Georges Brossard



Faire et connaître

Chapitre 3 : Qu'est-ce qu'être vrai ?

Dernière mise à jour le 01/01/2016

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Note : ce texte date d'une dizaine d'années et est en cours de réécriture

  

Dans les deux chapitres précédents, il a été examiné ce que sont les valeurs en général et en quoi être et valeur sont irrémédiablement irréductibles l'un à l'autre. Maintenant, ces réflexions générales doivent être recentrées et appliquées à cette valeur particulière qu'est la vérité. On a discrédité la notion de vérité ? Très bien, mais de quoi s'agit-il ? Qu'est-ce qui a perdu son crédit ?

Définir la vérité ne signifie pas nécessairement qu'on en affirme l'existence. Elle sera définie ici comme la qualité de ce qui est vrai, comme le rouge est la qualité de ce qui est rouge. Par exemple, on peut définir la couleur rouge comme la lumière émise par un objet entre telle et telle longueur d'onde. Cela ne veut pas dire qu'il existe de tels objets émettant cette lumière, ni que cette lumière existe ou soit même possible, mais que, si on rencontre des rayons lumineux dont la longueur d'onde se situe dans la frange spécifiée, alors nous dirons qu'il y a quelque chose de rouge, ou plutôt "du rouge" dans telle portion d'espace-temps.

D'abord, et dans la lignée de ce qui a été dit pour distinguer la valeur de ce à quoi on l'affecte, il faut bien distinguer entre 1/"Ce qui est vrai" = "proposition vraie", éventuellement, "croyance vraie" et 2/ "le fait que c'est vrai", et "en quoi ou pourquoi c'est vrai".

La philosophie peut être dogmatique ou critique. La dogmatique se réfère à 1/, la critique à 2/. La philosophie critique a pour but de proposer des outils d'évaluation (critique = jugement) des dogmae. Les remarques langagières ci-dessous ne seront peut-être pas inutiles pour préciser en quel sens les mots sont utilisés dans la suite de ce texte.

Doxa, doxème

Par doxa, on entendra l'opinion, c'est-à-dire un ensemble d'assertions non vérifiées ou insuffisamment vérifiées, qui sont tenues en dehors de toute évaluation critique. Un doxème, c'est un élément, un contenu de doxa. La philosophie fournit un effort méthodique d'examen critique de la doxa. Cela suppose une élucidation du sens de la doxa et une évaluation de sa vérité éventuelle.

(Cf. Vico Des éléments (Science nouvelle, Livre I , Section seconde) : §142 "Le sens commun est un jugement sans réflexion communément porté par tout un ordre, par tout un peuple, par toute une nation, par le genre humain tout entier.")

Dogma, dogmatique

Le sens le plus courant se rapporte à la religion. Ici, il s'agira plus généralement des enseignements positifs que proposent certaines doctrines. La dogmatique s'entend dans le sens sceptique comme ce qu'affirme un penseur, alors qu'il devrait plutôt suspendre son jugement. La dogmatique peut être philosophique si elle a fait l'effort de passer au crible de la critique la doxa. Evidemment, le sens usuel et péjoratif de "dogmatique" signifiant une attitude rigide et fermée à toute critique n'a pas cours dans ce texte.

Critique, critère

La critique se rapporte à l'exercice du jugement. Le critère est ce qui fonde le jugement. La philosophie se propose d'aider de façon méthodique et organisée le jugement dans ce sens. On distingue les jugements de fait, qui se rapportent aux êtres tels qu'ils sont, et les jugements de valeur, qui leur attribuent certaines valeurs (plus ou moins beaux, bons, vrais, justes, souhaitables, etc.)

Epistémologie

C'est la partie de la philosophie qui concerne la valeur de vérité des jugements de fait. Elle comporte un aspect analytique, basée sur l'histoire des sciences, et un aspect normatif, qui donne des règles à utiliser dans la critique.

Scepticisme

Le Scepticisme n'a pas pour objet de nier la possibilité de la connaissance, mais de légitimer le doute, d'infirmer la certitude, d'enseigner à assumer la suspension de jugement, et à préférer celle-ci à une dogmatique mal établie et qui servirait de fondement à des attitudes erronées, mensongères, injustes ou dangereuses.

Ces définitions étant précisées, elles fournissent un cadre à la question : "En quels sens la vérité peut-elle être une valeur ?" Trois types de réponses au moins sont à envisager :

1. Parce qu'elle serait désirable en elle-même, par exemple, elle vaudrait mieux que l'erreur ou le mensonge.

2. Parce qu'une croyance vraie serait bénéfique, soit

2.1. parce qu'elle donne un pouvoir d'action sur le réel

2.2. parce qu'elle rend heureux.

3. Parce qu'elle est une valeur attribuable à une proposition dans le calcul des propositions.

Dans le premier sens, la vérité s'oppose en effet au mensonge et à l'erreur. On peut argumenter en faveur de ces derniers, mais on rencontre quand même très rapidement des difficultés : aucune société ne saurait reposer sur la prévalence régulière du mensonge, aucune vie ne saurait durer si le comportement est basé de façon régulière sur la préférence donnée à l'erreur, et, enfin, que penser d'un raisonnement qui se veut démonstratif et préconise la fausseté plutôt que la vérité? Evidemment, on peut argumenter sur l'idée que la société et la vie ne seraient pas en elles-mêmes des valeurs absolues et indiscutables, bien que cette argutie suppose à la fois la vie et la société. Ce qui est établi en tout cas, c'est que la société comme la vie ont besoin d'une certaine confiance, et cette confiance repose sur la croyance en la vérité de ce en quoi on a confiance. En anglais, "true" signifie non seulement "vrai", mais aussi "sincère" et "fidèle". Ces proximités sémantiques n'impliquent évidemment pas d'identité entre les concepts, mais dénotent une connexion entre les comportements liés à la confiance et ceux liés à la vérité. Aucune épistémologie, aussi "froidement scientifique" se voudrait-elle, ne saurait ignorer cet aspect de la question.

La question est alors de savoir ce que l'on entend par "croyance". Le terme peut recouvrir une décision d'adhésion à un dogma (auquel on attribue alors la valeur "vrai") ou, au contraire, indiquer la présence d'un doute et du rejet de la vérité comme fondatrice de certitudes. Ce point sera examiné plus bas à propos de la certitude et de la probabilité. Pour le moment, on conservera la conclusion que, même réduite à la probabilité, la vérité est une valeur supérieure à l'erreur et au mensonge, et qu'elle est fondatrice de la confiance qui, elle, permet à l'homme de payer de sueur et de larmes les autres valeurs qu'il décide de défendre.

Le deuxième sens évoqué ci-dessus repose en partie sur l'inversion du rapport qui vient d'être signalé entre le côté "objectif" de la notion de vérité et son côté émotionnel et affectif. Alors que c'est le côté véridique d'une indication qui va fonder la confiance du sujet dans la description qui lui est faite d'une situation et son engagement éventuel pour y défendre certaines valeurs, c'est l'inverse qui est ici supposé : "puisque vous avez besoin de confiance, croyez, peu importe la vérité de ce en quoi vous croyez!"

Le sens évoqué en 2.1. correspond à l'enthousiasme de Descartes pour la vérité qui nous rend "comme maîtres et possesseurs de la nature". Est-il bon de maîtriser et posséder la nature ? Quelle que soit la réponse à cette question d'ordre moral et politique, on ne domine la nature qu'en obéissant à ses lois, que Descartes a cherché à établir. Pour lui, est vrai ce qui apparaît tel avec évidence, et la nature du vrai ne dépend pas de son intérêt. Mais on est allé plus loin dans cette démarche jusqu'à décider qu'est vrai tout ce qui a une conséquence heureuse. Que peut-on entendre par là ?

Une interprétation pragmatiste : sera vraie (ou probable, cf. infra) une hypothèse dont la mise en œuvre produit les résultats prévus, et c'est ce succès qui en fera la valeur : le vrai n'a d'intérêt que parce qu'il permet de dominer le réel

Une interprétation utilitariste : sera vraie une croyance qui produit, par ses effets pratiques, le bonheur.

Dans les deux cas, on est ramené à l'idée que la vérité n'a pas de valeur intrinsèque, mais seulement relative à une autre finalité. Cette attitude renie la recherche dite "désintéressée" de la vérité. Sans être parfaitement contradictoire, elle est difficilement compatible avec la conclusion du 1. ci-dessus. On ne saurait évidemment pas rejeter la recherche "intéressée", financée par les intérêts économiques ou politico-militaires, qui est aussi ancienne que la science elle-même, mais il est bon de garder en mémoire qu'elle n'a pas alors pour valeur fondamentale la vérité.

 Dans le dernier sens (3.), la vérité est une qualité, éventuellement attribuable à des objets dont la nature sera examinée dans le chapitre suivant ( les "truth-bearers" des anglo-américains ). Il est essentiel de distinguer ce qui est vrai (ou non) du fait que c'est vrai et de ce qui fait que c'est vrai. La différence est très semblable à la différence introduite par les Scolastiques entre les définitions par l'extension et les définitions par la compréhension. Les premières désignent les objets définis, les secondes en fournissent le concept. Il se peut que la Bible soit la vérité, c'est en tout cas, ce que pensent les fidèles des monothéismes dits "du Livre". En extension, la vérité est donc le contenu du Livre. Tout ce qui y figure est vrai, tout ce qui n'y figure pas est faux. En compréhension, la question est plus complexe, puisque la vérité va dépendre de la définition de ce qui fait la vérité du Livre. Par exemple, on pourra dire que le Livre est la Parole de Dieu. Si, alors, Dieu vous envoie un message (par téléphone ou tout autre moyen à Sa convenance), ce message, bien que non contenu dans la Bible, sera vrai. L'épistémologie, telle qu'elle est entendue ici, ne consiste pas à dire ce qui est contenu dans la Bible, ou dans la Science, ou dans la Conscience, ni dans les messages divers que l'humanité ne cesse de recevoir (de la Nature, d'elle-même, etc.), mais en quoi la valeur "vrai" peut éventuellement être attribuée, ou refusée, à ces contenus et messages (par exemple, s'ils sont envoyés par Dieu, etc.).

Cette distinction entre ce qui est vrai et le fait que c'est vrai, associé au fait que la vérité est une valeur, c'est-à-dire non pas un état, mais un devoir-être, conduit à la conclusion qu'être vrai n'est pas une situation stable. Ce n'est pas , non plus, une situation instable, dans le sens de précaire, provisoire, et toujours soumise à accident. Elle n'est pas une situation du tout, pas un état, mais plutôt une valeur vers laquelle tend toute proposition. Comme toute valeur, elle a des degrés de réalisation, des incarnations diverses. Une idée est plus vraie qu'une autre, vraie dans un sens et pas dans un autre, plus vraie si elle est précisée de tel point de vue, etc. Cette variation, cette vie de la vérité n'est pas possible si on confond la vérité avec ce qui est vrai, car alors la vérité se trouve figée une fois pour toutes dans son incarnation. Dire que x est vrai n'est pas difficile ; dire en quoi et pourquoi est plus difficile et porteur d'enrichissements réels.

Sophistes et Sceptiques rejettent les vérités dogmatique. Mais les Sophistes les rejettent parce que la vérité ne les intéresse pas. Ce qui les intéresse, c'est de gagner une polémique intellectuelle, d'emporter l'adhésion à un dogma, peu importe que ce dogma soit vrai ou faux. Les Sceptiques les rejettent au contraire parce que la vérité leur est chère, et rare, tellement rare qu'ils la jugent pratiquement inaccessible. Ils conseillent de s'abstenir plutôt que de proclamer vrai ce qui ne l'est peut-être pas. Le Sophiste, lui, proclamera vrai ce qui lui convient.

Mais les deux se heurtent à la même contradiction qu'on leur oppose toujours : s'ils ne se contentent pas d'affirmer de façon péremptoire et non argumentée ("dogmatique", au sens péjoratif du terme ) leurs conclusions, c'est qu'ils attribuent une certaine valeur de vérité à certains de leurs arguments. Et, en fait, ils s'appuient souvent sur ce qu'ils combattent.

Certitude et probabilité

La certitude est soit un sentiment, soit une probabilité égale à un. Une certaine confusion entre ces deux notions de certitude est courante et conduit à l'erreur selon laquelle le vrai se reconnaîtrait à son caractère de certitude, ou bien encore, à donner, dans le système de la philosophie, comme fonction à la vérité, celle de nous fournir des certitudes. Hegel fournit un exemple de ces confusions :

"Pour établir la loi que les pierres, soulevées au-dessus de la terre et abandonnées à elles-mêmes, tombent, la conscience n'exige pas que l'épreuve ait été faite sur toutes les pierres. Elle dit bien que cela doit avoir été essayé avec bon nombre de pierres, d'où on peut ensuite conclure pour les autres par analogie, avec une très grande probabilité, ou même de plein droit. Cependant l'analogie ne donne aucun droit plein, mais en vertu de sa nature elle se réfute elle-même si souvent, qu'à vouloir conclure d'après l'analogie même l'analogie ne permet de tirer aucune conclusion. La probabilité à laquelle se réduirait le résultat de l'analogie, perd, eu égard à la vérité, toute différence d'une plus ou moins grande probabilité ; qu'elle soit aussi grande qu'elle voudra, elle n'est rien à l'égard de la vérité." Pour Hegel, la vérité n'est vraie que si elle est certaine. " Mais l'instinct de la raison accepte en fait de telles lois comme vérité ; c'est seulement en rapport avec leur nécessité qu'il ne connaît pas, qu'il est conduit à faire cette distinction ; et il rabaisse la vérité de la chose même à la probabilité pour désigner la façon imparfaite selon laquelle la vérité est présente pour la conscience, une conscience qui n'a pas encore pénétré à fond la nature du pur concept ; l'universalité est en effet présente seulement comme simple universalité immédiate. Mais en même temps, en vertu de cette universalité, la loi a une vérité pour la conscience ; le fait que la pierre tombe est vrai pour elle parce que la pierre est pesante, c'est-à-dire parce que dans la pesanteur en soi et pour soi, la pierre a le rapport essentiel avec la terre, rapport qui s'exprime comme chute. La conscience a ainsi dans l'expérience l'être de la loi, mais elle a également cette même loi comme concept, et c'est seulement par l'ensemble de ces deux circonstances que la loi est vraie pour la conscience, elle vaut donc pour elle comme loi parce qu'elle se présente dans le phénomène et parce qu'en même temps elle est en soi concept" (Hegel Phénoménologie de l'Esprit, traduction de Jean Hyppolite, Paris, Aubier-Montaigne, 1939. Tome I)

Seule la vérité "en soi" serait certaine et donc vraie, par opposition à la vérité par analogie qui serait "seulement" probable. Ce genre de raisonnement conduit à l'exigence d'une vérité absolue, transcendante et certaine. Une telle conception de la vérité n'est-elle pas indispensable pour établir la confiance dont il était question au début de ce chapitre ? Là encore, une confusion est sous-jacente : confusion entre confiance et certitude. La confiance ne provient pas de la certitude, mais de la connaissance critique des raisons qui éventuellement fonderaient cette certitude. Ceci apparaîtra dans l'exemple suivant : un doute existe sur l'authenticité d'une pièce de collection. Deux experts sont mandatés. L'un est certain et proclame immédiatement la pièce authentique. L'autre hésite, demande un délai supplémentaire pour conduire de nouvelles analyses et conclut qu'elle est peut-être authentique. L'esprit critique accordera plus de confiance au second, bien qu'il ne fournisse aucune certitude. (Hegel aurait peut-être choisi le premier expert …)

"Vrai" ne veut pas dire "certain". On peut ne pas être certain que x est vrai, et néanmoins que ce soit le cas. Inversement, on peut être certain qu'il est faux alors qu'il est vrai ("Le vrai a le son du faux ", Lao-tzeu, La Voie et sa vertu, Tao-tê-king, traduction François Houang et Pierre Leyris, Paris, Seuil, §78 .)

On est certain que x parce que nous croyons que x est vrai, et non l'inverse. Si x est probable ("il est probable qu'il pleuve demain"), il est vrai que x est probable. Cela peut ne pas être certain si les indices sont insuffisants.

"Certain", "probable", et "vrai" sont indépendants et peuvent se combiner de toutes les manières.

Le pragmatisme rejette l'idée de vérité parce que ce que nous désignons comme vrai n'est jamais vérifié. Il ne s'agit que d'hypothèses que leurs conséquences pratiques rendent plus ou moins probables. L'hypothèse (H) la plus probable (p) est celle qui explique le plus grand nombre de faits (F). Alors, soit P: "pH1>pH2 si F1>F2". P est-elle vraie ? Plusieurs arguments permettent d'en douter :

1. Le raisonnement peut être faux. La théorie de la probabilité serait elle-même probable. D'une part, parce qu'il n'est vrai que par cohérence formelle et d'autre part parce que ses prémisses théoriques ne sont que probables.

2. Le raisonnement peut être faux parce que sa cohérence demande à être vérifiée et que seulement un nombre limité d'experts l'ont fait et que, par conséquent , cette vérification ne permet de conclure qu'à une probabilité.

3. Les conclusions sont seulement probables parce que les faits comptés en F ne sont eux-mêmes que probables.

Le premier argument met en doute les lois de la nature acceptées comme telles. Dans ce cas, certains puristes de la probabilité préfèrent dire qu'une contradiction avec ces lois est "hautement improbable", plutôt qu'impossible. Il faut toutefois comprendre ce que parler veut dire en cette occurrence. Le physicien anglais Jeans a ainsi imaginé un miracle : l'eau d'un récipient plein, placé dans un four bien chauffé pourrait se transformer en glace et non pas se mettre à bouillir comme le veulent les lois de la nature. "Ayant calculé la probabilité (d'une telle occurrence), Jeans conclut que l'on ne doit pas dire que le miracle est impossible, mais seulement qu'il est hautement improbable" (Emile Borel, Probabilité et certitude, Paris, PUF, 1969). Mais il est clair que l'improbabilité d'un tel événement n'est pas du même ordre de grandeur que celle, par exemple, que ne sorte jamais l'as d'une série de 1000 coups de dés. Mais elle n'est pas non plus du même ordre d'idées. On pouvait par exemple, si l'on adoptait la même attitude probabiliste, juger hautement improbable que la loi galiléenne de l'addition des vitesses trouvât jamais une exception. Lorsque des expériences montrèrent que la lumière n'allait pas plus vite selon que sa vitesse s'additionnait à celle de la Terre ou qu'elle s'en retranchait, le phénomène était jugé tellement impossible que l'on fut amené à élaborer des hypothèses sur le raccourcissement des corps en mouvement très rapide ou d'autres du même genre, pour préserver la loi de la nature de l'addition galiléenne des vitesses. On voit alors que le caractère "hautement improbable" de l'exception à la loi naturelle ne vient pas d'un fait extrêmement rare, mais plutôt d'un changement de domaine d'application des connaissances.

La demande de contrôle de la procédure de calcul, du raisonnement pose une autre sorte de problème. C'est la probabilité de l'erreur. Mais peut-on faire intervenir cette crainte (tout-à-fait raisonnable et justifiée) dans un raisonnement sur le raisonnement ? Autant, bien sûr, on ne saurait trop encourager à contrôler de nombreuses fois chaque expérience et chaque raisonnement particulier, autant il est spécieux d'en induire que, par essence, le raisonnement est probable car, ou bien on ne veut dire par là rien d'autre que ce qui vient d'être dit, c'est-à-dire qu'il faut tout simplement être prudent (!) , ou bien on introduit seulement une clause de style qui touche également tous les raisonnements, mais pas l'un plus que l'autre, et n'a guère de conséquence pragmatique.

Le troisième argument repose sur le caractère incertain des faits qui sont censés vérifier les hypothèses. Ce caractère incertain peut lui-même être compris de deux manières distinctes (non incompatibles) : a) parce que des erreurs ou des interprétations sont possibles sur certains faits en particuliers, erreurs ou interprétations identifiées ; dans ce cas, on peut en tenir compte dans le calcul des probabilités et modifier le poids relatif des faits qui étaient chacune des deux hypothèses, en affectant chaque fait d'un coefficient de probabilité particulier ; b) parce que toute connaissance humaine est par essence incertaine et le rapport des faits est incertain ; dans ce cas, les deux hypothèses sont touchées de la même façon et ce doute n'a pas non plus de conséquence pragmatique.

De ces arguments, il ressort que la vérité d'une hypothèse est rarement certaine, car de nombreux facteurs de doute interviennent. Autrement dit, la vérité est en général probable. Cette probabilité est mesurable (même approximativement) et dépend des conditions du jugement (et donc du sujet) : connaissances théoriques et factuelles, tenue de raisonnements, expertise, étendue des faits recensés et interprétation de ces faits, certitude des comptes-rendus, etc. Induire à partir de cette situation une loi générale de probabilité nécessaire de la vérité est assez hasardeux (disons affecté d'une probabilité inférieure à un …). Inverser la proposition et substituer la probabilité à la vérité est carrément une erreur du type AÉ B, donc BÉ A, la vérité implique le probable, donc le probable est vrai, car, en fait, on fait ensuite jouer à la notion de probable le rôle qu'on faisait jouer à celle de vérité.

La certitude en mathématiques est une probabilité égale à 1. En épistémologie, c'est une conviction qu'une proposition donnée est vraie. Le complément de la certitude mathématique est la probabilité. Le complément de la certitude épistémologique est le doute. La probabilité est un jugement sur le monde, pas une proposition épistémologique sur le savoir. Si une probabilité mathématique correspond à une réalité, par exemple que la face "cinq" d'un dé a 1/6 chance de paraître sur le dessus lors d'un grand nombre de coups, cette probabilité est vraie, et non pas "probable". On peut, bien sûr, concevoir des doutes légitimes sur sa valeur universelle. Elle aura une certitude limitée et relative. Il se peut que des développements ultérieurs des sciences viennent à nous contraindre de penser différemment. La vérité de cette proposition apparaîtra alors comme n'ayant été que partielle, mais elle ne perdra rien en certitude épistémologique. La certitude et le doute ne doivent pas être conçus comme des valeurs absolues et totales.

Vérité et vérification

Vérifier, c'est constater que x est vrai. On vérifie x parce que [x est vrai] et non [x est vrai] parce qu'on l'a vérifié. La confusion entre vérité et vérification provient de l'idée que la vérité serait une sorte particulière de représentation de croyance. La vérité serait une doxa vérifiée. Or, si cela peut être le cas dans le sens dogmatique du concept de vérité ("ce qui est vrai"), cela ne peut l'être du sens critique, puisqu'il s'agit précisément de savoir ce que c'est d'être vrai. Sinon, on aurait la simple tautologie vide "le vérifié est vérifié", mais on ne saurait pas ce que cela signifie. La vérification doit être définie en termes de vérité et non l'inverse. Les pragmatistes pensent que le sens d'une proposition ou d'une croyance réside dans la connaissance de ce qu'il faut faire pour la vérifier. Il s'agit d'une conception trop étroitement anthropomorphique de la vérité comme connaissance de la vérité par un sujet humain, alors que la question est plus large. La connaissance du vrai est un cas particulier de la question générale de la vérité. Mais inversement la vérité n'est pas un cas particulier d'une question plus générale des états de conscience dont certains auraient le privilège d'être vrais. Ce point sera mieux éclairci par le chapitre 4, où est posée la question de savoir ce qui est susceptible d'être vrai, et où il est montré que ce ne sont pas essentiellement des états de conscience qui sont vrais ou faux.

Vérité et scientificité

La Science, on l'oublie parfois, est d'abord une institution et une démarche, avant d'être un contenu, un ensemble de modèles et de théorèmes relatifs à ces modèles. Au XIXème siècle et dans la première moitié du XXème, se sont développées les deux composantes essentielles de la démarche, dont les prémices avaient fleuri depuis la Renaissance : la théorie axiomatique hypothético-déductive et la méthode expérimentale de vérification des hypothèses. Les applications industrielles nombreuses et publiques démontraient la puissance cet ensemble, et laissaient envisager une capacité d'accumulation des résultats - même au prix de "révolutions" scientifiques, qui, chaque fois, intégraient dans des sommes plus vastes ce qu'elles avaient mis en question d'abord. Un courant de pensée se dégagea naturellement qui demanda à la philosophie d'user de la même démarche que la science, et d'en emprunter les instruments, notamment logiques, et fut appelé "philosophie scientifique". Parallèlement, et peut-être par une saine contamination philosophique, la science renforça sa propre capacité d'autocritique, percevant notamment tout ce qu'elle empruntait à l'hypothèse. Ensuite se développèrent des sciences dont les vérifications expérimentales sont très rares voire impossibles, les sciences humaines. Même lorsque celles-ci confrontent leurs hypothèses à la réalité, c'est au travers de méthodes soit empiriques, soit statistiques, c'est-à-dire elles-mêmes hypothétiques. Ces sciences, plus ou moins molles, sont en tout cas nourries de plus d'hypothèses que de faits. Reprenant à leur compte les précautions autocritiques des savants des sciences plus expérimentales et les appliquant à leurs propres démarches, les spécialistes de ces sciences en vinrent à considérer comme naturel et essentiel à la démarche scientifique d'être non-vérifiable ou, à tout le moins, vérifiables de façon extrêmement douteuse. En outre, il se trouve que les institutions dans lesquelles ces sciences sont pratiquées abritent aussi, en général, les philosophes. Les rencontres et associations devenaient inévitables ! Ainsi après la philosophie scientifique, on vit les savants philosophes. La notion de "scientificité" devint un critère de fiabilité, de confiance, mieux écouté et plus sérieux, en apparence, que celui de vérité, puisque celle-ci n'était jamais atteinte - au mieux approchée, au pire inconnue au bataillon - par ceux dont c'est le métier de la rechercher. On a ainsi non plus une philosophie scientifique, mais une philosophie des scientifiques, qui ne fait que traduire dans le jeu de langue de l'épistémologie la doxa des chercheurs.

Si on entend par scientificité le fait de respecter certaines normes de la communauté scientifique, ce respect n'est pas en lui-même une garantie de vérité. De cela, tout le monde, ou presque convient, mais il est faux d'en conclure, comme on le fait souvent, que, finalement, la scientificité suffit et qu'il est vain de se soucier de vérité. En effet, la scientificité, réduite à un accord de la fameuse "communauté scientifique", n'est plus qu'un rituel corporatif vidé de sa valeur. Il s'auto-valide, ne reposant plus que sur une cohérence, d'ailleurs plus sociale que logique. La Science est scientifique parce qu'elle est vraie et non vraie parce qu'elle est la Science.

Doit-on subordonner la vérité à une valeur autre que la vérité ?

C'est la question qui se pose dès que la vérification est considérée non comme le résultat d'un constat, mais comme celui d'une décision. Quel doit être le critère de cette décision ? des considérations d'ordre purement épistémologique, ou bien d'un autre ordre, moral, politique, psychologique, social, etc. Quelle est l'axiologie de la vérité ?

La question est souvent posée lors des discussions sur les rapports entre recherche fondamentale et recherche et développement, entre la recherche scientifique et la recherche industrielle. En dehors des problèmes de financement, qui ne sont pas dans le sujet traité ici, il y a des liens épistémologiques forts entre ces deux démarches. La recherche scientifique (celle qui vise la connaissance pour elle-même) élargit les horizons et les hypothèses, la recherche industrielle (celle qui vise les utilisations pratiques des connaissances) procède à des vérifications et renforce l'assise empirique des connaissances de la première. L'une et l'autre comportent des attitudes différentes à l'égard de la vérité et une conception différente de celle-ci. L'histoire des sciences montre que de grands progrès ont été accomplis lors de "révolutions scientifiques", et que la recherche est une "philosophie du non". Bien sûr, l'esprit révolutionnaire et la critique systématique ne sont pas à eux seuls suffisants (ni même toujours nécessaires) pour faire avancer la science. Il n'empêche que l'attitude qui permet les progrès en recherche scientifique est une préparation permanente à la remise en cause des hypothèses et même des théorèmes qui semblaient les mieux assurés jusqu'alors et à envisager des changements plus ou moins radicaux de "paradigmes" des modèles, des conceptions, des théories. La recherche scientifique cherche la vérité et en doute toujours. La recherche industrielle, elle, n'est pas vraiment préoccupée de vérité, mais plutôt d'efficacité. La vérité ne l'intéresse que dans la mesure où elle entraîne éventuellement l'efficacité. Par contre, elle vise des résultats et, donc, une relative certitude. Elle ne peut se permettre de s'égarer longtemps dans terrae incognitae

Une autre "filière" qui conduit à vouloir subordonner la vérité à des critères d'ordre moral ou politique ne prend sa racine ni dans l'utilitarisme ni dans le pragmatisme (même si, parfois, on puise des arguments pour défendre cette attitude dans les deux sources). L'idée mauvaise est rejetée comme fausse, non pas pour ses mauvaises conséquences éventuelles, mais parce qu'on suppose que l'origine du bien et de l'être sont identiques ou, au moins, cousins. Pour Platon, la Divinité démiurgique ne peut avoir créé des Idées simultanément bonnes et fausses ou vraies et mauvaises. Pour Protagoras, le sujet sait ce qui est bon pour lui, et donc ce qui est vrai selon lui (le "donc" est significatif !). L'Eglise catholique procédait au même raisonnement que Platon sur ce point, en détournant la création idéelle par la providence réelle. Staline et Trotski ne pouvaient guère imaginer que le prolétariat, c'est-à-dire son expression dans le Parti, pussent avoir une morale et une science fausses, puisque le devenir historique de l'humanité reposait sur lui. Ils ont tous été, semble-t-il, d'accord sur ce programme : le dogma vrai ne peut pas être un dogma mauvais ou "ce qui est bon est vrai". Le fondement "philosophique" de cette attitude est à peu près le suivant : une force dans l'être crée le pouvoir; celui-ci doit réduire l'incertitude; la vérité est donc ce qui sert le pouvoir de cette force. Il y a là, évidemment, une méconnaissance de la distinction établie dans le chapitre précédent entre être et valeur, mais, au lieu que dans l'utilitarisme, on assimile simplement la valeur "réussite" à la vérité, ici on passe par une valorisation de l'être, la force incarnée dans le pouvoir (de la Divinité, de la Providence, du Moi, du Parti) qui est, par ailleurs et "naturellement", source de réalité et donc de vérité, dans une conception toute traditionnelle de la vérité comme confrontation à une réalité.

Le devoir-être ne peut pas déterminer l'être.

Il convient de remarquer, au passage, que les démarches qui asservissent ou subordonnent la vérité à une autre valeur ont pour conséquence de renforcer le sentiment de certitude. L'épistémologie comporte dans ses résultats et dans ses démarches des éléments de connaissance, des instruments, des méthodes qui servent à augmenter l'autonomie critique des sujets, et donc à influer sur leurs certitudes et leurs doutes. Le pouvoir social a comme l'un de ses ressorts principaux précisément la capacité d'augmenter ou de réduire la certitude et le doute, en rendant ainsi dépendants ceux sur qui il exerce cette capacité. Il y a ainsi un antagonisme naturel entre épistémologie critique et pouvoir social.

 Y a-t-il des vérités morales ?

Y a-t-il une vérité de l'axiologie, dans le sens de la détermination des valeurs morales ? Y a-t-il des valeurs morales "vraies"?

La morale repose sur l'élaboration de valeurs et de lois. Ces valeurs et ces lois peuvent faire l'objet de conceptualisation, de définition plus ou moins rationnelles. Ces conceptions doivent-elles et peuvent-elles être soumises à vérification ? Certainement, on ne peut refuser une sorte de droit d'inventaire et de critique des morales qu'au nom d'un subjectivisme radical dont on peut citer au moins trois formes :

1. Un subjectivisme du Moi, incarné par exemple par Stirner. Le Moi est fondateur de toute valeur et comme il est unique - et c'est aussi parce qu'il est unique qu'il a ce droit fondateur - il n'est pas discutable, il échappe à toute idée de contrôle social ou rationnel ;

2. Un subjectivisme de classe, exprimé par exemple par le titre de Trotsky "Leur morale et la nôtre", où la valeur morale des actions est jugée à l'aune de la mission historique du sujet collectif, le prolétariat et ses représentants ;

3. Un subjectivisme de la Puissance, inventé par Nietzsche, et qui ne fonde pas le droit du sujet à décider la valeur mais au contraire abolit la notion même de droit et lui substitue celle de puissance.

Ces trois formes de subjectivisme sont sujettes à deux formes de critique :

1. Le sujet qu'elles invoquent n'est pas forcément très réel. On peut plutôt y voir des fantasmagories qui ne correspondent pas vraiment à leurs prétendues incarnations.

2. Or - et c'est justement ce qui rend pertinent la première critique - ces doctrines fondent la valeur sur l'être : l'Unique, le Prolétariat et son Parti, la Puissance sont supposés être à la fois des réalités premières et des sources de valeur.

"X est-il une valeur ?" "Quelle est la valeur - morale, esthétique, politique, … - de Y ?" Tous les hommes répondent quotidiennement à ce genre de questions, soit explicitement, par l'énonciation de maximes morales, soit implicitement, par leurs attitudes en face des X et des Y. Ces réponses ne sont ni vraies ni fausses, mais "affirmées" par ces attitudes et ces énonciations. Ce que la réflexion et la critique morales peuvent apporter, c'est la conscience lucide de ces choix - qui restent souvent latents - et l'épreuve de leur cohérence : "Est-ce bien cela que vous voulez ?" et " Vous ne pouvez pas vouloir à la fois X et Y", par exemple.

En dehors des subjectivismes radicaux, une critique sociale de la morale semble donc avoir une certaine légitimité. Il reste à savoir ce que l'on entend par là et quelles méthodes elle doit suivre. Par critique sociale, on peut entendre une critique sociologique, voire anthropologique, de la morale, montrant sa relativité par rapport aux sociétés, aux civilisations, aux classes sociales, aux stratégies politiques, etc. On peut également entendre une critique dialectique ou dialogique qui donnerait à un débat démocratique le statut d'instance critique, comme semble le vouloir Habermas. Toutes ces démarches ont leur légitimité. Toutefois, on ne saurait oublier que, quoi qu'elles produisent comme résultat ou comme réflexions, elles relèvent a priori du domaine de la doxa. Si critique il y a, cette critique elle-même ne doit pas échapper à la critique philosophique.

Un autre champ d'intersection entre morale et vérité est constitué par le fait que tout jugement moral est situé. La morale est indissociable de la situation. Dès lors, cette situation doit être comprise comme une partie de la réalité, et la réalité se juge par vérité. L'évaluation de la situation est déterminante pour le choix effectué en fonction des valeurs admises déjà par ailleurs. George W. Bush affirme que les OGM sont seuls capables d'assurer un rendement aux agricultures des pays pauvres suffisant pour éradiquer la famine. C'est une proposition de fait, mais, en la supposant vraie, on peut en tirer comme conclusion une "vérité" de droit, à savoir, qu'il faut développer les OGM. Ainsi la vérité de fait sur la situation a une incidence morale. Cette incidence empoisonne souvent l'examen de ces propositions factuelles, car leur valeur de vérité est estimée non en fonction des faits auxquels elles se rapportent, mais plutôt en fonction des conséquences pratiques qu'on prétend en tirer. Il est essentiel pour la philosophie de séparer rigoureusement les deux catégories de critères. Malheureusement, l'usage moral ou normatif de certaines doctrines philosophiques appartenant aux champs épistémologique ou métaphysique : idéalisme, matérialisme, pragmatisme, etc. est courant, la confusion des domaines ontique et axiologique passe plus ou moins inaperçue, voire est légitimée par de faux raisonnements.

En conclusion :

La vérité est la valeur qui fonde la confiance. A ce titre, elle est elle-même une valeur, au sens moral. Au sens épistémologique, la valeur de vérité d'une proposition, pour un sujet donné, peut être certaine ou incertaine, ou plus ou moins certaine. L'inverse de cette incertitude peut être appelé probabilité, elle est alors mesurable et relative à un sujet donné dans une situation donnée. La vérité est alors affectée de probabilité, Elle n'est pas identifiable avec l'objet auquel elle est attribuée par le jugement, elle n'en est qu'une valeur possible. Le but de la vérification est de confirmer ou infirmer un jugement préalable sur la valeur de vérité d'une proposition.


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