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Lecture : Contre la méthode |
Dernière mise à jour le 08/04/2016 |
La première édition anglaise est de 1975 et la première traduction française de 1979. Le livre, sous-titré Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance, est dédié à Imre Lakatos, "ami, et frère en anarchisme". Quelle est la méthode contre laquelle Feyerabend s'insurge ? Il s'agit de la synthèse entre la logique formelle et l'empirisme telle que l'a formulée Carnap sous le nom de positivisme logique, et qui est, selon Feyerabend, l'épistémologie implicite de la science contemporaine. Son objectif est de montrer que cette "méthode" n'est pas productive, n'est pas celle effectivement suivie par les grands découvreurs, et qu'elle conduit même à des erreurs notoires. Pour cela, il s'appuie sur plusieurs exemples de l'histoire des sciences, et notamment sur celui de Galilée. Les principaux points qu'il relève à propos de Galilée sont les suivants : 1 Les théories de Galilée ne sont pas déduites des observations 2 Certaines observations sont contraires à ses théories ou appuieraient même les thèses de ses adversaires géocentristes. 3 Ses observations reposent non sur la perception directe et effective, mais sur un montage (le télescope) dont Galilée ne maîtrisait pas la théorie. 4 Il transpose sans légitimité épistémologique des observations et des généralisations qui sont valables sur la Terre aux phénomènes célestes. Ce n'est pas le lieu d'analyser ces critiques en détail, d'autant que Feyerabend n'en fait pas reproche à Galilée, au contraire, son argumentation est de prendre appui sur la valeur avérée des découvertes de Galilée pour condamner l'observance rigide des règles admises de la méthode scientifique. Le Galilée de Feyerabend est un contestataire qui justifie l'anarchisme épistémologique. Il me semble néanmoins qu'on peut opposer à Feyerabend les remarques suivantes: 1 Les théories de Galilée ne sont pas déduites des observations : Galilée n'est pas empiristes et son propos n'est pas d'induire des lois à partir des phénomènes, mais de recourir à l'expérience pour montrer que les conceptions coperniciennes en rendent mieux compte que les théories aristotéliciennes. 2 Certaines observations iraient plutôt dans le sens des aristotéliciens : c'est le contraire qui serait étonnant. Comment imaginer que l'aristotélisme ait tenu si longtemps et ait même encore à l'époque de Galilée autant de défenseurs si aucune observation ne venait en confirmer les thèses ? Rappelons aussi qu'Aristote lui-même attachait une grande importance à concilier les Idées et les sensations. 3 A propos du télescope, Galilée ne prétend pas en avoir une maîtrise théorique, mais seulement "suffisante" pour que ses observations soient utilisables. 4 Abolir la distinction théorique entre phénomènes terrestres et phénomènes célestes est précisément l'essence du programme galiléen de mathématisation de la physique, car cette mathématisation suppose qu'aucun lieu ni aucune direction dans l'espace ait un privilège quelconque ou des loi qui lui seraient spécifiques. Les remarques de Feyerabend n'ont donc rien de révolutionnaire. Elle ne font pas de Galilée un "anarchiste" épistémologique, mais seulement un esprit libre. Qu'en est-il donc, dans ce livre, de "l'anarchisme épistémologique", qui sera développé plus tard,et de façon plus théorique dans "Adieu la raison" ? Cet anarchisme s'entend de deux manières. D'abord, dans un sens assez classique et évident, de liberté totale de penser et de diverger des opinions reçues, de liberté de l'imagination, de rejet des règles établies, etc. Mais il y a aussi un sens plus technique, proprement épistémologique. Le vingtième siècle a été marqué par le développement extraordinaire des mathématiques et la recherche des fondements de cette science, à travers une élaboration poussée de la logique formelle. Cette tendance a beaucoup influencé la philosophie en général et l'épistémologie en particulier, en donnant naissance, notamment, au positivisme logique, que dénonce Feyerabend comme une sorte de nouvelle scolastique. Or, dans "anarchisme", il y a la racine grecque "archè", qui désigne à la fois le pouvoir (monarchie, hiérarchie, etc.) mais aussi le commencement, le principe, le fondement (archétype, archéologie, etc.), et la proposition implicite de Feyerabend, c'est celle d'une science qui s'abstiendrait de se justifier toujours par ses fondements. La géométrie d'Euclide est devenue "une" géométrie parmi d'autres lorsqu'on s'est avisé que l'on pouvait décider de la fonder sur d'autres axiomes que ceux d'Euclide, et les mathématiciens sont ensuite partis à la recherche des "vrais" fondements des mathématiques, qui assoiraient sur des bases solides et Euclide et Riemann. Ce que suggère Feyerabend, c'est une science qui se satisferait de ses propres justifications, sans chercher à se donner des "fondements" indiscutables. La question n'est pas de savoir si c'est possible, mais plutôt de savoir si c'est souhaitable. En fait, toute théorie a des fondements, à la fois logiques et empiriques. Feyerabend a sûrement raison de rejeter l'idée de fondements absolus et inconditionnellement acceptables. Mais il me semble par ailleurs indispensable que toute théorie s'interroge et éclaircisse autant que possible les présupposés et les acquis factuels sur lesquels elle se fonde. Il ne s'agit pas de chercher des fondements solides, ou plus solides que les autres, mais de chercher quelle est la solidité des fondements, explicites et implicites, de nos théories.
Avril 2016 |