Georges Brossard



Faire et connaître

Chapitre 4 : Qu'est-ce qui est susceptible d'être vrai ?

Dernière mise à jour le 01/01/2016

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Note : ce texte date d'une dizaine d'années et est en cours de réécriture

  

A quelle sorte d'êtres la valeur "vrai" peut-elle être affectée ? Dans le langage courant, "vrai" est souvent pris pour "véritable", et alors presque tout peut être dit vrai, dans le sens où on signifie par là que l'être en question répond à la définition du mot, et même qu'il y répond pleinement, de façon presque idéale. "C'est un vrai fromage", voilà un fromage qui répond à l'idée que l'on doit se faire du fromage ! Mais il est ici question d'un usage plus technique du terme, usage dans lequel "vrai fromage" n'a guère de sens.

Le chapitre précédent a rappelé que la philosophie critique a pour champ d'application l'opinion. Elle examine celle-ci et la passe au crible pour conclure en des jugements sur les valeurs de l'opinion. Mais il faut être plus précis. Là encore, un usage courant du terme opinion entretient une imprécision qui rend impossible tout progrès sur la question. On sait bien, s'agissant, par exemple, de l'opinion publique, que dans les questionnaires, la formulation des questions est essentielle pour le contenu des réponses recueillies, que l'interprétation de celles-ci (supposée donner l'"opinion" du public) est difficile, car les mêmes phrases peuvent contenir plusieurs questions ou correspondre, en fait, à plusieurs réponses que l'on sent qu'il faudrait distinguer et analyser pour bien comprendre ce que les gens pensent réellement. L'opinion s'exprime par des gestes, des comportements, des attitudes, des œuvres, des discours. Ceux-ci sont habituellement analysés en "énoncés", qui constituent en quelque sorte les molécules du discours.

Par "énoncé", il faut entendre non seulement les énoncés linguistiques, mais aussi toutes les formes de réalisation communicationnelle des opinions, comme, par exemple, des figures, des tableaux, des cartes, des gestes, des mélodies, des ensembles signifiants de symboles.

 

Distinction entre proposition, croyance et énoncé

On dit parfois de certains qu'ils parlent pour ne rien dire. Cette expression est inadéquate, et il vaudrait mieux dire : ils parlent et ne disent rien. Il est vrai qu'en anglais ces deux expressions seraient pratiquement indistinguables.

Un chroniqueur et grand esprit vient d'annoncer dans le poste qu'il allait donner à entendre "Les jeux d'enfant" de Robert Schumann, interprétés par Vladimir Horowitz. Pourquoi Horowitz ? demande-t-il . "Parce que je crois qu'il y a entre l'œuvre et l'interprétation qu'en donne Horowitz une harmonie particulière". En prononçant cette phrase, il dit en fait qu'il ne sait pas très bien pourquoi il a choisi cette interprétation plutôt qu'une autre. Mais, en même temps, il aurait pu ne rien dire, puisqu'en fait, il ne nous dit rien. Mais il a éprouvé le besoin de poser la question et de feindre d'y répondre. L'intéressant aurait été précisément de savoir ce que cette harmonie entre Schumann et Horowitz a de particulier. Et c'est justement ce qu'il ne dit pas. Pourquoi, aussi, employer ce mot "harmonie"? Il aurait pu trouver l'interprétation juste, expressive, intéressante, nouvelle, émouvante, exacte, et bien d'autres qualités que l'on peut trouver à une interprétation musicale. Chacun de ces termes aurait suggéré un type particulier de correspondance entre le texte et son jeu. Que nous apprend le fait d'appeler cette correspondance "harmonie particulière" ? Harmonie parce qu'il s'agit de musique ? Ce serait grossier et - plus grave - vecteur de confusion. Alors harmonie parce que c'est une sorte de poésie, de résonance intercosmique ? Ou bien est-ce, plus vraisemblablement, qu'on veut seulement dire par là un je-ne-sais-quoi ? Le grand esprit ne nous dit donc rien sur les raisons de son choix. Mais ce n'est pas qu'il ne veuille rien dire puisqu'il ne se tait pas. Il pose une question et y répond de la façon la plus vide possible. "Ce que l'on ne peut dire, il faut le taire". Lui ne le dit pas, mais ne le tait pas non plus, il l'indique. Il n'a peut-être pas tort. Il faut bien - et en tout cas ce n'est pas nuisible - en indiquer la présence.

Les phrases de ce type sont assez horripilantes lorsqu'elles donnent ou prétendent donner une réponse. Elles sont intéressantes parce qu'elles suscitent des questions. Des questions sur leur objet, sur le locuteur, sur la langue, sur le savoir, sur les désirs et les stratégies. En fait, l'imprécision du langage courant est telle que presque toutes les phrases sont de ce type.

 

Dans son enquête sur signification et vérité, Bertrand Russell établit clairement un certain nombre de points qu’il paraît essentiel de rappeler ici :

 1. Il insiste sur la différence entre croyance et proposition. Une proposition peut exister, et même être vraie ou fausse, sans être pour autant l’objet d’une croyance. C’est le cas, par exemple, de toutes les théories scientifiques avant qu’elles soient découvertes. F=mg n’était pas moins vraie avant Newton qu’après. Cela nous met en même temps en présence de la définition que Russell donne de la proposition : quelque chose susceptible d’être vrai ou faux. Il est clair que ce n’est pas Newton qui a créé la situation qui, dans l’univers, peut donner un sens et une valeur de vérité à cette proposition et que, si elle est vraie, ou plutôt dans la mesure où elle est vraie, elle ne l’est pas plus ( ni moins) du fait qu’elle soit crue telle par Newton et les autres physiciens. Ce point peut paraître banal. Il est pourtant essentiel, puisque c’est précisément sur cette idée que s’affrontent un certain réalisme, ici défendu par Russell, et un certain idéalisme, ou subjectivisme, qui voudrait assimiler proposition et croyance. Russell discute les thèses pragmatistes de Peirce et Dewey, résumées à peu près ainsi : si une proposition est vraie, cela signifie seulement que le fait de s’y conformer conduit à la réussite. Il y a identification entre vérité et croyance vraie, la croyance vraie n’étant elle-même autre chose que le comportement qui réussit.

 En fait, la position critiquée par Russell n’est pas seulement représentée dans l ‘école pragmatiste américaine. Assimiler croyance et proposition revient bien à donner à l’attitude du sujet la vertu fondatrice de l’existence, dans la mesure où une proposition concerne bien l’existence d’un état de fait, ce qui est bien le sens où on le discute ici. C’est aussi ce qu’exprime Berkeley, dans la formule " esse est percipi ". La perception est un acte du sujet et c’est cet acte qui fonde l’être de l’objet. D’une certaine façon, le pragmatisme se situe dans la même position en définissant l’être comme la condition de la réussite. On pourrait imaginer une formule parallèle à celle de Berkeley comme " esse est operari " .

Mais, dans cette logique qui veut que l’attitude du sujet est un déterminant essentiel de l’objet, la position pragmatiste semble plus riche et plus subtile. Le sujet n’y est pas seulement miroir - perceptif ou discursif - mais acteur fondateur de l’être de l’objet. Et, en effet, si l’homme n’était que spectateur de la nature, rien ne lui interdirait de croire, comme dans Shakespeare, que tout cela n’est que du rêve, comme un théâtre qui se déroule devant lui. La " pièce " prend évidemment une autre dimension si l’homme en est, lui aussi, un acteur, et qu’il se situe dans la pièce et non devant celle-ci. Sans son action, la pièce de la connaissance ne se déroulerait pas. Et, en effet, les conditions de la connaissance d’une proposition et de sa vérification résident en grande partie dans l’action du sujet. Mais on ne saurait en conclure que c’est l ‘existence même de l’objet qui se résume à n’être que le contexte nécessaire de cette action. Même non jouée, la pièce et ses personnages, ses situations, existent. Les montagnes et vallées de la Lune existaient bien avant que Galilée les observe. Le pragmatisme a tort de faire de l’action du sujet le fond même de la signification et de la vérité. En effet, celles-ci ont bien une existence indépendante de nos attitudes et de nos actions, et Russell le montre clairement. 

La même attitude se retrouve encore dans la position philosophique qui fait du discours l’acte fondateur de son propre objet. Le discours tient alors le rôle métaphysique qui était assigné jusque là à la perception ou à l’action. Cette position est peut-être affiliée à la tradition chrétienne qui fait du Verbe divin l’origine de toute chose, voire même, fait du Verbe l’expression de la création continue de la nature par Dieu. C’est aussi le cas de Hegel, faisant du logos non plus le reflet du monde, mais au contraire sa réalisation. Mais c’est aussi ce qui advient d'un scientifique comme Albert Jacquard, lorsqu’il affirme que c’est le discours de l’observateur, et son langage, qui créent le monde en tant que tel, substituant au chaos un monde d’objets en relation les uns avec les autres. Ce disant, il identifie la proposition et son énoncé et lui refuse également toute existence indépendante de notre croyance ou non en elle.

  

2. Une autre confusion proche de la précédente, et dénoncée par Russell, est celle entre énoncé et proposition. Le positivisme logique identifie énoncé et proposition à partir du fait qu’il nous est impossible de discuter d’une proposition en dehors de son énoncé. Pragmatiquement, il n’y a alors, selon ces auteurs, pas de différence entre énoncé et proposition.

 

D’abord, il peut y avoir des croyances non énoncées. Je fais un pas d’écart pour éviter une flaque d’eau, sans pour autant formuler l’énoncé de cette proposition à laquelle pourtant je viens de témoigner ma croyance : " il y a une flaque d’eau ". Je crois à des propositions que je n‘énonce pas pour autant.

 

Inversement, et ensuite, on peut imaginer des énoncés auxquels ne correspondrait aucune proposition, générés, soit par une machine, soit par un humoriste, soit par un poète : " il est midi moins un mètre ", " ... ". Ces énoncés ne correspondent à aucune proposition, à aucune signification susceptible de vérité ou de fausseté.

 

Pourtant, là aussi, les thèses dénoncées par Russell ne sont pas sans fondement et sans intérêt, car elles partent de la constatation et de l’analyse des liens qui unissent fondamentalement le langage et la pensée. Non seulement celui-là est-il le vecteur de celle-ci, mais, en outre, il lui donne forme, lui imprime sa marque, et détermine en partie son contenu a priori , un peu comme les catégories kantiennes prédéterminent la perception et le jugement. Cette analyse du langage et de la façon dont nos perceptions et nos jugements sont déterminés par lui est essentielle. Elle ne peut pas nous conduire, toutefois, à la conclusion que la proposition se réduit à son énoncé.

 

3. Il y a plusieurs sortes de propositions, qui dépendent notamment de la nature logique de leurs composants, singuliers ou universels, noms propres, etc. Mais elles peuvent aussi se classer selon leurs rapports logiques entre elles. Une distinction maintenant couramment admise comme lieu commun pouvant servir de point de départ à une discussion est la distinction entre les hypothèses théoriques et leurs prémisses factuelles. Cette distinction et l’organisation logique qui en résulte traduit le développement des connaissances en systèmes hypothético-déductifs fondés sur des rapports d’expériences. D’une manière générale, le résultat de cette organisation est que les prémisses factuelles sont les plus faciles à vérifier ( ce qui ne veut pas dire que cette vérification est sans problème ), mais moins instructives, alors que les hypothèses générales théoriques seraient riches d’enseignement, mais d’autant plus incertaines. L’induction est un raisonnement non probant à partir des prémisses les plus probables, voire certaines. La déduction est un raisonnement probant à partir de prémisses les moins probables. Einstein disait que plus la science est réelle, moins elle est vraie, et que plus elle est vraie, moins elle est réelle.

 

Les questions intéressantes qui sont posées à partir de cette dichotomie relèvent de plusieurs problématiques comme :

quel est le champ d’application de ce schéma logique ? Y a-t-il des domaines de connaissance qui ne relèvent pas de cette organisation ?

quelle est la signification des hypothèses théoriques ?

qu’est-ce que l’expérience ? quels rapports y a-t-il entre l’expérience et les prémisses factuelles ?

 

En fait, ce schéma s’applique à toute la pensée que nous appelons " rationnelle ". Le même domaine de la réalité peut à la fois relever de ce schéma, si on l’aborde avec cette forme de raisonnement, et d’une autre forme de pensée. Les autres formes de pensée peuvent être verbales ou non. Par exemple, l’expression artistique met en œuvre une approche de certaines réalités et/ou de certaines vérités, que l’on peut peut-être aussi approcher par les raisonnements hypothético-déductifs, mais beaucoup plus difficilement. Il semble en tout cas pratiquement impossible d’établir un passage entre les deux approches et de discuter l’une par l’autre.

 

Les formes qui s’apparentent plus à la poésie, ou à la mythologie, offrent l’occasion d’une remarque. En effet, s’il est hors de question de discuter une " vérité " poétique ou religieuse à l’aide de raisonnements, au point même que l’on ne sait s’il est judicieux ou non d’utiliser le même mot de " vérité " pour les deux domaines, il peut arriver que la pensée poétique, notamment par la métaphore, l’analogie, l’allégorie, ou d’autres figures, conduise à la genèse d’hypothèses qui deviendront peut-être des sujets d’examen pour la pensée dite rationnelle. Cela n’est pas sans intérêt si l’on considère que, dans le cheminement de la pensée rationnelle, les mêmes propositions passent du statut d’hypothèse à celui de théorème, ou de celui d’hypothèse à celui de fait. Les mouvements inverses, de remise en doute et de réexamen des certitudes et des probabilités, se produisent aussi, et c’est en effet le propre de cette pensée rationnelle de soumettre constamment à son examen critique toutes les propositions qui forment son contenu. Se représenter les systèmes hypothético-déductifs comme des systèmes établis une fois pour toutes et rigoureusement alternatifs est une erreur. Ces systèmes vivent, se construisent et se corrigent de façon permanente.

 

Il est un domaine qui n’échappe certainement pas à la dichotomie dont nous parlions, c’est celui de la vie courante. Ordinairement, on a tendance à considérer que dans la vie ordinaire, on conduit peu de raisonnements. En effet, il y aurait, d’une part, des " constatations ", évidentes par nature, sur ce qui se produit autour de moi, et, d’autre part, des maximes plus générales, qui me permettent de vivre, mais sont rarement l’objet d’une élaboration rationnelle, mais plutôt de croyances d’origine sociale, de l'éducation, des habitudes, etc.

 

En fait, il est bon de remarquer que, sous l’apparence de constatations simples et primaires se cachent déjà des hypothèses plus ou moins élaborées, mais pas consciemment ni volontairement. Une phrase comme " je vois un cheval noir ", simple et immédiate d’apparence, contient en réalité un assez grand nombre d’hypothèses que j’admets, en général non seulement sans les discuter, mais sans même en avoir conscience. On admet ainsi que cette forme d’apparence équidée qui s’est projetée dans une image cérébrale est un cheval, que ce cheval est noir et que c’est moi (qu’est-ce que c’est que " moi "?) qui le vois. Il n’y a, bien entendu, aucun inconvénient à admettre toutes ces hypothèses, pour peu qu’on les ait d’abord passées au crible de la critique rationnelle pour 1/ comprendre ce qu’elles signifient réellement , et 2/ comprendre toutes les raisons que l’on peut avoir de les croire vraies ou fausses.

 

Or ce genre de doute peut emporter très loin, car il s’attaque à ce que, précisément on considérait comme le plus probable dans notre organisation, ce qui était désigné comme des " constatations ". Et, en fait, né ici dans le contexte de la vie courante, il s’étend à toutes les formes de constatations dites d’expérience, qui sont elles-mêmes considérées comme les pierres de touche des théories. Ainsi, la dichotomie entre les théories et les faits d'expérience n’est pas si tranchée qu’il apparaît au premier abord. L’expérience est, elle aussi, traversée d’hypothèses et de théories.

 

4. Alors même qu’il est essentiel de distinguer une proposition de son énoncé, l’analyse logique des propositions montre que des énoncés en apparence simples peuvent traduire des ensembles plus ou moins complexes de propositions, et que leur vérification éventuelle ne demandera pas seulement une enquête, mais plusieurs. " Pierre porte une chemise rouge " signifie que Pierre porte une chemise et que cette chemise est rouge, car il pourrait porter une autre sorte de vêtement et, quoi qu’il porte, on affirme que c’est rouge. Notons aussi que cette proposition est indépendante du fait que je voie ou non Pierre, car il n’est pas dit : je vois Pierre portant une chemise rouge, auquel cas nous aurions affaire à une troisième affirmation : la personne que je vois est Pierre. En fait, on s’aperçoit que des propositions dénotent des états de fait susceptibles de rendre vrais ou faux, partiellement ou entièrement, certains énoncés. La plupart des sujets en discussion, aussi bien dans les sciences, que dans la vie courante, se résument dans des énoncés qui ne sont ni entièrement vrais, ni entièrement faux. L’analyse permet de comprendre les diverses composantes de vérité et de fausseté des énoncés, et c’est là un apport méthodologique essentiel. La philosophie analytique procède de cette règle élémentaire de bon sens, à peu près universellement admise, mais rarement observée, qu’avant de discuter un sujet, il convient d’abord de comprendre exactement le sens des phrases en discussion, et que c’est en fonction de ce sens que l’on pourra ensuite se prononcer sur leur éventuelle vérité.

 

5. Pour autant, il faut aussi, selon Russell, distinguer entre vérité et vérification. La vérification est une enquête que nous conduisons pour nous convaincre de la vérité ou non d’une proposition. Elle nous aide donc à reconnaître cette vérité éventuelle. Mais cela ne prouverait en rien qu’elle crée cette vérité. Les pragmatistes disent : nous n’avons aucun moyen autre de savoir qu’une proposition est vraie que de la vérifier ; or quelque chose qui ne serait pas susceptible d’être connu ne saurait exister dans un sens positif du terme. Mais en affirmant cela ils vont au-delà de ce que leur autorise positivement le raisonnement et les prémisses dont ils disposent. En supposant en effet que seulement la vérification nous permette de reconnaître la vérité d’une proposition, cela n’implique nullement que cette proposition n’était pas déjà vraie, indépendamment de nos efforts pour la reconnaître comme telle. L’énoncé, ou la formulation que nous donnons d'une proposition est plus ou moins adéquat à celle-ci. S'il s'agit d'une connaissance, la formulation peut être approchée et imprécise, et contient souvent une induction qui va au-delà de la connaissance effective.

La même proposition peut être énoncée dans différentes langues. "Ce pull-over est rouge" et "This pull-over is red" énoncent la même proposition, puisqu'ils seront vrais ou faux dans les mêmes conditions. L'idée bien admise que la traduction est une trahison fait bien sentir les liens et la différence entre la proposition et son énoncé. Ainsi, le traducteur, qui a bien saisi ce que voulait dire l'auteur, n'est jamais tout à fait certain d'exprimer correctement la proposition qu'il veut énoncer. La même difficulté existe au sein de la même langue et chacun, du scientifique au juriste, du poète au technicien, connaît la peine de trouver les mots exacts. Ce travail de recherche d’un énoncé correspondant vraiment à l’idée que l’on cherche à exprimer donne le sentiment de ce que peut être une proposition indépendamment de son énoncé. Même dans la démarche scientifique, les mêmes propositions peuvent être exprimées de différentes façons. Ainsi, Maxwell, reprenant les travaux de Faraday, a noté : "A mesure que j'avançais dans l'étude de Faraday, je voyais que sa méthode de concevoir les phénomènes était en réalité mathématique, bien qu'elle ne fût pas exprimée sous la forme conventionnelle des symboles de l'analyse." (cité par Germaine Hirtz, dans Faraday, Extraits des Recherches expérimentales en électricité, Paris, Gauthier-Villars, 1967). Ici, ce n'est pas seulement la pensée, c'est-à-dire la perception subjective d'une proposition, le cheminement intellectuel personnel de Faraday qui est " mathématique sans le dire ", mais aussi la proposition elle-même, indépendamment de qui la pense, qui est exprimée par des énoncés de nature différente. Bien entendu, cette différence d'énonciation n'est pas sans effet et Maxwell n'opère pas une simple traduction de Faraday. Ou plutôt si : ce n'est qu'une traduction, dans le sens où Maxwell n'ajoute rien au sens des recherches de Faraday, mais cette simple traduction suffit à en faire percevoir d'autres aspects, qui auront leur propre traitement et leurs propres développements scientifiques. C'est précisément cette vie, cette "descendance" autonome de l'énoncé de la proposition même qui démontre la différence essentielle entre les deux.

A une proposition peut correspondre une classe d'énoncés, qui la traduisent plus ou moins bien. Cette classe peut être vide, si, par exemple, le domaine n'a pas encore été exploré et que des néologismes doivent être inventés. Il faut même parfois formaliser tout un langage nouveau et ad hoc pour énoncer convenablement un ensemble de propositions.

La difficulté épistémologique vient de ce que des relations propres au fonctionnement du langage ont tendance à se substituer, sur les énoncés, à des relations de fait entre propositions. Le passage de Cogito à sum res cogitans en est un exemple. Cogito exprime un fait. La déduction sum res cogitans, présentée comme une conséquence implicite de ce fait, exprimerait en réalité une règle de fonctionnement du latin, qui tend à substantiver chaque notion. Une déduction comme il y a de la pensée serait, paraît-il, induite par certaines langues orientales, et, peut-être, plus adéquate. De nombreux philosophes ont analysé et critiqué le contenu exact de cette expérience initiale constituée par le cogito de Descartes. Le sujet auquel elle renvoie en apparence n’est peut-être qu’une induction de nos structures grammaticales, et c'est encore plus vrai de l’idée suivant laquelle cette subjectivité, pour autant qu’elle soit réellement incluse dans le cogito, serait une res, un substrat de réalité autonome et identifiable, vivant et pensant.

Le sens commun distingue usuellement trois niveaux :

1. Le fait ; ce qui advient, que l’on en ait ou non conscience, et qui s’impose par sa factualité même. Exprimons-le par " il y a de la pensée " ;

2. La pensée ; la conscience, ou perception, que nous avons du fait. Descartes l’a éprouvée dans la conviction intime perçue lors de ses méditations;

3. L’énoncé, le discours, qui exprime la pensée. " Cogito " est un énoncé.

Les remarques qui précèdent indiquent qu’une quatrième distinction est nécessaire. La question posée par la discussion entre les deux interprétations (sum res cogitans et il y a de la pensée) ne porte pas sur le cartésianisme et sur la pensée de Descartes, mais sur la vérité ou la fausseté de cette pensée. Quelle que soit la vérité historique de la pensée cartésienne, les deux interprétations de l'énoncé sont possibles. La question n’est pas ici de savoir ce que Descartes pensait mais ce qui est vrai dans ce qu’il pensait. C’est précisément ce qu’indique la notion de proposition.

Cette distinction est souvent refusée, notamment dans les courants du positivisme. Le positivisme n’admet, en principe, que des notions qu’il peut " manipuler " , ou, au moins, " constater ". Il applique le principe de l’identité des indiscernables à une pragmatique ou à une phénoménalité des notions proposées. C’est pourquoi la plupart des philosophes néopositivistes rejettent la distinction entre proposition et énoncé. En effet, il est difficile de travailler sur une proposition P individuelle sans que ce soit sur son énoncé. La proposition ne semble "visible" qu'à travers ses énoncés, et, pour beaucoup, elle n'existe qu'en tant qu'elle est visible et elle se résume à n'être que cette classe d'énoncés. La distinction semble purement académique. Pourtant, si elle est bien abstraite, elle n'en est pas moins réelle et fondée. De même que la croyance n'ajoute ni ne retire rien à la vérité ou à la fausseté d'une proposition, son énonciation est une événement d'un autre ordre qui n'a pas d'influence sur sa vérité ou sa fausseté. Dans leur Mémoire sur la chaleur, Lavoisier et Laplace donnent deux formulations différentes du résultat de la principale expérience de leur recherche :

1. " on ne peut se dispenser de reconnaître, ou que la quantité de chaleur libre n’est pas la même avant et après les combinaisons, ou que les chaleurs spécifiques n’indiquent pas les rapports des quantités absolues de chaleur ".

2. "la connaissance des chaleurs spécifiques des substances et de leurs combinaisons ne peut conséquemment nous conduire à celle de la chaleur qu’elles doivent développer en se combinant ".

Ces deux énoncés correspondent pourtant à la même proposition, à la même fonction de vérité. Cette vérité est fonction des opérations des expérimentateurs et non de son énonciation.

Russell et Wittgenstein ont fondé une distinction forte entre la proposition et ses énoncés, tout en admettant par ailleurs que celle-là n’était rien d’autre que la classe de ceux-ci. Les énoncés issus d’une proposition n’ajoutent rien et sont des jugements analytiques. Ils font seulement progresser la pensée et la conscience que nous prenons de la signification et de la vérité de la proposition. Celle-ci relèverait alors d’un langage idéal d’un autre type que les énoncés, langage auquel seul on pourrait en toute rigueur appliquer les procédés hypothético-déductifs. Deux interprétations sont possibles de cette thèse :

1. Une interprétation " platonicienne " qui ferait de ce fameux langage idéal des propositions plus une idéalité indépendante de ses occurrences et complètement abstraite (mais non irréelle) ;

2. Une interprétation " positiviste logiciste ", qui fait de ce langage le modèle vers lequel devrait tendre tout discours scientifique et dont le discours scientifique de fait est le meilleur avatar possible.

De l’interprétation 1, on peut retenir que la distinction est fondamentale entre l’énoncé et la proposition, en telle sorte que les énoncés ne peuvent et ne doivent jamais être considérés comme la source ou le sens ultime de ce qu’ils signifient. Le discours ne signifie pas un autre discours. Mais, justement pour cette raison, il semble difficile d’admettre qu’il signifie un langage, ce qui pourrait être une façon de comprendre la thèse de Russell et de Wittgenstein, même en faisant de ce langage idéal une forme de la pensée, voire un monde d’idéalité dont le statut métaphysique resterait à préciser. Ce qui est établi, c’est que les énoncés d’une proposition ne sont pas cette proposition, puisqu’ils n’en épuisent pas tout le sens. Ce sens est à chercher ailleurs et sûrement pas dans d’autres énoncés (même si c'est grâce à d’autres énoncés).

L’interprétation 2 est prisonnière des préjugés positivistes et identifie le langage à son actualisation dans le discours. Cette interprétation est fausse parce qu’elle repose sur la confusion entre discours et proposition, alors que le point de départ de la réflexion qui aurait pu la fonder était précisément la distinction entre ces deux notions. En effet, la recherche d’un discours référent (le discours scientifique) comme paradigme de tout discours (" énonciation ") prétendant à la vérité est issue de l’idée d’un sens qui serait l’élément du discours susceptible de vérité, et c’est cette idée qui conduit à distinguer la proposition de ses énoncés. Ceux-ci, en effet, s’approchent de la proposition, en expriment des aspects différents, et offrent autant d’opportunités de vérification. Les énonciations sont plurielles et leur vérification malaisée et/ou inadéquate. Si les langages usuels font défaut, et qu’il faut envisager un langage idéal, ce n’est certes pas pour ériger l’un de ces langages (certes, artificiel, mais ne le sont-ils pas tous ?) en langage idéal. Si le langage ne renvoie qu’à lui-même, la vérité est une affaire de cohérence et de consensus, et il est inexplicable, sinon par des coïncidences quasi-miraculeuses, que, lors des naufrages, les bateaux dont les équipages les croient pris sur les rochers dans les détroits mal connus, que ces bateaux coulent effectivement et que les morceaux de fromage que le locuteur dit avoir mangé disparaissent effectivement des réfrigérateurs dans lesquels il dit les avoir vus !

Il semble donc établi qu’il faut distinguer la proposition de ses énoncés. Mais qu’est donc cette proposition distincte de ses énoncés ? La seconde confusion qui vient alors est celle entre la pensée et la proposition. En introduction de ce développement, il a été en effet commode de prendre l’exemple de la réflexion de celui qui cherche ses mots pour illustrer la différence entre énoncé et proposition. La proposition se présentait alors comme une pensée que l’on a peine à saisir, à fixer dans l’énoncé. On conçoit alors facilement la proposition comme la pensée à laquelle correspondrait un énoncé. On dit en effet souvent d’une pensée qu’elle est vraie ou fausse, juste ou erronée, toutes caractéristiques qui sont celles de la proposition. Ainsi l’énoncé " Ce pull-over est rouge " est ambigu, parce qu’il comporte deux propositions : a) " Ceci est un pull-over " ; et b) " Ceci est rouge " , de telle sorte que pour se prononcer sur sa vérité éventuelle, il faut tester non pas une mais deux propositions. L’interprétation positiviste prétendra qu’on a seulement analysé un énoncé complexe en deux énoncés élémentaires. La différence réelle tient en deux choses. D’abord, dans le premier énoncé, on ne savait pas dire à quelles conditions il serait vrai, ce que l’on sait pour chacune des deux propositions. Ensuite, cette deuxième formulation ne procède pas d’un usage " naturel " du langage, mais d’une analyse, qui, si elle est poussée suffisamment loin, nous conduit à une situation idéale où toutes les phrases simples sont des propositions. D’où la confusion entre pensée et proposition.

Il est vrai que non seulement, comme cela est rappelé ci-dessus, la pensée est réputée vraie ou fausse, ce qui la rapproche de la proposition, mais aussi, l’énoncé cherche à cerner la pensée, à s’en approcher, comme il le fait pour la proposition. On cherche les mots justes. Savants, poètes, linguistes et logiciens, chacun dans son domaine, travaillent à épurer le langage pour le rendre plus apte à traduire la pensée (en la trahissant le moins possible). Parmi les fonctions humaines, celles du langage et de la pensée sont souvent assimilées. " Ce qui se conçoit clairement s’énonce clairement ", disait Montaigne, indiquant par là combien la pensée et le langage sont intimement mêlés. Pourtant, il faut distinguer pensée et proposition. Une proposition est ce qu’elle est, indépendamment du fait d’être pensée ou non. Cela est manifestement le cas des propositions vraies, qui sont vraies avant et indépendamment du fait d’être pensées comme telles ou même conçues comme hypothèses. La surface de la Lune était bien irrégulière et semée de reliefs avant que Galilée en ait même l’idée. Si cela est vrai des propositions vraies, ce doit l’être aussi des propositions fausses. Descartes a cru que la vitesse d’un corps en chute libre s’accroissait de façon proportionnelle aux espaces parcourus et il s’est trompé. Mais même si Descartes n’avait pas pensé cette erreur, la proposition en question serait quand même fausse. Sa fausseté ne doit rien au fait d’avoir été pensée.

La difficulté psychologique à admettre cette thèse vient de ce que, par définition, on ne peut pas imaginer ce que serait une proposition non pensée. La difficulté est du même ordre que la difficulté à imaginer une proposition non énoncée. Et cette difficulté est encore renforcée par la parenté profonde, psychique et culturelle, entre le penser et le parler. Elle conduit les néopositivistes à " aplatir " les distinctions qui viennent d’être établies. Ces distinctions sont un peu, pour reprendre une terminologie médiévale, des distinctions " de raison " et non " de matière ". Distinction conceptuelle ne signifie pas totale étrangeté et il n’est pas question de sous-estimer les interactions entre ces réalités. Une proposition, si elle est pensée, sera peut-être connue et vérifiée. Une pensée, en étant énoncée et exprimée, gagne en clarté et s’approchera d’une proposition vérifiable, etc. La démarche de distinction et de séparation avancée ici, d’une certaine façon, vise précisément à établir ces parentés et ces interactions sur des bases plus fermes et plus claires et à mieux les comprendre.

La proposition est donc ce qui est susceptible d’être vrai ou d’être faux, ou bien dans une pensée, ou bien dans un ensemble d’énoncés, ou bien dans rien de cela.

Qu'est-ce qu'une proposition ?

En quoi un énoncé peut-il être plus clair qu’un autre ? Descartes exigeait des idées qu’elles fussent claires et distinctes. Curieusement, dans ce binôme de la clarté et de la distinction, c’est cette dernière qui semble la plus claire. Il s’agit, en effet, d’une détermination négative, qui évite la confusion. Une idée se distingue d’une autre qu’elle n’est pas. La clarté, par contre, est positive, et il s’agit alors de donner le contenu positif d’un concept. Descartes et, en accord sur ce point avec lui, les philosophes de l’analyse du langage, d’Arnaud à Russell, en passant par Leibniz, préconise l’analyse de l’énoncé douteux en autant d’éléments qui pourront être examinés chacun séparément et comporter une décision logique quant à leur vérité ou fausseté. La clarté passe par la distinction. L’exemple déjà examiné peut être utilement repris. " Ce pull-over est rouge " manque de clarté parce qu’il comporte deux propositions et qu’on ne sait laquelle est en question (" Ceci est un pull-over " et " Ceci est rouge "). L’énoncé complexe " Ceci est un pull-over et c'est rouge " serait plus clair que l’énoncé simple " Ceci est un pull-over rouge ". En quoi ?

La réponse peut comporter plusieurs éléments, mais l’un d’eux est certainement que l’on a ainsi mis en évidence les questions auxquelles l’énoncé était censé répondre. Michel MEYER développe une interprétation du langage comme questionnement et une conception qu’il appelle " problématologie ". A juste titre, il fait remarquer qu’une assertion a du sens par rapport à une question à laquelle elle est supposée répondre, cette question n’étant, la plupart du temps, pas formulée. Ce fait est à l’origine de nombreux malentendus de la vie quotidienne. " Je serai là demain " peut vouloir dire " Ne t’inquiète pas, je serai là pour faire ce que tu attends de moi ", ou " Méfie-toi, je serai là et je te surveillerai ", cela est affaire de contexte et d’intention des locuteurs. Les acteurs le savent bien, qui disent le même texte sur différentes intonations et lui confèrent ainsi des significations multiples. On dit parfois à son interlocuteur : " Pourquoi me dis-tu cela ? ", voulant dire par là : " A quelle préoccupation répond donc ton intervention ? " Dans notre exemple, la clarté supplémentaire de l’énoncé complexe " Ceci est un pull-over et est rouge " vient de ce que les questions auxquelles il est supposé répondre sont explicitées. Ces questions sont constitutives du sens de l’énoncé et leur explicitation le rend plus adéquat aux propositions qu’il exprime. Sans avoir rien découvert d’objectif quant à la nature réelle du vêtement en question ni quant à sa couleur, notre connaissance a progressé parce que nous savons mieux quelles sont les propositions en cause.

L’analyse du Mémoire de Lavoisier et Laplace sur la chaleur (chapitre 9) met en lumière une situation analogue. Ce n’est pas tant la conception de ce qu’est la chaleur (comment elle se produit, ce qui la compose, etc.), la réponse, que les auteurs ont fait progresser dans leurs travaux, que le contenu de la question posée (de quoi parle-t-on ?). Plus généralement, une proposition est une réponse à une question. C'est une réponse à une question. Elle est susceptible d'être vraie ou fausse.

Elle tient son sens de la question à laquelle elle répond.

Exemples de questions :

1. Où se trouve la Tour Eiffel ?

2. Comment savez-vous que deux et deux font quatre ?

3. Y a-t-il du beurre dans le réfrigérateur ?

4. Qu'est-ce que la chaleur ?

Exemples de réponses :

1. "A côté du Champ de Mars", "en face du Trocadéro, sur la rive gauche de la Seine", "dans l'amas de probabilités d'équation (fx) à partir de l'instant t défini dans le protocole n"

2. "Parce que je crois à la théorie des nombres", "parce que je suis allé à l'école", "finalement, je n'y crois pas".

3. "oui", "non", "aucune apparence de beurre n'a été relevée",

4. "la chaleur se manifeste de plusieurs façon", "je ne sais pas ce qu'elle est, mais je sais ce qu'elle n'est pas", "ce n'est pas de la chaleur que vous parliez lorsque vous disiez que …."

Une proposition n'est pas une phrase, ni un énoncé verbal, quel que soit le langage utilisé.

Une proposition n'est pas nécessairement même pensée, encore moins crue.

Objection possible : introduire la proposition comme réponse à une question, n'est-ce pas présupposer une réalité qui serait le "répondant" de la question ? La question du répondant et de son éventuelle réalité sera posée plus tard (dans le chapitre 9 principalement), de même que celle du questionnant, le sujet. Pour le moment, on ne considère que les propositions, qui peuvent et doivent être comprises comme des réponses à des questions formulées ou non.

Une proposition a un sens. Pour les pragmatistes, le sens est la procédure de vérification. Pourtant, il peut y avoir des propositions douées de sens mais totalement invérifiables. Laplace avait calculé que, si les lois de la gravitation de Newton étaient vraies (et il croyait qu'elles l'étaient), la gravitation devait se propager sept millions de fois plus vite que la lumière, conclusion évidemment invérifiable empiriquement, puisqu'aucun signal ne va plus vite que la lumière, et pourtant non dépourvue de signification. Elle contenait même implicitement l'idée qui sera à la base de la théorie de la relativité, à savoir, qu'il n'y a pas de propagation instantanée de phénomènes physiques. Pour les positivistes, le sens d'une proposition est lié à sa vérifiabilité, c'est-à-dire, dans leurs esprit, à une expérience possible. Personne n'a eu ni n'aura l'expérience de ce qu'est une chimère, pourtant "Les chimères n'existent pas" a un sens, puisque c'est justement ce qui permet d'affirmer que personne n'en a eu ni n'en aura l'expérience. Il faut donc savoir ce que sont les chimères pour savoir qu'elles n'existent pas. On ne saurait ce que veut dire "les trucs n'existent pas", puisqu'on ne sait pas de quels trucs il s'agirait. Au contraire, on sait ce que sont les chimères, et c'est ce qui nous permet d'affirmer leur non-existence. Il y a là un paradoxe apparent, dû à l'affirmation simultanée que les chimères sont quelque chose et qu'elles ne sont rien, puisque non existantes. En fait, il s'agit de deux valeurs du concept, selon qu'il est utilisé comme question ("qu'est-ce qu'une chimère ?") ou comme réponse ("une chimère est un animal imaginaire"). Par contre, la question "où se trouve la chimère (qui n'existe pas)?" n'a pas de sens, puisqu'elle contient une contradiction en elle-même.

Pour l'empirisme logique (Moritz Schlick, par exemple), la vérifiabilité peut n'être que théorique, mais cette position est difficilement conciliable avec l'empirisme.

 

Kant est probablement le premier philosophe à avoir formalisé, à propos de la méthode expérimentale, la notion de questionnement de la Nature (Préface de la seconde édition de la Critique de la raison pure pp.17,18). Il y établit que l'on n'apprend rien de la Nature que ce qu'on lui a demandé. Ce texte célèbre, reprenant peut-être l'inspiration cartésienne de domination de la nature, présente la raison comme un juge questionnant les témoins. Cette allégorie étrange n'explique pas comment ni par quelle force la Raison contraint la Nature à se soumettre à sa Question. Elle ne dit pas non plus quel est le statut des lois immuables qu'elle prétend imposer à son "témoin" soumis, la Nature. De nos jours, peu de scientifiques reprennent une telle exigence. Les lois de la science ne sont pas considérées comme immuables, ni même celles de la raison. Celles-ci ont été d’abord l’objet de la métaphysique, puis la logique en a fait peu à peu un champ de recherche autonome et les théories les plus puissantes ont toujours été ramenées peu ou prou à voir leur domaine d’application restreint et, par conséquent leur " immutabilité " limitée à une certaine portion de l’univers. Il reste cette idée fondamentale que les vérifiables ne sont pas donnés, mais produits. La question est le corrélat nécessaire de la réponse.

Est-ce en contradiction avec la distinction établie plus haut entre la proposition et la pensée ? La difficulté rencontrée ici est du même ordre que celle rencontrée pour la proposition. On a du mal à imaginer une proposition qui ne soit pas pensée, puisque si on l'imagine, on la pense. De même, il est difficile d'imaginer une question non posée. Mais ce n'est pas en termes d'imagination qu'il faut envisager le problème. Bien sûr, nous ne sommes a priori concernés par les propositions auxquelles nous pensons et par les questions que nous posons. Par contre, les caractéristiques épistémologiques des unes et des autres sont indépendantes de la psychologie liée au fait que nous en prenions connaissance.

 

En conclusion

1. La proposition est l'élément de ce qui est susceptible d'être vrai ou faux.

2. Il faut la distinguer de ses énoncés, des énonciations de ceux-ci, et des états de conscience qui éventuellement l'accompagnent.

3. Sa signification dépend de la question à laquelle elle constitue une réponse.

Kant, sous la forme de lois de la raison, puis Russell sous la forme d'un langage parfait, ont imaginé un substrat idéal à ce système de questions et de réponses par lequel l'homme a accès aux vérités. Pour le moment, rien ne contraint à partager cet imaginaire avec ces deux auteurs.

 

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