Georges Brossard



Faire et connaître

Chapitre 2 : Etre et valeur sont essentiellement distincts

Dernière mise à jour le 01/01/2016

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Note : ce texte date d'une dizaine d'années et est en cours de réécriture

  

Dans le précédent chapitre, il est apparu que des jugements de valeurs sont fréquemment contenus implicitement dans des énoncés de fait. Par exemple, parler de la "nuit de la Saint Barthélémy" contient un autre jugement de valeur que parler du "massacre de la Saint Barthélémy", même si les deux énoncés se réfèrent aux mêmes faits de la nuit du 24 Août 1472. Mais, au-delà de cette proximité, souvent contagieuse, entre facticité et valeur dans les énoncés, il est souvent supposé une certaine identité dans les référents des énoncés. Il a été signalé que la valeur ne devait pas être confondue avec ce à quoi elle est affectée. Cela se comprend facilement en économie, par exemple, et personne ne confond la valeur d 'une marchandise et cette marchandise elle-même. La valeur est une qualité affectée à la marchandise qui lui confère une fonction sociale d'échangeabilité et la situe dans l'échelle d'échangeabilité. La marchandise elle-même, au contraire, est particulière et liée à un usage déterminé. La valeur d'un produit donné peut évoluer sans que ce produit soit modifié, des modifications du produit n'induisent pas automatiquement des variations de sa valeur. Dans les autres domaines, la confusion est beaucoup plus fréquente entre la valeur et l'être auquel elle est attribuée. Par exemple, en politique, un certain nombre de jugements de valeurs sont fondés sur le fait que les choses étaient telles ou telles "à l'origine", qu'il s'agisse de l'Age d'or, ou de ce que concevaient les initiateurs d'un système, et que, par conséquent, il est souhaitable de retourner à cet état de choses. Il ne s'agit pas ici de juger si ce retour est bon ou mauvais, mais de constater qu'il est jugé bon comme conséquence de son existence passée. Voilà pour les positions dites réactionnaires ou passéistes. Mais les positions progressistes ont la même démarche intellectuelle lorsqu'elles supposent désirables un état de choses à venir parce que jugé inéluctable, comme le faisait le socialisme dit scientifique de Marx et Engels à propos de l'avènement du communisme. D'une façon plus générale, la question envisagée ici est celle de savoir si être et valoir sont déductibles l'un de l'autre et, si oui, dans quelles conditions.

Il arrive fréquemment que les spécialistes d'une discipline dispensent, non seulement des conseils aux populations et aux gouvernements, mais aussi des indications sur ce qui est bon ou mauvais. En économie, par exemple, on détermine a priori ce qu'est une bonne économie et on en déduit ce qu'il faut faire pour s'en approcher. Le parallèle est souvent établi avec la médecine. On se demande, par exemple, ce qu'il faut faire pour que l'économie occidentale "retrouve sa bonne santé". En fait, il y a là trois questions distinctes :

1. Qu'est-ce que la "bonne santé" ?

2. La "bonne santé" doit-elle être recherchée ? Si oui, à quel prix ?

3. Par quelles voies et moyens peut-on s'en approcher ?

Cette troisième question, celle du comment, relève manifestement des compétences du spécialiste, sous réserve, bien sûr, que celles-ci soient établies et vérifiées, ce qui n'est pas toujours le cas pour les médecins et l'est plus rarement encore pour les économistes. Néanmoins, aussi bien la recherche de ces compétences que leur contrôle doivent se faire par rapport à l'étude de la réalité, de ce qui est.

La deuxième question est souvent passée sous silence, tant la réponse affirmative semble aller de soi. Pourtant, certains malades, dans certaines situations, préfèrent ne pas se soigner et conserver certaine maladie plutôt qu'en risquer une autre ou endurer des soins qu'ils trouvent trop douloureux. C'est là une question de valeur, de prix attaché par un sujet donné, dans une situation donnée, à une certaine recherche, un certain effort. Il est rare que la question soit posée à propos des politiques économiques, comme de beaucoup d'autres choix collectifs. Elle ne l'est pas soit parce qu'on ne souhaite pas engager un débat sur ce choix, soit, aussi, parce qu'on considère que la valeur qui nécessairement précède toutes les autres, est la recherche de la survie. Il n'y a alors plus que des problèmes "techniques", relevant de la recherche des voies et des moyens. Mais ce raccourci met évidemment de côté la question de la valeur de cette survie et de quelle sorte de survie doit être recherchée, puisqu'alors cette question devient une question "technique" et non plus morale. Ainsi, même si la question de la valeur était simple, il reste qu'elle ne peut pas, sous peine d'être niée ou transformée, être résolue à partir de l'étude de l'existant.

La première question montre une différence importante entre la médecine et l'économie. Ce n'est pas le médecin qui détermine ce qu'est la bonne santé, mais le patient qui détermine ce qui le fait souffrir. Transposé de l'individuel au collectif, la détermination par le médecin, sous la forme d'un idéal positif à atteindre, de ce qu'est la bonne santé conduit à l'eugénisme. La "bonne santé", de même que le "beau temps" se déterminent d'abord par l'absence de ce qui est mauvais. Les spécialistes peuvent alors réfléchir à leurs modèles de l'existant et déterminer quelles sont les conditions dans lesquelles le fonctionnement de ceux-ci induirait le moins de ces effets jugés, par ailleurs (c'est-à-dire sur le plan axiologique et non sur le plan scientifique), indésirables. Mais ces conditions ne sont alors optimales que par rapport aux jugements de valeur qui décrètent indésirables les effets qu'ils permettent d'éviter. Elles relèvent dans ce cas de la question 3, des voies et moyens, et dépendent des choix qui sont établis sur le plan axiologique par rapport à la question 2.

Il est maintenant fréquent, notamment en économie ( mais l'économie transpose souvent ses modèles dans d'autres domaines, notamment dans la politique économique, puis dans la politique tout court ), de considérer que toute situation comporte pour chacun des acteurs un optimum définissable par le calcul, la théorie n'ayant plus ensuite qu'à indiquer la marche à suivre pour atteindre cet optimum. Le calcul est basé sur une théorie mathématique des jeux et de la probabilité et part de la maximisation des gains dans un jeu. Les théorèmes issus de la considération de ces modèles sont ensuite appliqués à la situation réelle telle qu'elle est analysée et réduite, dans "ses grandes lignes", à une structure ressemblant au modèle, et chaque acteur n'a plus qu'à faire tourner ses calculettes pour prendre "la bonne décision". Cette démarche est intéressante mais passe sous silence le problème préalable qui est de définir ce qu'on entend par "gain". Qu'est-ce qui sera considéré et par qui comme un "gain"? Autrement dit, c'est la question de la valeur qui est escamotée au profit d'un calcul supposé entièrement objectif. Cela peut se comprendre à l'aide de plusieurs hypothèses, rarement explicitées :

1. On peut sous-entendre que la valeur est communément admise par tous et qu'il n'y a pas lieu de la définir une nouvelle fois ;

2. On peut aussi supposer que chaque acteur a pour valeur sa propre survie et/ou son propre développement, en se référant à une nature implicite ;

3. On peut aussi dire que la valeur de la décision se révélera "naturellement" par son propre succès, la "bonne décision" s'auto-validant par ses conséquences, bonnes elles aussi ;

4. On peut admettre que la démarche est un modèle général qu'il appartient à chaque sujet d'adapter à ses buts et sa situation ;

L'hypothèse n°1 n'est pas philosophique, puisqu'elle consiste à accepter une doxa sans examen critique. (On voudra bien noter que le fait de qualifier une hypothèse comme "non philosophique" n'implique pas de la rejeter systématiquement, mais de la considérer toujours avec méfiance)

L'hypothèse n°2 se réfère à une "nature humaine", qui serait bonne par principe, non pas, comme chez Rousseau, parce que l'homme est supposé bon, mais parce qu'il serait bon par définition qu'il suivît sa nature. Evidemment, deux cas peuvent se présenter :

1. Ou bien la "nature humaine" ainsi envisagée est définie par le théoricien, et alors, cela revient à baptiser "nature" des valeurs non explicitées en tant que telles;

2. Ou bien elle n'est pas explicitée et il est sous-entendu qu'il faut la prendre telle qu'elle se présente, et alors cela implique que la "bonne décision", en tout état de cause, ne peut consister qu'à suivre sans discussion toute inclination qui se présente, c'est-à-dire que toute décision sera "bonne" par le seul fait qu'elle est prise, puisqu'elle sera alors comprise dans la "nature" non définie. Donc aucune décision n'est meilleure qu'une autre.

L'hypothèse n°3 se réfère à une tradition qui se qualifie souvent de "pragmatiste". Cette extension éthique du pragmatisme épistémologique est peut-être conforme à l'esprit de celui-ci. Quoi qu'il en soit, cette extension suppose que c'est le résultat, autrement dit l'existant, qui fonde la valeur. Il y a donc un jugement de valeur implicite lorsqu'on ne connaît pas le résultat de l'action. Aucune décision n'est bonne avant d'être prise. Toutes le sont une fois qu'elle sont prises.

L'hypothèse n°4 renvoie évidemment à une décision individuelle sur la détermination des valeurs. L'individu est fondateur des valeurs. Là encore, deux cas au moins sont à envisager :

1. Si on entend par là que l'individu est fondateur des valeurs en tant qu'organisme biologique, la valeur est quelque chose comme son "élan vital" ou sa "volonté de puissance", et on est, en fait renvoyé au cas n°2.

2. Si on entend par là que l'individu est fondateur des valeurs en tant que sujet des jugements de valeur, la question posée est celle de la "faculté de juger" et de la valeur de vérité éventuellement appliquée à la valeur morale ou esthétique. Ce point est examiné dans le chapitre suivant. Pour l'instant, on constate que cette "faculté de juger" est elle-même plus une valeur qu'une existence, valeur que le philosophe s'efforce de développer avec méthode.

Vaut-il mieux être que ne pas être ? C'est ce qui est souvent affirmé ou impliqué par des raisonnements dont on trouvera des exemples dans le texte "Sur quelques sophismes actuels". Plusieurs types de confusions sont à la base de ces raisonnements : confusion entre l'être et la vie (si la vie vaut mieux que la non-vie, et qu'on l'identifie à l'être, alors il vaut mieux être que ne pas être), confusion entre l'être et l'avoir (si l'avoir, la richesse, vaut mieux que la pauvreté, et que les richesses sont identifiées à l'être, par exemple parce qu'elles sont produites, sont des choses, etc. , alors être sera préférable à ne pas être); confusion entre l'être et la pureté d'une chose (si la pureté, ce qu'était cette chose à l'origine vaut mieux que ses avatars, alors l'être, identifié à cette pureté, originelle ou essentielle, vaut mieux que le devenir), confusion entre le destin, le devenir, l'histoire et l'être (si l'histoire a un sens, alors il faut adhérer à ce sens qui est notre véritable être), etc. Tous ces pseudo-raisonnements reposent sur des confusions de sens et des amalgames infondés, voire de simples homonymies, et participent d'une même confusion générale entre l'être (ou ce qu'on affirme comme tel) et la valeur.

Des propositions normatives ou évaluatives sont souvent présentées comme purement descriptives. Ainsi, par exemple, "Jacques Chirac range la Russie parmi les démocraties" serait du même ordre que "Linné range le tigre dans le genre felis". Pourtant, il est clair que Jacques Chirac comptait, en opérant cette classification, donner une valeur positive à l'évolution de la Russie. Réciproquement, des propositions descriptives sont souvent affectées d'une valeur morale ou politique, comme, par exemple, "l'homme est un cousin du singe". Les confusions entre description et évaluation peuvent être considérées comme relevant de la connotation linguistique. Néanmoins, elles entraînent souvent des débats passionnés dans lesquels la réalité est censée apporter des arguments à l'axiologie, ou les valeurs déterminer l'être.

Ce qui est est, ni bon, ni mauvais par le seul fait d'être. La divinité dans le monde est une façon d'y introduire un principe qui indiquerait dans l'être ce qui a de la valeur. Mais les dieux, s'ils existent, nous sont indifférents (Epicure). La Nature, si cette idée correspond à une réalité, nous est indifférente (Spinoza). Dieu, s'il exite, est-il bon ? la réponse est "non", si cette bonté doit être mesurée à l'aune humaine. Les voies de Sa Providence nous sont impénétrables. Il nous envoie peut-être le Mal et le malheur pour notre bien, mais nous ne pouvons pas le savoir autrement que par foi. Ainsi, une valeur qui doit avoir un sens humain est une invention purement humaine.

Le monde nous est étranger, lorsque l'homme choisit, c'est une révolte contre l'être. La valeur signifie une opposition à l'être. L'être ne saurait induire aucune valeur.

Inversement, aucune valeur ne saurait à elle seule déterminer un élément à être. Elle peut seulement inciter des humains à faire des efforts pour l'incarner, la réaliser, mais ceci est une autre affaire.

Tirer le devoir-être de l'être revient à nier l'exigence du devoir-être. L'être ne peut déterminer le devoir-être.


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