question elle-même peut trouver son origine dans deux constats. D'abord, le plus évident, est la différence de salaire. Les entreprises ne considèrent évidemment pas comme équivalentes une heure de salarié bangladais et la même heure de salarié européen, ni l'heure d'un ingénieur et celle d'un manœuvre. Mais ce constat se rapporte au prix comme instrument de mesure. Or, on l'a vu, cet instrument de mesure n'a d'utilité que pour le calcul d'intérêt privé dans le cadre de la compétition du marché, et, dans ce cadre, il est légitime que l'entreprise se pose la question dans ces termes, car elle est engagée dans un rapport de forces. Au contraire, dans le cadre d'une analyse scientifique du processus productif, c'est bien le temps humain qui est consommé, et ce temps ne doit pas être différencié selon les qualités particulières de tel ou tel producteur. En effet, le constat qui peut conduire à ne pas considérer comme équivalents tous les temps humains repose sur la qualification du travail et le fait que cette qualification est elle-même un travail. Le travail serait ainsi un temps composé cumulé. Marx a consacré dans Le Capital de longues analyses à cette question - en ne la distinguant pas, d'ailleurs, de celle que nous venons d'évoquer, des différences de coût salarial -. Une première remarque est que ce raisonnement conduirait logiquement à incorporer toute le processus de civilisation dans tout travail : la caissière de supermarché, si peu complexes que soient maintenant ses tâches, doit quand même dominer un certain niveau de lecture et de calcul, de savoir-être, d'organisation, etc., toutes compétences qu'elle a acquises à l'école et dans son entourage familial. Lesquels ne sauraient avoir rendu ces services sans le travail de maîtres d'école, d'artisans qui ont construit les bâtiments de ces écoles, sans dépenses de chauffage et de nourriture, qui eux-mêmes demandent à leur tour le concours d'autres producteurs les précédant, etc. Chaque travail particulier suppose en préalable matériel et intellectuel d'autres travaux qui eux-mêmes en requièrent d'autres et ainsi de suite jusqu'au premier tailleur de silex ! Mais cette régression vertigineuse et impossible - et c'est notre deuxième remarque - nous montre que l'inclusion dans un travail donné de tous les travaux antérieurs qui en sont la condition préalable rend précisément tous les travaux particuliers égaux, puisqu'il s'agirait d'y inclure l'ensemble de la civilisation précédente, c'est-à-dire dans chacun d'entre eux la même quantité de travail préalable. Ainsi l'idée même qui nous conduirait à distinguer un travail d'un autre nous conduit au contraire à les considérer comme égaux. C'est donc simplement par le temps passé que doit se mesurer le travail fourni.

Les ressources naturelles ne sont a priori pas du temps de vie humaine. Pourtant, leur mesure en temps de vie humaine est possible. Il s'agit de convertir leurs quantités physiques en temps que ces quantités rendent possibles. S'agissant de ressources directement utiles à la vie, comme l'air, par exemple, on sait de quelle quantité d'air un homme a besoin pour respirer pendant un temps donné. Il est donc facile de transformer une quantité donnée d'air en temps de vie humaine. Les éléments fournissant de l'énergie sont également directement mesurables en temps de vie humaine, en se basant sur les besoins énergétiques moyens des humains. Des démarches analogues sont envisageables pour tous les éléments directement utiles à la vie humaine.

Le cas des éléments nuisibles ou destructeurs de vie est lui aussi analogue. Il peut soit être considéré comme une destruction de ressource naturelle utile - par exemple, la pollution atmosphérique comme destruction d'air respirable - et on est ramené au cas précédent, soit comme une destruction directe de vie humaine - par exemple l'empoisonnement de l'eau ou les accidents de la route ou les maladies - et le calcul est possible via des données épidémiologiques disponibles.

Considérons enfin le cas de l'échange marchand. Par exemple, le temps mis par un fermier à produire une certaine quantité de blé n'indique pas, on l'a vu, une quelconque valeur d'échange de ce blé, mais la contrainte que cette production représente pour le fermier, l'inconvénient de son point de vue. Du point de vue du brasseur qui le lui achète, ce qu'il faut considérer, ce n'est donc pas le temps mis par le cultivateur, qui serait le fondement d'un hypothétique "juste prix", c'est le temps qu'il mettra à gagner l'argent nécessaire pour acheter le blé dont il a besoin. Donc, premièrement, ce n'est pas non plus le prix qui représentera la valeur d'échange pour le brasseur, mais le temps nécessaire pour acquérir la quantité d'argent représenté par ce prix. Ensuite, ce temps, même à prix égal, n'est pas le même pour le brasseur et, par exemple, pour le meunier, qui n'ont pas, supposons-le, le même salaire horaire. Un dollar de dette souveraine du Bénin ne coûte pas la même chose que le même dollar de dette de la Grande-Bretagne, même prêtés au même taux, car la Grande-Bretagne mettra beaucoup moins de temps à produire ce dollar que le Bénin. Une équipe d'ouvriers chinois met quatre heures à produire le réfrigérateur que l'ouvrier français achète avec un salaire de dix jours, qui équivaut monétairement au salaire mensuel des ouvriers chinois.

Ces exemples sont évidemment simplifiés et approximatifs et visent simplement à rappeler que les coûts et les utilités en temps sont relatifs aux agents. Ce sont ces coûts et ces utilités qu’il s’agit de comparer pour déterminer les efficacités économiques d’une opération. Le seul calcul en monnaie ne permet pas cette comparaison. On le confronte naturellement à la description qualitative des conditions de vie des travailleurs, mais cette confrontation est d'ordre purement émotionnel et moral (ce qui, bien sûr, est légitime, mais non scientifique). Pour passer de la confrontation à une comparaison quantitative et donc à la possibilité d'un bilan, l'économie traditionnelle aurait cherché à évaluer, comme elle l'a fait si souvent, le prix de la vie humaine. Mais l'évaluation monétaire de la vie humaine est notoirement une entreprise fondée sur des postulats moraux et méthodologiques non factuels. Dans les faits, ce n'est pas la monnaie qui sert à produire de la vie humaine, mais bien de la vie humaine qui sert à produire (entre autres) de la monnaie. Ce n'est donc pas le temps qu'il faut convertir en argent, mais bien l'argent qu'il faut convertir en temps. Et cela peut se faire non sur des hypothèses, mais à partir des faits. Certes, des conventions simplificatrices sont nécessaires, mais il reste que cette méthode suit l'analyse du réel et non les axiomes d'une théorie.

Une nouvelle approche de la science économique basée sur la mesure du temps de vie humaine produit et consommé est donc possible. Cette approche ne se substitue pas aux études traditionnelles basées sur les fonctionnements des marchés, mais les éclaire d'un jour nouveau. Le marché n'est pas le modèle explicatif de l'économie, il en est l'un des problèmes. Les mécanismes du marché ont, par exemple, rendu la houille plus compétitive que le gaz pour la production d'électricité, malgré des émissions de CO2 plus importantes[46]. En termes économiques traditionnels, ce renversement de tendance est favorable et bénéficiaire. Si l'on tient compte de la pollution et des effets sur le climat, il n'en est probablement pas de même. Jusqu'à présent, une telle situation ne peut être analysée qu'en termes d'un antagonisme entre écologie et économie et devient non pas une question scientifique, mais un conflit politique et moral. Une étude du Programme des Nations Unies pour l'Environnement (PNUE)[47] établit un parallèle entre la baisse de la pauvreté dans le monde et la déforestation : "le recul de la pauvreté accentue la pression sur l'environnement (...) Chaque année, près de 100 millions de personnes sortent de la pauvreté extrême (...) Du coup les besoins en nourriture et en carburant exercent une pression de plus en plus forte sur les terres, ce qui accentue la déforestation et le réchauffement". La croissance économique mesurée par la croissance du PIB entraîne des progrès immédiats et tangibles pour la vie humaine, mais, en même temps, des dégradations, probables ou immédiates, des conditions de vie, en termes de pollution et de ressources disponibles. Cette contradiction est vécue émotionnellement soit comme un déni de réalité par les "croissancistes" invétérés, soit comme un rejet du progrès technique par les "décroissancistes" non moins invétérés, soit encore comme une foi dans une "croissance verte" par les plus optimistes. Mais, au-delà de l'émotion, les outils d'analyse font défaut. Les tentatives de valorisation marchande des biens non marchands reposent sur une illusion et une confusion. Illusion d'un marché qui ferait systématiquement, grâce à la "main invisible", le choix le plus rationnel. Confusion entre prix et valeur.

La seule véritable ressource que l'humanité possède en propre est sa propre activité, et l'économie consiste dans l'usage social de cette activité pour sa reproduction. Cette ressource n'est évidemment disponible que dans la mesure de l'espérance de vie d'une population. C'est donc dans le temps et l'usage de ce temps que se situe l'activité économique, et la science économique doit d'abord étudier la production, l'utilisation et la répartition de ce temps. La question de l'efficacité économique se pose en des termes nouveaux. Il ne s'agit plus d'un bilan financier permettant de voir si le capital a augmenté ou non et dans quelle proportion, mais de voir quelle quantité de vie humaine a été consommée pour obtenir quelle durée de vie supplémentaire. L'efficacité n'est pas le rendement d'un investissement, mais le gain de vie rapporté à l'usage contraint de la vie. La balance se fait entre le temps disponible et le temps contraint. On s'aperçoit ainsi que l'économie n'est pas seulement le manège léger et pacifique des échanges de biens et de services (parmi lesquels le travail ...), mais plus fondamentalement celui, plus rude et plus violent, de la liberté et de la contrainte.

 

 

Conclusions

Les conclusions que l’on peut tirer de cette exploration se situent à différents points de vue. Les unes sont épistémologiques et concernent l’ambition de l’économie d’être une science, et visent à déterminer à quelles conditions cette ambition a des chances de se concrétiser. Les autres portent sur certaines questions de théorie économique au sujet desquelles, en non-spécialiste, cette exploration m’a conduit à formuler quelques observations positives. Enfin, la dernière série de conclusions a trait aux conséquences politiques des discours économiques.

Conclusions épistémologiques

1.   Il n’est guère possible de séparer la définition d’une grandeur de la manière opératoire de mesurer cette grandeur. On prête à Alfred Binet la boutade : «Vous voulez savoir ce qu’est l’intelligence ? C’est-ce que mesure mon test.» Sans aller jusque là, ce qui supposerait l’idée d’une réalité accessible d’une seule façon possible, on remarque que des mots tels que « valeur », « prix », ou encore « utilité » n’ont de sens précis qu’en fonction de la manière dont on définit leur mode de mesure. En physique, le concept abstrait et mal défini d’éther a été évincé par la découverte du principe de relativité lorsque Einstein a entrepris un examen critique de la façon dont on mesure l’espace et le temps.

2.   La recherche par les économistes d’une définition de « la » valeur, qui repose sur la distinction juste qui est faite au départ entre le prix et la valeur, illustre bien une erreur de raisonnement courante dans les recherches scientifiques. Cette erreur consiste à fournir des réponses dogmatiques à une question sans faire d’abord la critique de cette question. Tout se passe comme si à un mot devait nécessairement correspondre une réalité, dont on cherche alors à définir la nature, nature qui constituerait alors le fond de la question. Mais, en l’occurrence,  cette question est mal posée, puisqu’il y a, au moins, deux sortes distinctes de valeurs, la valeur coût et la valeur utilité. Les théoriciens se sont tour à tour rangés du côté de l’une ou du côté de l’autre comme étant la « bonne » conception de « la » valeur, alors qu’en réalité il s’agit non de trouver des concepts-réponses, mais de formuler correctement des concepts-questions : comment mesurer le coût et comment mesurer l’utilité ?

3.    Les théories sont des métaphores. L'analyse épistémologique permet d'en comprendre l'origine et la destination. L'économie traditionnelle établit une analogie entre les opérations d'achat et de vente, c’est-à-dire de transferts de propriété, d’une part, et le fonctionnement global de la société, de l’autre part. Elle transpose imaginairement les conditions du premier domaine sur le second. Keynes avait critiqué à juste titre cette extension des lois de la microéconomie à la macroéconomie, comme une induction abusive. Mais cet abus n’est pas simplement celui d’une généralisation excessive, c’est le transfert (métaphore) du domaine de la propriété à celui de l’emploi du temps humain. L’extension inductive est légitime lorsqu’elle est appliquée à un domaine homogène, au moins du point de vue des propriétés qu’on veut généraliser. Tous les corps ont une masse, et les lois de la dynamique leur sont applicables de ce point de vue. Toutes les marchandises échangées sur un marché ont un prix, et les lois du marché leur sont applicables. Mais le prix est une propriété particulière propre au marché, et étendre les lois du marché à ce qui n’est pas un marché est non pas une extension inductive, mais une métaphore imaginaire. L'épistémologie permet de comprendre que c'est là le véritable sens des théories économiques, et aussi de juger qu'il s'agit d'une erreur, car la propriété, condition nécessaire dans le premier domaine (la société prise comme relations interindividuelles d’échange, le marché), est absente du second (la société prise comme un tout, en relation avec ses environnements). Autrement dit, l'analyse épistémologique nous permet d'atteindre ce que dit vraiment une théorie et ce qu'elle dit de vrai. 

4.   Les théories du marché sont un bon exemple de la manière dont fonctionne l’enchaînement des métaphores imaginaires, des métaphysiques sous-jacentes et des idéologies morales et politiques qui peuvent en être dérivées : le domaine d'origine de la métaphore économique du marché est la pratique juridique des affaires et du droit de propriété, pratique dont les principes sont transposés dans l'analyse des faits économiques globaux hors de leur domaine normal d'application ; elle conduit à l'invention d'une situation fictive d'échange égal fondé sur le fait que le prix et la monnaie sont dans ce cadre d'origine le mode normal d'évaluation, partant de là, la définition abstraite du marché conduit tautologiquement à un équilibre de type newtonien ; cet équilibre étant le seul possible ou, au moins, le plus probable statistiquement, il est par là même stable et le meilleur possible ; enfin, cette dernière qualité justifie naturellement un conservatisme moral et politique.

Conclusions économiques

1.   L’économie, si elle veut être une science, ne peut esquiver la question de la définition des termes de valeur, d’utilité, ou de richesse, représentant en général le même concept, rarement défini clairement. La plupart des économistes classiques distinguent la valeur et le prix. Mais, généralement, ces distinctions, initialement intéressantes conceptuellement, finissent pratiquement en une interprétation par le prix, considéré comme l’expression empirique la mieux approchée de la valeur. Le terme de richesse se laisse d’autant mieux résumer à un prix, à une somme de monnaie, que ce résumé correspond à l’usage courant du mot. Quant à l’utilité, il est souvent rappelé à son sujet qu’elle est relative à l’individu. Une chose donnée est utile à qui peut et veut s’en servir. D’où l’idée des économistes défenseurs du modèle de marché, selon laquelle il n’appartient pas à l’économiste de dire en quoi consiste l’utilité, puisqu’elle est définie, dans la pratique empirique, par les choix des consommateurs. Ce raisonnement renferme une confusion, confusion entre relativité et subjectivité, que l’on retrouve d’ailleurs chez nombre de penseurs du vingtième siècle. C’est un fait que l’utilité du blé n’est pas la même pour l’agriculteur et pour le consommateur. L’un y voit une marchandise susceptible de lui rapporter de l’argent et l’autre y voit une nourriture indispensable. Le prix se trouve réintroduit comme terme d’équilibre entre l’utilité de l’un et celle de l’autre et, donc, comme moyen de mesure de la valeur, de l’utilité, ou de la richesse commune. Le concept recherché serait alors une sorte de perception intersubjective, mais non une réalité objective. Faut-il renoncer à l’appréhension d’une telle réalité ? La plupart des économistes y renoncent effectivement, encouragés en cela par les tendances relativistes de la pensée du vingtième siècle. D’autres tentent des approches plus physiques, en mesurant des masses, des énergies, ou d’autres grandeurs physiques, mais ils se heurtent alors à l’hétérogénéité des marchandises, des travaux, hétérogénéité qui les rend incommensurables et condamnent donc une mathématisation globale de l’économie. La réalité est plus simple. Il faut, justement, s’éloigner de la perception des acteurs et considérer la réalité de l’échange. Le producteur et le consommateur de blé voient de l’argent et de la nourriture. C’est leur perception. La réalité est qu’ils échangent du temps. L’avantage que procure la division du travail et l’établissement des marchés est d’économiser le temps. Le temps de vie humain est donc la vraie mesure des valeurs et des utilités de l’économie.

2.   Le modèle libéral selon lequel l’égoïsme de chacun concourt, de manière inconsciente et involontaire, à l’intérêt de tous, est une utopie qui repose sur l’idée fausse d’une équivalence universelle des gains. Qui s’enrichit enrichirait du même coup la société, et il s’ensuivrait que le meilleur pour l’intérêt de tous est celui qui s’enrichit le plus. Mais le producteur d’armes de guerre peut parfaitement s’enrichir plus que le producteur de blé ou de lait; il ne s’ensuit pas que la société ait un plus grand intérêt à produire 100 milliards de dollars en armes plutôt que 10 milliards de dollars en blé. Une telle conception n’est possible que si on se contente de mesurer la richesse en dollars. La monnaie semble en effet le seul moyen de comparer et d’additionner les choux et les carottes. Cette solution paresseuse est induite par la tradition comptable qui prend en compte les transferts de propriété et non l’ensemble de la production et de la consommation de vie humaine en quoi consiste le cycle économique.

3.   Le coût et l’utilité sont relatifs à un agent donné. Un bien donné n’a pas de coût ni d’utilité absolus, en lui-même, mais par rapport à celui qui le produit, le vend ou l’achète. Cela ne veut pas dire que ce sont des notions subjectives, des grandeurs soumises à l’appréciation et au choix plus ou moins rationnel des agents. Ils peuvent se mesurer de façon objective, par le temps qu’ils emploient pour se procurer le bien ou qui se trouve libéré une fois qu’ils se le sont procuré.

4.   Il suit de ce qui précède que les marchés sont des marchés d’emplois et de ressources de temps.

5.   Le terme de « modèle » est utilisé en économie de manière polysémique : en premier lieu, il signifie, comme dans les autres disciplines, une représentation conceptuelle de la réalité qui en explique les phénomènes sans pour autant prétendre être la représentation de cette réalité elle-même ; dans ce sens, le marché est un modèle du fonctionnement de l’ajustement entre l’offre et la demande ; en deuxième lieu, il désigne l’organisation et le fonctionnement d’une économie particulière : le modèle allemand, le modèle soviétique, le modèle suédois, etc. sans impliquer nécessairement un jugement de valeur sur ces sociétés ; troisièmement, enfin, glissant dans le sens commun, le terme « modèle » prend une valeur normative : le modèle est à imiter ou à s’en « inspirer » pour conduire une politique meilleure. Ce glissement peut se comprendre pour le sens 2, si l’on a montré au préalable que les résultats de ces sociétés étaient  enviables. Il est absurde si on se réfère au sens 1 : c’est un peu comme si on demandait à un atome de se conformer au modèle du système solaire.

6.   La rareté économique n’est pas une donnée naturelle. Certains économistes définissent leur discipline comme s’occupant de la manière dont une société satisfait les besoins de ses membres avec des ressources rares[48]. Certes, on s’en aperçoit de plus en plus, les ressources naturelles sont rares, ou en tout cas limitées et se raréfient. Mais la rareté marchande n’est pas une donnée mais le résultat de processus sociaux complexes qui ressortissent autant de phénomènes de pouvoir et de violence que d’activités marchandes « ordinaires ».

7.   Les théories de « la » valeur-travail, inspirées de Ricardo et Marx, butent sur deux écueils : 1/ jusqu’où doit-on rechercher le travail incorporé accumulé dans une marchandise ? J’achète une paire de ciseaux, il y a le travail des ouvriers de l’usine qui les fabrique, une part, certainement, du travail des autres salariés, tout ce qui entre dans ce qu’on appelle le prix de revient, traduit en « travail ». Mais il y a aussi le travail de ceux qui ont fabriqué les machines, qui ont bâti le bâtiment qui les abrite, de ceux qui ont extrait le minerai, l’ont transporté et transformé, de ceux qui ont formé les ouvriers et les cadres, des parents de tous ces gens qui les ont nourris et éduqués, des chimistes qui ont élaboré les procédés de transformation du métal, etc. En fait, dans le moindre objet, on retrouve toute la civilisation[49] ! On dira que tout cela représente du capital et que la comptabilité analytique sait très bien incorporer aux prix de revient des amortissements d’investissements passés. Cette réponse est vraie tant que l’on reste au niveau de l’entreprise et de la propriété : on prend en compte ce qui a été acheté ou emprunté. Mais dès lors qu’il s’agit d’un calcul social, on ne peut pas se limiter à une propriété particulière et on se trouve face à une chaîne sans fin. 2/ la deuxième difficulté est de mesurer le travail par son prix : celui-ci n’est pas le même s’il s’agit d’un travail ouvrier simple ou d’un travail complexe, d’un travail relativement aisé ou d’un travail très pénible, etc. Les auteurs ont inventé l’idée du « travail composé »[50] qui peut être toujours réduit à un multiple de travail simple, mais le coefficient de multiplication est largement arbitraire. Ensuite, puisque cette valeur-travail est supposée être la base de la valeur d’échange, il faut en faire une évaluation qui corresponde non au travail effectivement fourni par tel ou tel ouvrier ou tel ou tel fabricant pour tel ou tel produit, mais une valeur-travail « universelle ». Marx a inventé pour répondre à cette difficulté le «travail moyen socialement nécessaire»[51], mais il faut bien reconnaître qu’il s’agit d’une pure fiction théorique qui ne correspond à aucune réalité et qu'il est donc impossible d'en faire une mesure adéquate[52]. En outre, la concurrence et l'innovation caractéristiques des sociétés contemporaines conduisent à toujours différencier, pour les réduire, les temps de travail nécessaires pour l'obtention d'un même produit, et rendent par là même encore moins réel ce concept de temps moyen socialement nécessaire.

 

Conclusions politiques

1.   En présentant l’équilibre général des marchés comme une conséquence naturelle de l’économie de marché, une certaine « science » économique couvre des visages pacifiques et rassurants de l’échange et de l’équilibre ce qui est en réalité des rapports de force et de violence. Depuis le discrédit subi par le marxisme après la chute du mur de Berlin, il est de bon ton de proclamer qu’il n’y a plus de lutte des classes. Cette opinion est absurde. Rappelons d’abord que Marx n’est pas l’inventeur de la lutte des classes ; Adam Smith lui-même la décrit et en décrit les racines économiques en maints passages de la Richesse des nations, où il ne se fait pas le défenseur des plus riches. Ceux qui soutiennent cette opinion confondent, une fois de plus, le rôle scientifique et le rôle normatif de l’économie. Marx n’a pas seulement décrit et analysé la lutte des classes, mais il l’a prônée comme moyen de transformer la société. Pour ce qui est de l’aspect descriptif, la lutte des classes est un fait qu’on ne peut pas nier, comme on ne peut pas nier non plus que les membres de la société sont liés par des solidarités qui parfois traversent les oppositions de classes. On voit certains ouvriers défendre leur patron pour sauver l’entreprise et leur emploi. La réalité de la prétendue science économique est que, en se fondant sur le prix et la monnaie, instruments d’appropriation des biens, elle habille de la respectabilité de loi naturelle et d’équilibre les lois des marchés, qui aboutissent à concentrer les pouvoirs (crédit, pouvoir fiscal, gouvernance), par le biais de la dette-monnaie, dans les mains des détenteurs de capitaux.

2.   Cette même science économique, fondée sur la notion de propriété, tend à devenir, de fait, l’idéologie des propriétaires dans la défense de leurs intérêts dans la société.

3.   La pensée économique s’est peu à peu rétrécie à une oscillation et un débat entre deux termes d’une fausse alternative : l’Etat ou le marché, avec, aux deux extrêmes, le libéralisme intégral « libertarien »  et le communisme étatique, et entre les deux un libéralisme organisé ou un socialisme de marché, le débat se réduisant à savoir quelle dose d’Etat il faut injecter dans le marché[53]. Le marché étant un être de raison et l’Etat une fiction bureaucratique supposée incarner la société, les deux voies sont également utopiques. On écarte ainsi, par le bais de cette fausse alternative, d’autres utopies, parmi lesquelles, par exemple, le socialisme libertaire, fait de communautés autogérées et pratiquant entre elles non la compétition mais l’entraide, non la planification, mais la concertation. Une utopie qui en vaut bien d’autres, qui nous ont légué, certes l’industrialisation et des progrès indéniable dans la médecine et l’éducation, mais aussi un coût très lourd en guerres, dictatures, massacres et famines, sans oublier le pillage des ressources naturelles.

Décembre 2013

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Références



[1] François Quesnay, Dialogue sur les travaux des artisans, Journal de l’Agriculture, du Commerce et de la Finance, 1767, cité par René Plasset, in Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire, Actes Sud, Paris Les Liens qui libèrent 2010, p. 215.

 

[2] En dresser la liste exhaustive, ou même ne citer que le plus intéressantes me serait impossible ici. Je me bornerai donc à mentionner les auteurs et les sources qui m’ont le plus aidé dans la rédaction de ce texte : Jean de Kervasdoué, René Passet, Gérard Schoun, Jacques de Saint-Front et Michel VeillardGérard Schoun, Jacques de Saint-Front et Michel Veillard, (Manifeste pour une comptabilité universelle, L’Harmattan, Paris 2012), Bernard Maris, Susan George, Joseph Stiglitz, Global Reporting Initiative (GRI), Forum pour d’Autres Indicateurs Économiques (FAIR)

 

[3] Le Monde des 12-13/05/2013 signale, par exemple, le cas des « géants high-tech », Yahoo ! Google et Facebook qui « vampirisent leurs acquisitions ».

 

[4] D’après Le Monde du 19/02/2013

 

[5] cf., par exemple : Cappelletti Laurent et Noguera Florence, « Le développement durable de la valeur du temps de travail humain : une réponse à la mondialisation », Management & Avenir, 2005/4 n° 6, p. 183-200. DOI : 10.3917/mav.006.0183

 

[6] « L’intelligence semble peu à peu se retirer des opérations de production, se concentrer dans le dessin, la conception, l’exécution des machines, et dans les bureaux d’études taylorisés ». Georges Friedmann, Problèmes humains du machinisme industrie, Gallimard, Paris, 1956.

 

[7] Les entreprises qui externalisent certaines tâches pour se concentrer sur ce qu’elles considèrent comme leur cœur de métier entendent par là soit utiliser les ressources humaines libérées par l’externalisation sur ce cœur de métier, soit en faire l’économie en s’en séparant, soit, bien sûr, en combinant ces deux options. France Télécom a depuis de nombreuses années pratiqué une telle politique. Mais transformer un informaticien ou un logisticien en commercial proactif ne se fait pas du jour au lendemain et a un coût très important. L’impact sur la motivation des personnels concernés a aussi été assez négatif, et s’est traduit en particulier par la vague de suicides qui a affecté cette entreprise.

 

[8] On se souvient que Malthus, comme remède à l’appauvrissement de la classe ouvrière, recommandait de l’inciter, par de très faibles salaires et l’absence d’assistance sociale, à limiter le nombre des enfants, rendant ainsi la ressource humaine plus rare et provoquant alors, grâce aux lois du marché, une hausse des salaires, qui finalement mettrait un terme à cet appauvrissement.

 

[9] De nombreuses études montrent l’existence et le développement d’un savoir-faire non formalisé, en dehors des circuits organisationnels officiels et des actions du management, qui constitue un atout très important.

 

[10] Les auteurs du Manifeste pour une comptabilité universelle (Gérard Schoun, Jacques de Saint-Front et Michel Veillard, L’Harmattan, Paris 2012) partent du constat de toutes ces insuffisances de la comptabilité actuelle et de son inadaptation au passage à la « soutenabilité » et proposent une démarche participative pour la mise en place de ce qu’ils appellent une « comptabilité universelle », dans le triple sens où 1/ elle prendrait en compte toutes les données qui doivent l’être, ressources humaines et ressources naturelles comprises, par exemple ; 2/ elle pourrait s’appliquer à toutes les entités, entreprises, pays, associations, régions, etc. 3/ elle serait la base d’une comptabilité de l’univers.

 

[11] René Passet, à propos du premier, résume : « L’individu est à la société ce que l’atome est à l’univers physique » (Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l‘histoire, Actes Sud, 2010, p. 256), et il voit dans le second un précurseur d’ « auteurs aussi divers que Marx, Keynes ou Leontief » (p. 209).

 

[12] Les indicateurs alternatifs au PIB, en particulier l’Indice de Développement humain (IDH), adopté par l’ONU, ne se présentent pas comme de simples indicateurs d’efficacité économique, mais plutôt comme des indicateurs de résultat humain et environnemental des effets de l’économie. J’ai évoqué dans un autre texte les critiques que l’on peut en faire à mon sens.

 

[13] Samuelson et Nordhaus, dans leur manuel « Economie » (Economica, Paris,  2005) indiquent clairement que « la comptabilité privée est à l’origine de la comptabilité nationale … Les comptables nationaux additionnent simplement les produits et les coûts des 10 millions d’exploitation identiques pour obtenir le PIB par deux voies différentes. » (pp. 432, 433). Evidemment, le calcul n’est « simple » qu’en théorie. Dans la pratique, de nombreux éléments sont à prendre en compte, qui ne sont pas des données immédiates. Voir notamment Stéphanie Dupays, Déchiffrer les statistiques économiques et sociales, Dunod, Paris, 2008, pp. 48et sq.

 

[14] Les prix sont corrigés de variations soit saisonnières soit jugées aléatoires, et les ingénieurs statisticiens parlent même de « volume » des échanges une fois qu’ils ont rétablis les prix en unité constante. Sans parler ici de la validité de ces calculs de redressement (on peut voir, en particulier, le livre de Stéphanie Dupays sur l‘élaboration des statistiques économiques et sociales), il n’en reste pas moins que la donnée de base est bien le prix.

 

[15] Blanche Segrestin, Armand Hatchuel, Refonder l’entreprise, Seuil, Paris, 2012.

 

[16] A titre d’exemple, les biens intermédiaires représentent le tiers des ventes de la région Haute Normandie (d’après http://www.logistique-seine-normandie.com/)

 

[17] cf. note 15

 

[18] « Mais, j`ai hâte de le dire, je ne regarde pas comme science l’ensemble incohérent de théories auquel on a donné depuis à peu près cent ans le nom officiel d'économie politique, et  qui, malgré l’étymologie du nom, n`est encore autre chose que le code ou la routine immémoriale de la propriété. Ces  théories ne nous offrent que les rudiments ou la première section de la science économique ». (P.-J. Proudhon, Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, Paris, Guillaumin et Cie, 1846, tome I, p. 2) Ce jugement de Proudhon, pour discutable qu’il est quant à ce qu’il implique comme conception de la science, n’en est pas moins fondé en ce qu’il caractérise l’ « économie politique » comme dépendante et limitée par le concept de propriété qui en est un des éléments fondamentaux. Les marchés sont des lieux de transferts non violents de propriété et les théories qui en font l’élément central de l’économie sont nécessairement fondées sur une conception juridique et légitimiste de la propriété.

 

[19] Marshall semble être le premier à avoir saisi le fait que le prix (valeur d’échange) ne reflétait strictement ni le coût, comme le veulent les partisans de la valeur travail, ni l’utilité-rareté, comme le veulent les défenseurs de la valeur d’usage, mais un compromis entre les deux.

 

[20] Voir Kenneth J. Arrow, Choix collectif et préférences individuelles, Paris, Calmann-Lévy, 1974. Cette « rationalité » supposée est jugée nécessaire à la mathématisation des théories, notamment si on utilise la théorie des jeux et pour les constructions axiomatiques du tandem Arrow-Debreu.

 

[21] L’exemple simple donné par Adam Smith se retrouve dans des situations contemporaines plus complexes où les entreprises recourent à des sous-traitants pour pouvoir consacrer plus de ressources (humaines, essentiellement) sur les activités les plus utiles pour leur cœur de métier.

 

[22] J. S. Mill est le premier à avoir forgé ce concept de valeur relative, (« Toute valeur est un rapport », Léon Roquet, John Stuart Mill, Principes d’économie politique, Guillaumin et Cie, Paris, p. 121)

 

[23] Il est vrai que Sismondi, Mill et même, avant eux, Smith, avaient bien décrit et analysé les rapports de force entre contractants, qu’il s’agisse des grandes compagnies de négociants ou de manufacturiers, souvent monopolistiques ou organisées en associations, ou encore des ouvriers prolétaires, démunis et isolés tant que les droits d’association n’étaient pas reconnus. Mais leurs successeurs ont en général mis l’accent sur une vue plus théorique du fonctionnement des marchés (sous l’influence d’une volonté de présenter l’économie comme une science neutre) et ont passé sous silence ou minoré le rôle proprement politique du marché.

 

[24] Cette question, qu’on peut caractériser comme celle d’utilités négatives, est traitée par les économistes sous le terme de « désutilité ». Toutes les gradations existent, depuis le produit peu utile (les médicaments peu efficaces et inoffensifs, par exemple), jusqu’aux produits entièrement nuisibles (la drogue), en passant par des produits utiles mais qui comportent des désutilités endogènes (les automobiles, utiles pour les déplacements, mais produisant des accidents et de la pollution), des produits qui pourraient être utiles mais présentent des dangers, des coûts élevés (les « nouveaux anticoagulants oraux » , NACO), etc.  Les puristes libéraux prétendront que l’utilité de ces produits est du ressort du jugement du marché, et non des autorités publiques ou des experts et moralistes. D’autres entreprennent de chiffrer la désutilité pour la retrancher de l’utilité et parvenir à une sorte d’utilité sociale nette. Mais la désutilité, même si elle a un coût, n’a pas de prix, et ce chiffrage dans le cadre conceptuel de l’économie de marché me semble illusoire, pour des raisons qui sont développées plus loin dans le texte.

 

[25] Bernard Maris :  « La monnaie est une créance indéterminée sur la richesse produite par la nation qui accepte cette monnaie » (Antimanuel d’économie, Bréal, Rosny, 2003, p. 218)

 

[26] On notera que le mot d’ « industrie » s’est étendu à toutes les branches de la production, et ne concerne plus seulement les productions « industrielles ». Cette évolution correspond à deux faits : l’industrialisation des processus de production, et la suprématie, dans les dix-neuvième et vingtième siècles des entrepreneurs industriels. Saint-Simon, déjà, décrivait la France « comme une grande manufacture », et fait remonter cette transformation progressive de la société féodale vers la société industrielle au XIIème siècle (d’après René Passet, ouvrage cité).

 

[27] Cf., parmi d’autres, David Graeber, Dette, 5 000 ans d’histoire, Les liens qui libèrent, Paris, 2013, Maurizio Lazzarato, La fabrique de l’Homme endetté, Editions Amsterdam, Paris, 2011.

 

[28] Le plus célèbre étant le dernier livre de Joseph Stiglitz, Le triomphe de la cupidité, Babel, Les Liens qui Libèrent, Paris 2010.

 

[29] Voir notamment David Graeber, Dette, 5000 ans d’histoire, Les Liens qui Libèrent, Paris 2013. Le crédit n’est pas apparu comme prêt d’argent, ce sont au contraire les lettres de créances qui sont devenues progressivement de la monnaie.

 

[30] Bernard Maris, dans son Antimanuel d’économie (Editions Bréal, Rosny, 2003) dissèque « l’économie d’endettement ».

 

[31] L’émancipation des banques centrales à l’égard des gouvernements minimise cette différence entre monnaie et lettre de crédit ordinaire.

 

[32] Une autre voie a été celle ouverte par Sergueï Podolinsky, tendant à une évaluation énergétique du travail. Une telle voie néglige évidemment la dimension intelligente du travail humain, qui ne saurait être réduit à la notion physique de travail. Voir sur Podolinsky René Passet, Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire, Actes Sud, Paris Les Liens qui libèrent 2010, p. 469 et sq.

 

[33] Adam Smith pose cette question dans La richesse des nations, et montre clairement que le salaire est le résultat d’un compromis social (d’un « marchandage », dit-il) et non une mesure scientifique du travail : « Il est souvent difficile d'établir la proportíon entre deux quantités différentes de travail. Le temps passé à deux sortes différentes d'ouvrages ne déterminera pas toujours seul cette  proportion. Les degrés différents de difficulté endurée et d’ingéniosité  déployée doivent également entrer en ligne de compte. Il peut y avoir  plus de travail dans une heure d”un ouvrage difficile que dans deux  heures d'une besogne facile, ou dans une heure d'application à un  métier dont l’apprentissage coûte dix ans de travail que dans un mois d'industrie dans un emploi commun et évident. Mais il n'est pas facile de trouver une mesure exacte soit de la difficulté soit de l’ingéniosité.  Il est vrai qu'en échangeant l'une contre l'autre les différentes productions de différentes sortes de travail, on tient compte communément des deux. Cependant, l'ajustement se fait, non par une mesure  exacte, mais par le marchandage et les transactions du marché, selon  cette sorte d'égalité approximative qui, quoique non exacte, suffit à la  poursuite des affaires de la vie ordinaire. »  (Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, Livre I, chapitre V)

 

[34] On a assez souvent souligné combien la crise provoquée par l’endettement excessif, non seulement des pouvoirs publics, mais aussi des entreprises et des particuliers, se traduit par une perte de liberté pour les débiteurs. A propos du travail dominical, Le Monde des 1er et 2/12/2013 cite le cas d’une employée, mère de famille qui, avec son mari, ne s’estime « pas mal payée », est néanmoins contrainte de travailler le dimanche pour payer les traites de ses crédits. Le rapport entre le temps et l’argent est là un fait incontournable et de tels cas sont paradigmatiques. Telle commune, Saint-Gervais-les-bains, en Haute-Savoie, doit renoncer à des projets de piscine et de crèche décidés en conseil municipal, à la suite d’un refus bancaire. Alcatel-Lucent doit gager ses brevets pour emprunter, et donc limiter sa marge de manœuvre en matière d’innovation technique. En 2011, la moitié de l’épargne des Français, d’après la revue Challenges a été consacrée au remboursement d’emprunts immobiliers. C’est évidemment autant qui n’est pas utilisé librement. Ce ne sont que quelques exemples, mais ils montrent clairement que l’argent représente un temps captif.

 

[35] Voir : Jones Lee M., The Value of Life: An Economic Analysis, University of Chicago Press, Chicago, 1976.

Le Ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de l’Aménagement du territoire, Service Économie, Statistiques et Prospective, Centre de documentation de l’Aménagement et des transports (CDAT), donne une bibliographie très fournie des études sur ce sujet à l’adresse suivante :

 http://www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/web_valeur_vie_humaine_cle7c611d_1_.pdf

Toutes ces études tendent à une monétarisation de la valeur de la vie, fondée en général sur un rapport coût/avantages des différentes mesures destinées à protéger ou prolonger la vie humaine. Cette démarche met en réalité les choses à l’envers : ce n’est pas la durée de vie qu’il faut traduire en argent, mais les sommes d’argent qu’il faut traduire en durées de vie.

 

[36] Cité par Bernard Maris, dans Antimanuel d’économie, Bréal, Rosny, 2003, p. 135.

 

[37] Dans Le Monde du 20 mai 2005.

 

[38] Les recherches sur les indicateurs de résultats économiques alternatifs au PIB ajoutent à celui-ci des indicateurs (dont généralement l’espérance de vie) représentant d’autres dimensions et d’autres valeurs que la « richesse » entendue traditionnellement comme un prix marchand (le PIB est le prix des richesses produites). Le BNB (Bonheur National Brut) du Bouthan introduit des éléments comme l’éducation, le respect des traditions culturelles, etc. L’IDH (Indice de Développement Humain) de l’ONU comporte des éléments comme l’éducation, les libertés publiques et le respect des droits humains, etc. Ces tentatives sont intéressantes, mais elles impliquent toutes des jugements de valeur moraux sur les différents éléments à prendre en compte et leur dosage dans l’indicateur composite final. 

 

[39] Le Monde, 30/10/2013

 

[40] Le Monde, 25/11/2009

 

[41] Le Monde, 18/04/2012

 

[42] Voir Danilo Dolci, Gaspillage, François Maspero, Paris, 1963. Ce livre présente une enquête sociologique sur la Sicile. Les systèmes agricoles, économiques, criminels et politiques y sont décrits et analysés au travers d’interviews des différents acteurs de toutes les classes sociales. On comprend en le lisant les mécanismes qui conduisent de la prédation des richesses par les classes dirigeantes et la Mafia, à un appauvrissement général, y compris de ces mêmes classes dirigeantes, et surtout à un gaspillage des ressources naturelles et humaines de l’île. Au-delà du cas sicilien, on peut percevoir que l’économie patrimoniale repose sur une violence généralisée et stabilisée en un ordre politique qui la conduit assez inévitablement au gaspillage des ressources.

 

[43] Le terme de « bioéconomie » recouvre deux réalités bien distinctes : d’une part un ensemble de doctrines théoriques qui entendent associer étroitement biologie et économie, et, d’autre part, une branche industrielle basée sur l’utilisation des dernières ressources de la biologie pour la production.

 

[44] Le Monde, 24-25/10/2010, citant un rapport du Programme mondial sur les espèces envahissantes.

 

[45] Le Monde 07-08/08/2013

 

[46] Le Monde du 29/11/2012

 

[47] Challenges du 21/06/2012

 

[48] Paul A. Samuelson et William D. Nordhaus : «  L’économie est l’étude de la façon dont les sociétés choisissent d’utiliser des ressources productives rares qui ont différents usages possibles, afin de produire des marchandises de types variés et de les répartir entre différents groupes. » (Economie, Economica, Paris, 2005, p. 15)

 

[49] Marx parle des « services gratuits » rendus par le « travail d’autrefois », ainsi que de ceux rendus par les « forces naturelles, l’eau, la vapeur, l’électricité, etc. » (Le Capital, Editions sociales, Paris, 1976, Livre premier, tome I, p. 433).

 

[50] « (Le travail humain) est une dépense de la force simple que tout homme ordinaire, sans développement spécial, possède dans l’organisme de son corps. Le travail simple moyen change, il est vrai, de caractère dans différents pays et suivant les époques ; mais  il est toujours déterminé dans une société donnée. Le travail complexe (skilled labour, travail qualifié) n’est qu’une puissance du travail simple, ou plutôt n'est que le travail simple multiplié, de sorte qu'une quantité donnée de travail complexe correspond à une quantité plus grande de travail simple. L'expérience  montre que cette réduction se fait constamment. Lors même qu'une marchandise est le produit du travail le plus complexe, sa valeur la ramène, dans  une proportion quelconque, au produit d'un travail simple, dont elle ne  représente par conséquent qu'une quantité déterminée. Les proportions diverses, suivant lesquelles différentes espèces de travail sont réduites au travail simple comme à leur unité de mesure, s'établissent dans la société à l'insu des  producteurs et leur paraissent des conventions traditionnelles. Il s`ensuit que,  dans l'analyse de la valeur, on doit traiter chaque variété de force de travail  comme une force de travail simple. » (Karl Marx, Le Capital, Editions sociales, Paris, 1976, Livre premier, tome I, p. 48.

 

[51] Karl Marx, Le Capital, Editions sociales, Paris, 1976, Livre premier, tome I, p. 144

 

[52] D’ailleurs, Marx lui-même, après avoir longuement expliqué que la seule source de valeur consistait dans ce temps de travail socialement nécessaire, s’empresse, pour calculer la valeur produite par ce travail, de le convertir en monnaie !

 

[53] La réduction du débat économique à ce choix entre plus ou moins d’Etat s’est cristallisée après la parution du livre de Friedrich A. Hayek, en 1946, La route de la servitude (5ème édition aux PUF, Paris, 2010).

 











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