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Faire et connaître Chapitre 7 : Modèles et objets |
Dernière mise à jour le 01/01/2016 |
Note : ce texte date d'une dizaine d'années et est en cours de réécriture
La vérité dont la valeur est recherchée n'est donc pas seulement celle que proposait Peirce : "the opinion which is fated to be ultimately agreed to by all who investigate" (cité par Russell dans a History of western philosophy, p 778), mais plutôt celle jadis définie par les Scolastiques comme adaequtio rei. Mais les théories de l'adéquation se heurtent à un paradoxe apparent : l'adéquation semble être une sorte d'identité - ou au moins de ressemblance - et, en même temps, si elle doit se faire entre des représentations mentales et la réalité, elle doit aussi s'appliquer à une altérité radicale, que les philosophes ont parfois baptisée "transcendance". Ce paradoxe n'est qu'apparent, car il repose sur une conception de la situation de connaissance erronée, fondée sur un modèle optique, où le sujet serait comme le spectateur d'un théâtre sur la scène duquel, bien sûr, il ne peut pas monter. Les chapitres 8, 9 et 10 montreront que ce modèle est faux et que la situation de la connaissance est toute différente. Auparavant, il convient de revenir sur la notion de modèle et sur les rapports entre les modèles et les objets dont ils sont le modèles. Le terme de "modèle" utilisé ici veut à la fois rendre compte du contenu de la représentation et de son caractère analogique. Notre connaissance procède en effet par analogies et nous imaginons des modèles de la réalité, la question de la vérité étant celle de l'adéquation de ceux-là à celle-ci. Bien entendu, l'usage fait ici de ce terme ne fait nullement référence à l'idée d'imitation ou de copie, et encore moins d'idéal à atteindre, comme, par exemple, Greta Garbo a pu être considérée comme un modèle de la beauté féminine, ou Caton l'ancien un modèle de la vertu civique. La notion de modèle a connu un regain d'actualité avec les courants constructivistes en épistémologie et une certaine confusion entre modèle et réalité s'est introduite à la faveur de cet intérêt renouvelé pour la notion. C'est pourquoi ce chapitre trouve sa place ici. L'exemple de la carte de géographie et des pays qu'elle représente servira de support pour comprendre comment une carte peut à la fois être considérée comme la représentation fidèle d'une région et en être évidemment complètement distincte. La possibilité de représenter sur la carte différents aspects et dimensions de la région conduit à se demander quelle est l'extension légitime du modèle, et, finalement, en quoi il "correspond" à ce qu'il représente. Ensuite, il conviendra de se remémorer les rapports logiques entre le modèle et les faits qu'il est supposé expliquer. Enfin, les caractéristiques épistémologiques générales du modèle seront établies : un modèle n'est jamais totalement vrai et il est rarement totalement faux. Le philosophe cherche des moyens pour démêler le vrai du faux.
Carte, plan, représentation et modèle Dans le Monde du 4/3/88 Christian Delacampagne rend compte de l'ouvrage " L'invention de la réalité : contributions au constructivisme ", dirigé par Paul WATZLAWICK (traduit par Anne-Lise HACKER. Seuil). L'article commence par le récit d'une " fable " : " Par une nuit d'hiver sombre et pleine de brouillard, le capitaine d'un navire se hasarde à franchir un détroit dont il ne possède pas la carte. S'il brise son bateau contre les rochers, il comprendra qu'il s'est trompé : il saura ce que le détroit n'est pas. Si, en revanche, il parvient à le franchir, il n'aura pour autant rien appris sur le meilleur chemin possible. Il aura eu de la chance, mais il ne saura toujours pas ce que le détroit est. " Cette fable illustre la situation dans laquelle se trouve non seulement le savant mais tout individu face à ce qu'il est convenu d'appeler le réel. La nature ultime de celui-ci nous échappera toujours. Pourquoi ? parce que les connaissances que nous croyons avoir sur la réalité n'existent en fin de compte que dans notre cerveau. La science n'est qu'un langage ; les résultats des expériences ne sont que des données perceptives enregistrées dans notre esprit. " Le capitaine, en effet, se fonde bien sur des représentations mentales et non sur la réalité du détroit ; il agit à partir de ce qu'il croit savoir, voire de ce qu'il imagine. La dernière phrase, toutefois, contient une conclusion inacceptable : le résultat de l'expérience contient bien plus que des données perceptives enregistrées dans son cerveau. Quoi qu'il arrive au terme de cette aventure, les membres de l'équipage, les passagers s'il y en a, les compagnie d'assurances et les armateurs, et même peut-être les requins auront d'autres "données perceptives" que celles du capitaine (surtout si, sous le coup de l'émotion, il a, par exemple, perdu connaissance ...). Leur appréhension de la situation aura l'air de se rapporter à une même situation, dont la " réalité " n'est certes peut-être pas garantie, mais, en tout cas, ne dépend pas de la perception qu'ils en ont ou non. L'erreur provient d'une confusion entre le réel et la description du réel. Essayons de nous figurer la situation du capitaine aventureux. A défaut de posséder une carte et de voir le détroit, il essaie de l'inventer. Peut-être va-t-il utiliser des instruments comme des sondes ou des radars, des calculateurs lui permettant de créer des modèles mathématiques de la configuration supposée du détroit. Peut-être, s'il est moins équipé techniquement, se contentera-t-il de souvenirs d'expéditions précédentes qu'il a effectuées lui-même ou dont il a eu le récit, et se fera-t-il une représentation mentale inventée de cette configuration. Peut-être même a-t-il l'esprit plein de croyances sur Poseïdon, les Sirènes, Eole et quelques autres divinités généralement actives dans les affaires de navigation, et se figurera-t-il son passage dans le détroit comme une sorte de combat entre ces personnages. Ainsi, selon que notre capitaine est plutôt mathématicien, historien ou poète, voici trois conceptions possibles dans son cerveau. Appelons les P1, P2 et P3. D'autres conceptions sont possibles et on aurait un ensemble P1, P2, P3 ... Pn . Ces conceptions peuvent être exprimées par des énoncés E1, E2, E3 ...En, qui seront alors des représentations dont nous pourrions avoir connaissance si le capitaine veut bien nous les communiquer. Nous faisons abstraction, pour le moment, des problèmes liés aux relations entre E et P (E exprime-t-il correctement P ? P est-il plus étendu ou plus restreint que E ? etc. - ces problèmes ont été évoqués dans le chapitre précédent). Nous supposons seulement que notre connaissance du langage est suffisante pour comprendre qu'à chaque P peut correspondre - d'une façon ou d'une autre - un ou plusieurs états de fait (disons M) . Nous posons la question : y a-t-il un Mx tel que Px l'indique ? Si oui, Px est vraie. La thèse ici exposée du constructivisme est que : 1. Il peut y avoir un Mx' tel que Px est réputée fausse (" s'il brise son bateau contre les rochers, il comprendra qu'il s'est trompé") 2. Aucun M ne peut montrer que Px est vraie (" il ne saura toujours pas ce que le détroit est ") 3. M est une partie de P (" le réel ne fait qu'un avec la conception que nous avons de lui, c'est nous qui l'inventons ") Les points 1 et 3 supposent, pour être vrais ensemble, que M ait à la fois les propriétés d'un état de fait , qui le rendent capables d'invalider une P, une conception (thèse 1), et, simultanément, celles d'une conception, c'est-à-dire de pouvoir être validée ou invalidée par un état de fait (thèse 3). Si tel était le cas, il faudrait, pour tout Mx qui invalide une Px, chercher un My qui le valide. Or, la thèse 2 exclut cette éventualité, puisque alors Mx se trouverait dans la situation d'une P, dont la thèse 2 affirme qu'elle ne peut être validée par un M. Par ailleurs, les thèses 2 et 3 forment un couple étrange, car comment concilier l'idée que l'on ne connaît pas le réel avec celle qui voudrait qu'il se réduisit à ce que nous en concevons ? Le genre de conceptions exprimées ici sont contradictoires. On admet que le capitaine " apprendra " qu'il s'est trompé si son bateau se brise. Mais comment apprendra-t-il que son bateau se brise ? Selon la conception constructiviste, cela aussi est une simple représentation, puisque le réel et les représentations se confondent. En tant que représentation, le bris du bateau n'est pas plus réel que la vision plus ou moins imaginaire que le capitaine a du chenal. Si on devait admettre que le bris du bateau est plus qu'une seule représentation, on devrait aussi être conduit à l'admettre d'autres situations tout aussi contraignantes. Une représentation ne peut pas prouver une autre représentation. Si une représentation peut être prouvée, cela ne peut être, même indirectement, que par une réalité. De ce que nos représentations sont construites, on en déduit que les objets qu'elles représentent sont aussi des inventions. Cette déduction est abusive. Même représentée, la réalité reste la réalité. Mais quel est le sens de cette conclusion ? Quel est le lien entre la carte que le capitaine peut se construire de ce fameux détroit et la réalité (s'il y en a une ...) de ce dernier ? Les cartes sont établies à partir de relevés topographiques terrestres et aériens. Ces relevés permettent d'attribuer à différents points du globe des coordonnées géodésiques et altimétriques. Le travail cartographique consiste ensuite à projeter ces coordonnées sur une surface plane selon des règles prédéfinies et admises par tous les lecteurs à venir de la carte, qui sera alors supposée "représenter", pour eux, les espaces où sont situés les points relevés. Ce que l'on veut dire par là, c'est que ces lecteurs en tireront suffisamment d'informations pour se représenter utilement (selon une utilité définie par ailleurs) les lieux sans pour autant devoir s'y rendre. Il est même entendu qu'ils en auront une vision différente et, en un sens, plus riche que par la perception directe, car ils percevront sur la carte des relations géographiques qu'ils ne percevraient pas nécessairement sur le terrain. Inversement, cette représentation est aussi réputée plus pauvre, en ce sens que les détails des paysages leur échapperont, et qu'un grand nombre de caractéristiques des lieux représentés sont absentes de la représentation cartographique. "La géographie a pour rôle de montrer la terre connue dans son unité et sa continuité, d'en indiquer la nature et la position ; elle retient les seuls traits qui entrent dans des schémas globaux et universels tels que golfes, grandes cités, peuples importants, fleuves remarquables, et tout ce qui, dans chaque domaine, est significatif." (Ptolémée cité par Jean-Pierre Angrémy dans La géographie de Ptolémée, Anthèse, Arcueil, 1998, p. 6). On notera que le capitaine aurait très bien pu inventer une carte fondée aussi bien sur des observations et des relevés qu'il aurait lui-même effectués, que sur des récits d'autres navigateurs, ou enfin sur des révélations concernant les activités de certains divinités marines.
Domaine d'extension valide d'un modèle Mais, on l'a vu dans les premiers chapitres, la vérité doit être fondatrice de confiance. Le modèle ne doit pas seulement correspondre à son objet, même si c'est de manière assez indirecte, il doit aussi le précéder, nous permettre d'en prédire le comportement, permettre au capitaine, lorsqu'il est au milieu seulement du passage, d'en trouver la sortie vers le large, il doit avoir une valeur prédictive. Les pragmatistes font de celle-ci le critère de validité du modèle. C'est-à-dire que non seulement les points connus doivent correspondre à ceux du modèle, mais qu'en outre celui-ci doit en quelque sorte importer avec lui des points non connus, ou des caractéristiques qui lui appartiennent mais dont on suppose qu'ils appartiennent aussi à l'objet. Le modèle doit comporter une extension et élargir la validité de l'analogie. Les géographes grecs avaient parfaitement conscience de cette capacité inductive que leur conférait l'usage de modèles géométriques dans leur science : "Ces notions, on le comprend aisément, ne pouvaient être le fruit d'une expérience puisque les Grecs ne connaissaient pratiquement que le pourtour de la Méditerranée : ils n'étaient allés ni au pôle, ni à l'équateur ; et pourtant ils étaient imbattables sur les caractéristiques des diverses latitudes non seulement dans l'hémisphère nord mais aussi dans l'hémisphère sud. C'est que la géométrie de la sphère, dans laquelle ils étaient passés maîtres, leur apprenaient tout cela ; et ils pouvaient aussi le vérifier par la manipulation de modèles réduits, sphères à constellations, mais surtout sphères armillaires, où le ciel est réduit à ses cercles fondamentaux avec la Terre au centre, matérialisation évocatrice de l'hypothèse géocentrique. Le caractère théorique, mais pertinent des connaissances ainsi acquises est souligné par Géminos dans un cas particulier, mais que l'on peut étendre à l'ensemble : Quand nous parlons de la zone australe et de ses habitants, en particulier des antipodes qu'elle abrite, il convient de ne pas se méprendre sur nos propos : nous n'avons aucune information sur la zone sud, nous ignorons si elle contient ou non des habitants, mais, étant donné le système sphérique d'ensemble, étant donné la forme de la terre et la progression du Soleil entre les tropiques, il existe certainement une seconde zone, au sud, qui a le même climat tempéré que celle, au nord, que nous habitons nous-mêmes. De même quand nous parlons d'antipodes, nous n'affirmons pas qu'il existe effectivement des hommes qui nous seraient diamétralement opposés, mais seulement qu'il existe sur la terre un lieu habitable qui nous est diamétralement opposé (op. cit. , XVI, 19-20) " (Géminos cité par Germaine Aujac dans "La Géographie de Ptolémée : tradition et novation", dans La géographie de Ptolémée, Anthèse, Arcueil, 1998, p.9) Evidemment, les "connaissances" ainsi acquises n'ont de valeur qu'hypothétiques. Elles passent pour nécessairement vraies tant que les modèles utilisés sont eux-mêmes considérés comme Lois de la Nature et font partie des paradigmes de la "science normale". Ces extensions prédictives peuvent être fausses, mais le fait qu'elles sont aussi susceptibles d'être vraies n'en est pas moins étonnant et doit aussi être expliqué. Cette explication ressortit de la nature de la correspondance entre le modèle et l'objet, d'une part, et, d'autre part, dans la genèse des modèles, dont quelques exemples historiques sont analysés dans le chapitre 9. Correspondance entre le modèle et l'objet On peut imaginer qu'il existe ainsi une relation bijective entre tous les points de la terre et leur représentation sur la carte. A chaque point de la carte correspond un point de la terre, et la carte est en quelque sorte le reflet de la réalité terrestre. Le sujet devient un peu plus difficile dès que l'on considère qu'il n'y a pas une carte, mais plusieurs. Non seulement, parce qu'il y a plusieurs éditeurs de cartes, avec chacun ses préférences et ses conventions, et non seulement parce que les géographes travaillent sans cesse et améliorent la représentation qu'ils nous offrent. Non seulement, non plus, parce que la Terre évolue et que les cartes sont régulièrement périmées et mises à jour. Toutes ces raisons de se méfier de l'idée d'une correspondance simple entre la représentation cartographique et la réalité doivent être prises en compte : différences subjectives, progrès des connaissances, évolution du réel et adaptation de sa représentation. Il faut pourtant considérer encore deux autres raisons : d'abord l'influence fondamentale de la méthode de projection (et, plus largement, de représentation) utilisée, et ensuite la diversité des cartes possibles d'une même zone. Les méthodes de représentation terrestre ont évolué, depuis Ptolémée jusqu'à nos jours. On sait que chacune était liée, en fait, à une conception de l'univers, concrétisée ou non dans un modèle : la Terre comme une sorte de galette entourée d'eau et de vide, ou comme un globe parfait, etc. Les Grandes découvertes, les progrès de l'astronomie, des mathématiques, les observations aériennes et par satellite ont progressivement entouré nos façons de faire d'une sorte de béton cognitif grâce auquel la représentation produite semble être le résultat d'un tel concours de techniques assurées et de connaissances avérées, que sa correspondance avec la réalité est au-delà du doute raisonnable. Or, on sait, depuis les cartes produites selon la méthode de projection de Peters, qu'une autre représentation que celle à laquelle nous étions habitués, est possible, tout en restant conforme aux observations les plus récentes et cohérentes avec les théories mathématiques admises. Aucune des deux n'est plus vraie que l'autre. Chacune présente des défauts très bien expliqués par la géométrie et relevant de la difficulté de faire correspondre une surface courbe et une surface plane. La préférence pour l'une ou l'autre résulte donc du choix d'un ensemble de défauts plutôt qu'un autre. La carte est ainsi le résultat de la mise en œuvre de certains outils en vue d'une certaine finalité qui n'est pas seulement la transcription du terrain, mais sa transcription en vue de tel ou tel résultat. Et elle n'en est ni plus ni moins fausse ou vraie pour autant. Les imperfections de la carte ne la rendent pas fausse ni " purement subjective " pour autant. Elle est construite et vraie, subjective et objective. Ceci est encore illustré par l'autre raison évoquée plus haut, c'est-à-dire le fait qu'une même région peut être représentée de multiples manières dans des cartes différentes. Les cartes les plus courantes représentent le relief, les cours d'eau, les mers et océans, et les agglomérations. Certaines y ajoutent un aperçu de la végétation, d'autres ignorent celle-ci et concentrent leurs informations sur des repères routiers. Il existe des cartes démographiques où ce sont les populations et leurs caractéristiques qui sont représentées. Il y a, en fait, autant de cartes possibles qu'il y a de phénomènes distribués sur la surface de la Terre : climat, faune, économie, etc. , et que l'on souhaite représenter ; une infinité, donc. Toutes sont également vraies. La relation bijective entre la carte et le terrain, qui était évoquée plus haut, et qui correspondrait à l'idée que " la " carte représente " la " réalité de " la " Terre, prend alors un aspect complexe. Pour la maintenir, il faut en effet imaginer la relation entre chaque point du terrain et chaque point d'une carte idéale qui serait la synthèse de toutes les cartes possibles. Cette considération nous conduit à focaliser notre attention sur la multidimensionalité de la réalité : tel lieu de la terre est à la fois tel point géographique situé sur telles coordonnées géodésiques et altimétriques, et le lieu de tel ensemble architectural, et le lieu d'habitat de telles populations, humaines et animales, et le lieu de production de telle richesse économique, et le lieu où la moyenne des températures hivernales est de x degrés, etc. L'identité de ce lieu est donc le produit d'un croisement de regards sélectifs dont chacun est traduit par une carte possible. Chacune de ces cartes ne deviendra réelle que si un géographe et un éditeur trouvent la caractéristique en question assez intéressante pour y investir du temps et de l'argent et s'ils disposent des moyens techniques nécessaires. A chaque lieu correspond ainsi une infinité de caractéristiques possibles décrites par une infinité correspondantes de cartes possibles. Qu'est-ce, alors, qu'un lieu décrit par ces cartes ? Ira-t-on jusqu'à dire qu'il n'existe pas parce qu'il ne serait rien d'autre qu'une synthèse des cartes ? Plusieurs manières de comprendre ce que signifie l'affirmation de la "réalité" de ce lieu sont envisageables. On peut dire qu'à chacune des cartes possibles correspond en fait une vision, une manifestation du lieu, et que sa réalité est en quelque sorte le substrat de ces représentations. Ces représentations étant élaborées par nous, seul le substrat en question serait le siège du caractère "réel" de ce lieu. Une deuxième interprétation consiste à considérer le lieu comme l'intersection des descriptions qu'en donnent les cartes. Considérant, de nouveau, que ces descriptions sont notre élaboration, la conclusion est différente, et on obtient une thèse "constructiviste", où la réalité de l'objet se résume à être une construction de l'esprit humain. Un troisième thèse, plus proche du sens commun, part du principe que le lieu est constitué de l'intersection des caractéristiques représentées (et non de leur seule description), et que le fait que ces caractéristiques soient le produit de notre élaboration ne les rend pas irréelles pour autant. Deux autres considérations s'ajoutent nécessairement à cette interprétation : d'abord que les caractéristiques ne sont pas épuisées ni définitives, et ensuite que la notion même de lieu est une des caractéristiques élaborées par la cartographie, et issue d'un système de coordonnées. La réalité des lieux représentés est élaborée, multiple et instable. Elle n'est pas irréelle pour autant. Les plans procèdent de la même méthodologie que les cartes, mais produisent des représentations plus directement destinées à une utilisation pratique : orientation, aménagement, etc. Le point commun de toutes ces représentations est de fournir un objet contenant des symboles interprétables par les utilisateurs comme autant d'informations correspondant à des caractéristiques localisables sur le terrain réel. Cartes et plans sont un type particulier de représentation, mais beaucoup de leurs caractéristiques sont communes à d'autres types. Cartes et plans ont au réel qu'ils représentent une relation de modèle. Ils établissent une représentation dans un ensemble supposé connu d'un autre ensemble non connu, et cette représentation est supposée apporter une connaissance de ce deuxième ensemble. A leur tour, ils peuvent donc servir partiellement de modèles des autres modes de représentation. Il existe un très grand nombre de modes de représentation, plus ou moins "naturels" : sonores, visuels, symboliques, linguistiques, mathématiques, etc. A partir d'une carte où figurerait, par exemple, les produits intérieurs bruts des différents pays, on peut imaginer un histogramme représentant ces mêmes données. Il s'agirait alors d'une transformation de cette première représentation, dont on aurait ignoré les dimensions géographiques. Pourquoi ne pas ensuite transformer les barres de cet histogramme en sons et construire ainsi une sorte de symphonie des PIB ? La représentation isole certains aspects de l'objet à représenter et transpose ces aspects dans un autre objet, pour nous interprétable comme le représentant du premier. Dans le Tractatus logico-philosophicus, Wittgenstein utilise la notion de tableau ("Nous nous faisons des tableaux des faits"). Le terme de "tableau" est utilisé par le traducteur Pierre Klossowski pour rendre l'allemand Modell, dont il redoute qu'il induise une confusion avec la notion platonicienne de modèle. En effet, le tableau n'est pas un modèle dans le sens où ce terme impliquerait que le réel en serait une copie, voire une version dégradée, comme c'est le cas dans la conception platonicienne. Au contraire, pour Wittgenstein, "le tableau est une transposition de la réalité". Il est lui-même à son tour un fait. Il est un système d'objets matériels pris comme représentant un autre système. C'est dans un sens très voisin que le terme de "modèle" est utilisé ici. Il n'a pas la connotation fortement visuelle que possède celui de "tableau". Toute notre pensée, en tant qu'elle vise le monde, s'en trace des tableaux, utilise des tableaux ou des modèles (dans le sens de ce texte). La notion est distincte de celle de représentation, en ce que celle-ci correspond plutôt à l'événement psychique, au mécanisme intellectuel et sensoriel, alors que le modèle désigne le contenu de la représentation. Le tableau, selon Wittgenstein, ou le modèle peuvent exister, au moins théoriquement, indépendamment du fait d'être représentés ou non, et l'examen de ces notions ne ressortit pas de la psychologie. Ainsi, il ne faut pas concevoir la correspondance entre le modèle et son objet comme celle d'une image à ce quelle représente, bien que celle-ci puisse être aussi conçu comme un cas particulier de celle-là (correspondance des points lumineux, etc.). La correspondance entre le modèle et l'objet résulte d'une transposition (cf. l'article d'Albert Portevin dans La méthode dans les Sciences modernes, présenté par François Le Lionnais) d'un domaine à un autre et est donc essentiellement une abstraction. Mais, en outre, cette abstraction est déterminée, dans le sens où elle est faite selon un certain angle de vue qui correspond à la question que l'on se pose à propos de l'objet visé lors de la construction du modèle.
Rapports logiques entre modèle et fait Le modèle implique le fait qu'il est censé expliquer, et non l'inverse. Il existe deux types de balances : à fléau ou à ressort. Avec les premières, le poids d'un même objet pesé près du Pôle ou près de l'Equateur aura la même mesure. Avec une balance à ressort, le poids sera moindre à l'Equateur qu'au Pôle. Voici un fait. Un modèle explicatif consiste à considérer que le poids est une force, et que la loi de Newton f = mg s'applique. On peut alors déduire de ce modèle comme une conséquence logique, que le poids est égal à la masse multipliée par un coefficient d'accélération déterminé en partie par l'attraction terrestre, elle-même amoindrie à l'Equateur par la force centrifuge induite par la rotation de la Terre. La valeur de g étant diminuée, on en déduit logiquement que le poids est diminué. Le fait est impliqué par le modèle comme sa conséquence logique. La relation logique entre modèle et fait est parfois masquée par ce que le fait, précisément, est vrai de toute façon. Il semble alors naturel de le prendre comme prémisse certaine. Si, alors, l'explication fournie par le modèle semble la seule possible, on dira à tort, et en inversant les rapports logiques, que le fait implique le modèle explicatif. Un exemple (qui heureusement est purement inventé) illustrera l'erreur couramment commise sur ce point. Habituellement, les acteurs dont le personnage meurt sur scène se relèvent ensuite pour saluer le public à la fin de la représentation. On considérera la situation exceptionnelle suivante : l'acteur qui doit " mourir " dans le duel s'est écroulé sur scène ; il ne se relève pas ; pour beaucoup de spectateurs non logiciens, c'est "donc" que le pistolet était chargé d'une véritable balle et que ce n'était pas un simple artifice théâtral : l'acteur a été assassiné ! D'autres modèles seraient envisageables, comme, par exemple, une crise cardiaque due à l'émotion de jouer la scène, etc. L'illusion selon laquelle le fait impliquerait le modèle vient de l'impression que c'est le seul modèle possible. Le langage courant alimente aussi la confusion entre causalité et implication avec l'usage de locutions comme " si ..., alors ... ", " donc ", " par conséquent ", utilisées aussi bien pour l'une que pour l'autre. Cette relation logique dans laquelle le modèle peut être pris comme prémisse de raisonnements où le fait apparaît comme la conclusion, voilà ce qui fait sa valeur de modèle. S'il était montré que le modèle n'implique pas le fait, autrement dit que l'on peut avoir le modèle vrai et le fait non avéré, il perdrait immédiatement sa valeur de modèle. Un fait peut montrer la fausseté d'un modèle, non sa vérité. Les dieux sont parfaits, les mondes où ils vivent aussi, et, par conséquent, les mondes supraterrestres sont aussi parfaits, voilà le modèle qui expliquait la parfaite sphéricité de la Lune, jusqu'à ce que Galilée découvre sur la Lune des irrégularités et des reliefs tout-à-fait semblables à ceux des étages terrestres. La prétendue perfection de la sphère lunaire n'existait pas, ou du moins était sérieusement mise en doute. Si les conséquences du modèles sont fausses, le modèle l'est aussi. Si, par contre, elles sont vraies, cela ne prouve rien quant à la vérité du modèle. Tant que la Lune paraissait parfaitement sphérique, cela ne prouvait pas que les dieux fussent parfaits. Par contre, si la Lune n'est pas sphérique, alors les dieux ne sont pas parfaits - ou bien ils n'habitent pas par là ... L'inversion vulgaire du rapport conduit à croire que la nécessaire perfection "prouve" la parfaite sphéricité de la Lune et donc l'"erreur" de Galilée. Le rapport d'implication entre le modèle et les faits n'est pas un simple rapport logique, en ce sens que d'autres hypothèses que le modèle lui-même sont en réalité supposées, le plus souvent de manière implicite. Ce sont, par exemple, des lois scientifiques d'autres disciplines proches, des règles de raisonnement, des conditions générales de vraisemblance, etc. Dans les exemples ci-dessus, on admettra, par exemple, que ce n'est pas la chaleur équatoriale qui a fait fondre les corps pesés au Pôle et à l'Equateur, ni qu'elle a déréglé les balances, qu'au théâtre, ce n'est pas l'esprit de l'auteur qui a tué le corps de l'acteur, et que les lunettes de Galilée suivaient bien les lois de l'optique, et nous restituaient correctement les visions de la Lune. Toutes ces suppositions sont en effet requises pour considérer comme valables les modèles proposés. Des critères de vraisemblance, de conformité aux lois de la nature communément admises, ainsi que des règles d'inférence sont en général implicites dans la formulation des modèles. Ainsi, la discussion sur l'éventualité d'un simple rapport tautologique entre les théories et les événements dont elles rendent compte relève en partie d'une question mal posée, car, en fait, les prémisses sont beaucoup plus nombreuses que celles qui sont explicitement énoncées. "La preuve en logique, dit Wittgenstein, n'est qu'un expédient mécanique pour reconnaître plus facilement la tautologie là où elle est compliquée". Les conclusions contiennent en réalité plus que les seules prémisses explicites, et le travail du chercheur consiste souvent d'abord en une explicitation des contenus implicites d'un modèle, ou de modèles entiers non explicités et qui rendent donc les explications "compliquées". Dans la physique pré-einsteinienne, on suppose que le déplacement éventuel de l'origine des coordonnées dans lesquelles on mesure le mouvement n'a pas d'incidence sur cette mesure. C'est cette supposition implicite qu'Einstein a d'abord explicitée, puis révoquée en doute pour construire un modèle alternatif. La physique galiléenne et newtonienne ne devient pas fausse pour autant. C'est en tant que modèle appliqué aux corps en mouvement très rapide (proche de la vitesse de la lumière) que leur fausseté est montrée. En même temps est explicitée la portée de leur vérité, par une sorte de bornage et de mise en valeur, par contraste, de leur domaine de validité. Un modèle n'est jamais totalement vrai et il est rarement totalement faux Je vois un chien. Sans craindre le ridicule, on décrira plutôt la situation comme : "j'éprouve des sensations qui pourraient très bien s'expliquer par la présence d'un objet semblable au modèle canin". Je m'attends à ce que ce chien supposé remue de la queue, vienne me flairer et me lécher, cela fait partie des conséquences de mon modèle. Voilà qu'il aboie et menace de me mordre. Si j'en déduis que ce n'est pas un chien mais, par exemple, un chat, je montre par là la nature de mon modèle de chien et son origine limitée aux chiens gentils et accueillants. Ce qui est faux, c'est ma conception selon laquelle mon idée des chiens recouvrait la totalité de ce qu'ils sont. Cette conception avait pourtant à son fondement quelques expériences vraies. Et mon erreur même permet de préciser ces expériences. Chaque modèle a en général au moins trois niveaux de signification : 1. Un fait vrai qui est le fondement de son affirmation; 2. Une extension analogique non vérifiée, souvent inconsciente ; 3. Le sens véritable de cette analogie. Par exemple, l'affirmation "la science est un langage", selon laquelle l'activité scientifique doit être conçue sur le modèle de l'activité langagière, comporte les trois niveaux de signification suivants : 1. Le fait que dire et penser sont intimement liés et que le discours est une part structurante de la production scientifique ; 2. L'extension de cet aspect discursif de l'activité à l'essentiel de cette activité ; 3. Ceux qui profèrent ce jugement se situent eux-mêmes dans la partie "écrivante" des activités scientifiques et réduisent l'ensemble de celles-ci à celle-là. Beaucoup de problèmes dont la philosophie doit élucider les racines sont nés de la confusion entre les objets et leurs modèles. C'est notamment le cas des exemples qui viennent d'être exposés. L'objet est identifié au modèle. Les propriétés de celui-ci sont alors attribuées à celui-là, les unes avec raison, les autres à tort. Les géographes de l'antiquité, en affirmant que des zones habitables par l'homme existaient bien en "zone sud", avaient parfaitement conscience de l'origine de la validité de leur modèle et de l'extension qu'ils pouvaient légitimement lui conférer. La transposition dans le domaine géographique de leurs connaissances géométriques les autorisait à imaginer cette "zone sud" à laquelle ils n'avaient pas accès sans toutefois les autoriser à affirmer que cette zone était habitée, mais seulement qu'elle était habitable. Mais que dirait-on d'un géographe qui, transposant à la réalité ce qu’il sait des cartes, affirmerait que les rivières sont bleues et les routes nationales rouges ? C'est pourtant, mutatis mutandis, ce que font les métaphysiciens qui attribuent à l'être les caractéristiques du verbe "être". La philosophie critique doit évidemment analyser dans les modèles proposés par la doxa aussi bien les vérités fondatrices, que les extensions non vérifiées et leur éventuelle vérifiabilité et aussi la vérité situationnelle du sujet, qui explique l'ensemble. Il est dans le programme de ce travail de rechercher et de développer des méthodes d'analyse de ces parts de vérité et de non-vérité.
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