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Faire et connaître Chapitre 12 : Effets de la division du travail sur la connaissance |
Dernière mise à jour le 01/01/2016 |
Note : ce texte date d'une dizaine d'années et est en cours de réécriture
Les divisions du travail Le travail, les opérations humaines semblent par essence divisés. Même lorsque c'est un seul opérateur qui accomplit l'ensemble d'un processus productif, il l'accomplit par une suite d'opérations enchaînées les unes aux autres, chacune d'elles étant en général composée d'un ensemble de gestes, dont certains pourraient à leur tour être pris comme des opérations élémentaires constituant l'opération globale. Ce qui constitue " une " opération est donc relatif à un degré de division des tâches, et une opération est, le plus souvent, analysable en un certain nombre d'opérations élémentaires. Chacune de ces opérations reprend, comme conditions, comme matière première et comme instruments, une partie des résultats des opérations élémentaires antérieures. Les matières premières et les instruments sont la plupart du temps non pas des éléments que l'opérateur puise dans le milieu naturel, mais des produits d'autres opérations humaines. L'opération reprend des procédures, des plans, des structures gestuelles et conceptuelles empruntés à d'autres opérations. Le menuisier qui fabriquait le lit mentionné par Aristote n'abattait pas les arbres et ne débitait pas le bois dans la forêt. Il n'était pas non plus forgeron et les outils métalliques qu'il utilisait lui venaient des opérations effectuées par d'autres. Le plan même de son travail lui était, en grande partie, donné par son client commanditaire. Néanmoins, il effectuait lui-même une série d'opérations qui conduisait d'une situation initiale où l'on disposait de planches et d'outils, mais pas de lit, à une situation finale où un lit, susceptible en outre d'être reproduit avec les mêmes outils, se trouvait disponible comme résultat de ces opérations. Le pluriel des opérations semble s'imposer, car on n'imagine pas la création de ce lit comme Dieu put créer la femme à partir d'un morceau du corps d'Adam, en un acte. Et ces opérations effectuées là par un seul pourraient très bien être effectuées séparément par plusieurs - ce qui était déjà le cas du temps d'Aristote, les artisans se faisant assister par des ouvriers dans un atelier. Les évolutions techniques ont peu à peu réifié certains éléments. Par exemple, des clous ou d'autres dispositifs d'assemblage, préfabriqués par ailleurs, d'abord de façon artisanale, puis industriellement, ont pu remplacer certaines chevilles ou assemblages qui étaient initialement l'objet d'opérations élémentaires du menuisier. Peu à peu, on lui a livré des planches déjà en partie finies, ou aux dimensions plus proches des dimensions finales. Certains gestes ont pu être remplacés par des choses incorporant en un seul dispositif - une machine - l'équivalent d'une partie de son corps et de ses prolongements instrumentaux. Finalement, dans une production industrielle de lits, il n'y a plus du tout d'opérateur qui soit à lui seul le sujet d'une seule opération pouvant être considérée comme la fabrication du lit : chacun, éventuellement dans des lieux assez dispersés, produit un des éléments qui est repris par un autre, soit comme matière première de son propre travail, soit comme instrument de ce travail, soit comme plan de ce travail, en tout cas comme une chose donnée et réutilisée. Cette réification signifie que des éléments d'une opération ont cessé d'appartenir à celle-ci pour devenir des objets d'autres opérations (et, le plus souvent, d'autres opérateurs), l'opération elle-même devenant une opération sur des opérations, ou sur des éléments d'opérations. L'organisation des opérations élémentaires conduisant à la production des lits n'est pas une opération portant sur les lits eux-mêmes- du moins pas uniquement ni même principalement - mais sur le travail des opérateurs des opérations élémentaires. C'est le travail intellectuel des ingénieurs et des cadres, commerciaux et autres, de l'entreprise. Il y a ainsi deux sortes différentes de division du travail : une division qui est une simple répartition d'opérations élémentaires constituant une opération globale. Ainsi, pour la production de pain : l'agriculteur laboure, sème, récolte ; le meunier moud ; le boulanger pétrit, cuit et vend, par exemple. Les ouvriers dans une chaîne de montage réalisent chacun une opération partielle dont la série complète constituera la production de l'objet final. Chacune de ces opérations reprend le résultat de la précédente comme matière première de son propre travail. L'autre division du travail réifie une partie des autres opérations pour en faire sa propre matière première. Par exemple, une bourse des marchandises va faire de la valeur marchande du blé, ou de la farine, ou du pain, l'objet même de ses transactions. L'ergonome ou l'ingénieur vont prendre le travail des opérateurs de la chaîne comme objet de leurs propres travaux. Ces deux aspects de la division du travail sont complémentaires et n'existent pas l'un sans l'autre. Leur différence est néanmoins essentielle dans ce sens que la réification est inhérente à l'opération initiale dans le premier cas, alors qu'elle est le fait d'une opération de second ordre dans le deuxième cas. Travail manuel et travail intellectuel Le travail intellectuel ne porte pas sur des éléments du travail manuel ressortissant de son pôle objectif, comme les matières premières, les moyens, mais sur des éléments qui sont plutôt du ressort du sujet. Il peut s'agir du plan de l'objet à produire, de l'organisation des opérations, de la finalité et de la destination de l'objet, de sa valeur sociale et économique, etc. Il s'agit d'éléments non palpables (mais non irréels pour autant). Pour travailler sur ces éléments et les prendre eux-mêmes comme matière première de ses opérations, le travail intellectuel doit d'abord les transformer en choses susceptibles d'être travaillées. C'est le rôle des symboles. Concepts, images, mots, signes, enseignes, monnaies, par exemple, permettent de faire du travail l'objet d'un travail. C'est ce travail de second ordre qui constitue le travail intellectuel. Il n'a de sens et ne peut exister que par rapport au travail de premier ordre, le travail manuel. Une parenthèse lexicale est ici nécessaire. Les expressions " travail manuel " et " travail intellectuel " ne correspondraient, l'une et l'autre, à aucune réalité si on les prenait au sens étymologique, car l'intelligence et la main sont toujours inséparables dans tout travail humain. Les gestes et les opérations les plus élémentaires supposent l'intelligence de l'opérateur, et les opérations intellectuelles les plus élaborées ont besoin d'un support matériel pour se concrétiser. La distinction entre travail manuel et travail intellectuel ne dénote pas ici la part plus ou moins grande de la main ou de l'intellect dans le travail de l'opérateur, car cette approche relèverait plutôt de la psychologie du travail. Le travail dit " intellectuel ", en fait, est un travail sur le travail, un travail de second ordre, qui prend certains éléments du travail comme matière, objet, ou instrument de son propre travail. Appeler ce travail de second ordre " intellectuel " n'est pas seulement une approximation qui exprimerait la prédominance de la fonction cérébrale dans sa réalisation, mais aussi et d'abord une façon de marquer que la constitution des objets de l'intellect passe par ce travail. L'abstraction existe dans tout travail, même " purement " manuel. Les études des paléontologues montrent quelle science est nécessairement contenue implicitement dans la construction des outils et des armes préhistoriques. Le geste de l'artisan est pénétré d'un savoir complexe et raffiné, souvent non-dit et non-écrit, et que beaucoup d'intellectuels de métier ne seraient pas capables d'assimiler. Mais c'est la division du travail et l'apparition de ce travail de second ordre, le travail sur le travail, qui fait de ces éléments non-dits ou implicites, des objets susceptibles d'entrer à leur tour dans un processus opératif. Vico désigne ce savoir implicite chez les Anciens par le terme de " poétique ", c'est-à-dire inclus dans la poïesis, la création/fabrication. Benjamin Farrington, dans " La science dans l'Antiquité ", fournit un exemple frappant d'un de ces savoirs " poétique " dans lesquels le savoir théorique ultérieur s'est reconnu. Il s'agit de la construction, au IVème siècle avant Jésus-Christ, d'un tunnel dans l'île de Samos, qui fut commencé par les deux extrémités à la fois, et dont les deux galeries, pour une longueur totale d'environ un kilomètre, coïncidèrent presque exactement lorsque les deux équipes de travail se rencontrèrent. " Ce fait, dit B. Farrington, " apporte à l'historien des sciences un avertissement et un enseignement. Si nous n'étions renseignés que par des témoignages écrits, nous aurions dû attendre un écrivain postérieur, Héron d'Alexandrie, qui vivait probablement au IIème siècle après Jésus-Christ, pour rencontrer une démonstration géométrique nous expliquant comment on peut réussir un tel exploit. Mais le travail fut fait, et bien fait, six cents ans plus tôt, et nous pouvons être certains que les connaissances mathématiques nécessaires existaient déjà, bien que nous n'en ayons pas conservé de traces. " Il est peu probable que les connaissances mathématiques nécessaires dont parle Farrington aient été présentes dans les cerveaux individuels de chacun des ouvriers engagés dans la construction de ce tunnel. Ce qui a permis leur émergence, c'est la division du travail ou un opérateur a été spécialement chargé de travailler sur leur travail, et d'en faire le plan, et la phase ultime de ce savoir, qui nous parvient par les écrits de Héron, c'est leur réification en termes et en symboles mathématiques écrits et agencés par le travail intellectuel. Ce travail produit des concepts et des symboles à partir d'éléments des opérations comprises dans le travail dit " manuel ". Ici, les éléments réifiés - c'est-à-dire transformés en choses palpables et transformables - par le travail intellectuel des ingénieurs de Samos, c'est l'orientation générale, le plan des opérations de terrassement effectuées par les ouvriers du tunnel. Ce travail est proprement " intellectuel ", non pas tellement parce qu'il suppose l'intervention de l'intellect comme fonction biologique, mais surtout parce qu'il produit, d'abord, transforme et agence, ensuite, les objets propres à l'intellect que sont les objets géométriques utilisés pour diriger la construction du tunnel comme elle l'a été. De même, le travail " manuel " n'est pas seulement manuel parce que la main y aurait une part plus importante que l'intellect. Plus significativement, c'est parce que la main, et, avec elle, tous les instruments qui la prolongent et l'accompagnent, est une chose parmi les choses et " une cause parmi les causes ", selon l'expression de Vico, que ce travail de premier ordre, par rapport au travail intellectuel, est qualifié de " manuel ". Les matières et les instruments qu'il utilise, et les résultats qu'il produit, sont directement en interaction avec la main de l'opérateur. Généalogie du travail intellectuel Jean Gimpel, dans La révolution industrielle du Moyen Age (Seuil, 1975), évoque la genèse de la séparation entre travail manuel et travail intellectuel, à propos des architectes et des maçons, bâtisseurs de cathédrales. Il cite à son tour P. Du Colombier, Les chantiers des cathédrales, Picard, Paris, 1973 : " Dans ces grands édifices, il a accoutumé d'y avoir un maître principal qui les ordonne seulement par la parole, mais n'y met que rarement ou n'y met jamais la main, et cependant il reçoit des salaires plus considérables que les autres. Les maîtres des maçons, ayant en main la baguette et les gants, disent aux autres : " Par ci me le taille ", et ils ne travaillent point et, cependant, ils reçoivent une plus grande récompense ; c'est ce que font beaucoup de prélats modernes. " Jean Gimpel poursuit : " Ce ton légèrement démagogique trahit l'animosité d'un universitaire à l'encontre d'un homme des arts mécaniques reniant sa vocation manuelle pour prétendre à l'intellectualité. Ainsi Pierre de Montreuil, en faisant graver sur sa tombe " docteur ès-pierres ", se donne un titre universitaire et un statut d'intellectuel qui ne sont pas les siens. " Chaque terme de cet intéressant paragraphe mérite commentaire : " Un maître principal ". Le fait révélé par cette expression est celui d'une centralisation des décisions dans le chantier. L'apparition de cette nouvelle catégorie de travailleurs qui travaillent moins que les autres et ont néanmoins plus de prestige est liée au besoin d'unification des décisions (puisqu'il s'agit d'un " maître "). " Ordonne ". L'activité essentielle de ce " maître principal " est d'ordonner, de mettre de l'ordre dans le chantier, c'est-à-dire dans le travail des autres. Le travail intellectuel apparaît ainsi comme un travail sur le travail, consistant essentiellement dans l'introduction d'un " ordre ". Il sera intéressant d'étudier attentivement quel est cet ordre. " Par la parole ". Le moyen de ce " travail sur le travail " est la parole. De là notre hypothèse sur les liens étroits entre le concept et l'opération. La " parole " apparaît ici comme le moyen par lequel le maître principal met de l'ordre dans le travail des maçons qui lui sont subordonnés. " N'y met jamais la main ". Cette absence d'intervention manuelle est significative d'une activité essentiellement symbolique. " Un salaire plus considérable ". La valeur sociale de ce travail sur le travail est supérieure au travail lui-même. S'agit-il seulement de considération et de prestige ? N'y a-t-il pas aussi une reconnaissance économique ? Ce travail symbolique est plus rare. La responsabilité entraînée par ses décisions centrales est plus vaste (l'ensemble du chantier en dépend). Les risques que feraient courir un mauvais ordonnancement du chantier sont importants. " La baguette et les gants ". La baguette est symbole ici d'autorité, voire de coercition sociale. Quant aux gants, ils marquent probablement que le maître a plus de valeur que la matière qu'il pourrait travailler s'il devait y toucher manuellement. " Disent aux autres ... ". De nouveau, la parole et l'ordre. Le travail sur le travail aboutit essentiellement à une communication du maître aux ouvriers. Et cette communication porte sur des instructions opératoires quant à ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire. La production du travail sur le travail est un ensemble de messages contenant les règles et l'ordonnancement du travail manuel.
" L'animosité d'un universitaire ". L'universitaire perçoit ce travailleur intellectuel comme un rival et/ou un usurpateur. Il s'immisce en effet dans la sphère du discours et du concept, sphère que l'universitaire se croyait réservée. " L'intellectualité ". Ce terme est nouveau historiquement ici dans ce contexte. En effet, ce n'est que parce que ce travail intellectuel se dégage de l'organisation du travail des chantiers en s'opposant au travail manuel et en s'immisçant dans la sphère intellectuelle où on ne l'attendait pas qu'apparaît la spécificité de ce travail, désignée par un néologisme, " intellectualité ". " Docteur ès-pierres ". L'invention de ce nouveau " titre " universitaire, pour humoristique qu'il soit, marque aussi une double nouveauté : ce travail donne lieu à une véritable science rassemblée dans un corpus de connaissances, au même titre que les arts enseignés à l'université ; ensuite les " pierres " sont l'objet d'une science, de cette science, en laquelle Pierre de Montreuil est " docteur ". Jusque là, en effet, les sciences étaient organisées selon leur enseignement, lui-même organisé selon un découpage plus ou moins dérivé du plan d'enseignement aristotélicien. La nouveauté, ici, est que le découpage des domaines scientifiques que ce terme suggère, est un découpage selon les objets des sciences, et non plus selon les disciplines par lesquelles on les enseigne. Ce n'est pas un hasard que Vico soit, lui aussi, partisan d'un ordonnancement des sciences selon l'ordre des choses. D'Aristote à Wittgenstein, en passant par Descartes et Spencer, la question de l'ordre que doivent suivre les exposés des connaissances, et les recherches pour les accroître, dépend largement de l'idée que l'on se fait du rapport entre le travail manuel et le travail intellectuel. Compléments du 17/11/04 Caractéristiques du travail intellectuel Le travail intellectuel a donc pour fonction d’organiser le travail manuel et de lui donnner des orientations. Il est en principe lié à la finalité de celui-ci, c’est-à-dire au donneur d’ordre, client, souverain, ou planificateur. Il vise à disposer certains éléments du travail en vue d’une meilleure réalisation de ces fins. C’est ce qui apparaît clairement dans la fonction d’ingénieur. Il existe bien sûr d’autres types de travail intellectuel qui ne semblent pas liées aussi directement ni aussi manifestement à l’amélioration des performances du travail manuel. Ils supposent l’apparition de la « théorie » et seront pris en compte dans le paragraphe suivant. Il est ainsi inhérent au travail intellectuel d’avoir une fonction hiérarchique par rapport au travail manuel, non par une quelconque « prise de pouvoir » de type politique ou violente, mais par sa nature même. On a souvent caractérisé le pouvoir dans le travail par la mainmise sur l’information. Certes, le travail intellectuel, dès lors qu’il y a une division du travail, suppose la possession d’informations qui sont étrangères au travail manuel, les éléments de celui-ci étant pris comme objets de connaissance en tant que tels et non pas seulement en tant que simples supports des gestes de l’opérateur. Cette appropriation des informations est bien une étape nécessaire dans la genèse d’un travail intellectuel séparé et autonome, mais, au-delà de cette condition, c’est dans son exercice même que le travail intellectuel se caractérise comme une opération d’organisation et de direction du travail d’autrui, et donc comme une fonction hiérarchique. L’opération est une analogie, en ce sens qu’elle répète des gestes d’un élément sur un autre élément identique ou semblable au moins par les aspects qui sont le support de ces gestes. Le travail intellectuel dirige et organise le travail manuel en fixant les conditions d’applicabilité de l’analogie de l’opération. Cette appropriation de l’information sur les éléments du travail manuel se réalise par l’usage de symboles, condition pour que se réalise un travail sur cette information indépendant d’un travail sur les éléments eux-mêmes. Le travailleur intellectuel doit pouvoir travailler sur quelque chose qui représente la matière, les instruments, etc. du travail manuel, sans pour autant être installé devant cette matière et ces outils et les manipuler directement. Genèse de la théorie Le travailleur intellectuel doit connaître des caractéristiques pertinentes de ces éléments (matière, instruments, etc.) qui lui permettent d’apporter une réelle plus-value au travail manuel. C’est précisément l’objet des connaissances scientifiques et de la théorie. Le pragmatisme a bien vu que la loi scientifique, loi de la Nature, doit être comprise comme une règle à suivre pour qu’une opération soit couronnée de succès. Si vous voulez obtenir une accélération g, alors appliquez une force f=m.g. En effet, le travail intellectuel n’acquiert une certaine autonomie que si ses connaissances atteignent un certain degré de généralité, de répétabilité. Il ne servirait à rien d’avoir un travailleur séparé du simple maneuvre si celui-ci devait, à chaque opération, reconsidérer l’ensemble du problème et des données pour indiquer ce qu’il convient de faire. Le contremaître ou l’ingénieur n’est pas seulement un chef par son autorité ou son pouvoir de coercition. Il l’est parce qu’il sait ce qu’il faut faire. Il connaît les règles à appliquer. Son pouvoir, ou au moins l’étendue potentielle de celui-ci, sera d’autant plus grand que sera grand le champ d’application de ces règles. L’extension et la généralisation des règles à suivre est une activité d’auto-développement naturel du travail intellectuel. Les règles doivent s’appliquer au plus grand nombre possible d’opérations similaires, en parvenant à faire abstraction de différences pratiques secondaires. La démarche expérimentale permet de vérifier l’applicabilité d’une généralisation ou d’une transposition. La généralisation et la modularité de la présentation des règles permet aussi de les rendre fixes et de leur donner corps, ce qui matérialise le travail intellectuel, sous la forme de manuels ou de modes opératoires transmissibles, écrits, transportables, monnayables, etc. Elles ont aussi une fonction mnémotechnique et permettent de synthétiser en un petit nombre de formules tout un ensemble de règles qu’il serait long, fastidieux et difficile de mémoriser si elles devaient rester particulières. La méthode hypothético-déductive n’est une méthode de démonstration et de vérification que dans la mesure de la vérité des principes et des règles de déduction. Elle est avant tout une méthode élégante de faire tenir en un petit nombre de phrases un grand nombre de propositions. Euclide présente ses Eléments comme un manuel et non comme un système cosmologique. Néanmoins, une fois les règles mises sous forme condensée et générale, voire hypothético-déductive, elles prennent une autre apparence et acquièrent une certaine autonomie. Des principes peuvent se déduire des règles nouvelles que l’on n’avait pas vues au départ, qui n’étaient pas initialement supposées être contenues dans ces principes. Règles nouvelles qui peuvent se vérifier, infirmer au contraire les hypothèses initiales, ou constituer de nouvelles hypothèses génératrices, à leur tour, de nouveaux théorèmes. La théorie acquiert ainsi une vie propre et apparaît une activité sans lien manifeste avec le travail manuel, celle du savant ou chercheur, qui s’intéresse à ces théorêmes pour eux-mêmes, sans se soucier de leur incidence ou de leur origine matérielles. Le caractère fixe de la règle lui donne une apparence de certitude et de stabilité qui rassure et asseoit l’autorité de qui la connaît. Bien sûr, ce caractère fixe peut être réel, dans le cas d’une théorie vraie, ou illusoire, dans le cas d’une théorie fausse. Dans les faits, les règles ne sont que partiellement fixes, c’est-à-dire vraies ou fausses dans certaines conditions et certaines limites. Tout l’art du chercheur est alors de définir et vérifier ces conditions et ces limites. Les théories peuvent être considérées comme des exposés des conditions de transposabilité et d’applicabilité des analogies. Fin des compléments Occultation et déformation des opérations matérielles Les origines matérielles des connaissances sont occultées. Un auteur aussi peu suspect de vouloir les ignorer que Paul Couderc décrit ce phénomène: " le génie des Grecs épure la Géométrie, la coupe de ses origines matérielles (l'arpentage, etc.), la retranche de la Physique, au moins en apparence (souligné par nous), pour en faire un élégant et merveilleux jeu de l'esprit". On voit combien cette opération d'"épuration" est sous-tendue par des considérations d'ordre esthétiques et morales. Il ne faut pas trouver étrange que la réalité, condition de ce qui est possible et impossible, puisse se trouver ignorée ou falsifiée de façon telle que l'on puisse imaginer qu'elle n'existe pas, ou n'est qu'affaire de convention. En effet, ce qui est en cause dans les discussions des philosophes, c'est rarement la réalité banale et incontournable des opérations quotidiennes et simples comme tenter de franchir un passage bouché par une vitre transparente, ou couper un morceau de bois en deux, etc. Même lorsque les philosophes ont recours à des exemples de ce type, c'est, le plus souvent, pour ensuite appliquer les conséquences qu'ils en tirent à des domaines beaucoup plus élaborés et complexes. Or, que signifie "plus élaborés et complexes" ? Il s'agit, en fait, de concepts de niveau n+1 par rapport à ces opérations matérielles simples, et encore n+1 de nouveau par rapport à celles-ci, et ainsi de suite, jusqu'à un nombre assez considérable d'étages. A chaque niveau, un ou plusieurs éléments (cf la "topique des opérations", au chapitre 11) , matière première, instruments, résultats, gestes opératoires, plan du produit final, etc. est pris comme matière d'un travail intellectuel qui élabore ainsi un nouvel univers conceptuel dans lequel la réalité ne subsiste que représentée par certains de ses aspects seulement. L'agent de bourse ne retient que la profitabilité éventuelle de ses "titres" ( et non la réalité des entreprises qui sont derrière), l'ingénieur de production ne retient que les quantités de matières consommées et les frais de main d'œuvre, le commercial ne pense qu'à l'image et au positionnement du produit, etc. Le fonctionnaire "vit" au milieu d'administrés, le savant au milieu de phénomènes et de théorèmes, etc. Evidemment, chacun de ces opérateurs élabore des représentations de son univers qui lui sont le plus convenables, et, comme ces univers forment autant de domaines d'activité relativement autonomes, ils peuvent très bien être pris comme modèles de la réalité. Ainsi sont substitués au réel des univers conceptuels qui se prêtent plus ou moins à l'opinion qu'ils sont conventionnels, ou produits par l'artifice. La réalité semble très éloignée "derrière" et, dans la mesure où elle n'est plus directement un élément de ces univers conceptuels - qui sont les univers professionnels de ces travailleurs intellectuels - elle leur semble paradoxalement irréelle. Mieux, ils la réinterprètent au travers des grilles conceptuelles de ces univers, construisant ainsi des métaphysiques informées par la perspective des opérations dans lesquelles ils sont engagés.
L'âme et le corps La distinction de l'âme et du corps est traditionnellement considérée comme une donnée première, à charge ensuite au philosophe d'expliquer comment les deux peuvent interagir, dans la connaissance sensible ou dans l'action volontaire, par exemple. En fait, le dualisme métaphysique est une construction intellectuelle qui constitue la niche écologique dont ont besoin les produits du travail intellectuel pour acquérir autonomie et substance, attributs nécessaires à leur traitement en objets et à l'apparition du travail intellectuel comme activité séparée. La scission de la réalité en deux domaines distincts est le modèle métaphysique qui permet de penser le travail intellectuel comme autonome, c'est-à-dire ayant ses propres objets avec leurs lois propres. Si, en effet, il ne concernait pas un domaine du réel distinct de celui auquel le corps appartient, il devrait se conformer aux mêmes lois que ce dernier. Cette contrainte est jugée généralement intolérable et injustifiée par la majorité des philosophies occidentales. Celles-ci accordent donc un statut de transcendance et d'autonomie au domaine intellectuel. De nombreux problèmes métaphysiques, moraux et gnoséologiques sont soit générés, soit conditionnés par cette transcendance et cette autonomie supposées. Capital et travail ; réification Le travail s'accumule sous forme de capital, et cette accumulation suppose la transformation en chose des éléments du travail. Toutefois, il convient de se méfier d'un parallélisme brut établi entre la réification conceptuelle, fruit du travail intellectuel, et la réification capitaliste. La réification capitaliste se produit sous un certain angle du travail, celui de la valeur d'échange de ses différents éléments (les matières premières, les outils, les produits, la force de travail, traités comme marchandises) . Le travail intellectuel suppose lui aussi des réifications de ces divers éléments, mais le produit de ce travail de réification n'est pas la marchandise, mais le concept. Ce qui fait le sens du concept est précisément l'angle sous lequel le travail manuel a été réifié et la topique des opérations fournit une grille d'analyse de cette réification. Selon la part prise par le sujet dans le facere, son concept aura tel ou tel sens défini par la perspective que sa position dans la division du travail lui aura donnée. Le problème de l'adéquation des énoncés à la lumière de la division du travail La connaissance humaine constituée dans le facere, dans le travail, se trouve éclatée et transformée par la division du travail. La pensée théorique est alors un effort pour produire des représentations et des modèles de réalité qui reconstituent la connaissance éclatée et transformée. Ainsi l'adéquation du concept à la réalité, adéquation qui définit la vérité de l'information produite, ne se pose-t-elle pas comme une simple correspondance binaire (oui/non) à une chose externe à laquelle le concept ressemblerait plus ou moins et plus ou moins bien. L'adéquation est plutôt adéquation à ce que l'opération permet de connaître, par la perspective que la position du sujet concevant par rapport à celle du sujet faisant dans cette opération conditionne. La pensée théorique est alors confrontée à une tâche ingrate, qui est de produire une représentation synthétique d'éléments que, pour la plupart, elle n'appréhende qu'au travers de filtres de réification nombreux, éloignés, et qu'elle n'a même pas produit elle-même. Le modèle qu'elle produira alors comme représentation de la réalité exprimera donc, en fait ce que la situation technologique de son auteur lui permet d'appréhender. Il y a bien une différenciation sociale de la connaissance, liée à la division du travail, et donc liée aux divisions de classes. Selon la tradition marxiste, les structures sociales agissent sur les connaissances comme une sorte de contagion de la connaissance empirique supposée pure par les intérêts politiques et les préjugés moraux dans les concepts qui sont ainsi pervertis en idéologie. Sans nier la réalité de l'influence des intérêts politiques sur la pensée, même abstraite, il faut percevoir et analyser comment, plus profondément, les structures technologiques - et donc sociales - sont constitutives de la connaissance elle-même, aussi bien dans ce qu'elle a d'adéquat que d'inadéquat à son objet. Il n'y a pas, d'un côté, une connaissance pure, parce que scientifique ou prolétarienne, et, de l'autre, une idéologie impure, parce que contaminée par des désirs autres que celui de savoir ou des intérêts bourgeois. Il y a une confrontation active de l'homme et de son environnement, qui est connaissance lorsque cette confrontation résulte d'une pensée, connaissance éventuellement représentée sous la forme de tableaux symboliques. Ces trois niveaux sont déterminés par la division du travail. La division du travail - et d'abord, la division entre travail intellectuel et travail manuel - entraîne et suppose la réification de certains éléments des opérations, précisément ce processus dans lequel Condillac voyait l'une des sources principales de nos erreurs, par lequel nous "réalisons nos abstractions". Mais cette réalisation de l'abstraction ne se fait pas de manière indéterminée et sans signification. Il faut, ainsi qu'il le demande, "savoir développer l'origine et la génération de toutes nos notions abstraites" (Condillac, Essai sur l'origine des connaissances humaines, Paris, Galilée, 1973, p. 180). C'est, en fait, dans l'enchaînement des opérations du travail industriel, agricole, social, scientifique, ( et non, comme Condillac le supposait, dans la sensation "pure") que les éléments abstraits de ce travail deviennent, pour certains des opérateurs, une réalité aussi tangible que les matières premières de base. C'est dans la compréhension de ces processus de "réalisation des abstractions" que se situe la compréhension des significations réelles des discours à prétention objective. La production des énoncés est à la fois une condition et un résultat du travail intellectuel. Condition, parce qu'il faut que les éléments sur lesquels il va s'exercer aient pris quelque choséité, qui leur est donnée par la forme symbolique que crée l'énonciation ; résultat, parce que c'est le propre du travail intellectuel que de produire, transformer et agencer ces formes symboliques. Néanmoins, au regard des questions traitées ici, il y a une spécificité des énonciations, qui leur confère un rôle particulier dans la question plus générale de la validité des modèles et de la vérité des propositions. L'univers que pensent les hommes contemporains est en grande partie un univers de signes. Celui-ci, peu à peu, a envahi le temps des hommes et il est devenu une seconde nature, grâce à laquelle il est naturel de penser le réel sur le modèle des signes. La tradition biblique veut que le seul véritable écrivain soit Dieu. Le monde créé par Lui est verbe. Le réalisme consiste donc maintenant souvent dans une pensée religieuse : derrière les signes, ou au travers d'eux, c'est Dieu qu'il faut lire. A leur tour, les penseurs religieux qui ont ainsi retrouvé Dieu taxent de "matérialisme" ceux pour qui les signes signifiants sont la monnaie, le reflet de l'économie. D'autres abandonnent le réalisme : il faut, pour eux, s'en tenir aux signes, qui ne font que refléter l'homme. Mais alors, l'univers des signes devient clos et unique, et l'homme est réduit à en être à la fois l'auteur, le lecteur, l'acteur et le spectateur. Cette vision du monde, fantasmatique et dématérialisée, est celle d'ingénieurs et de clercs réduisant la nature à ce qu'ils en lisent dans les livres, à défaut que ce soit dans le Livre. Ce n'est pas l'argent que le matérialisme cherche sous les signes, mais la matière du travail d'abstraction et de symbolisation qui a conduit à leur production. Cette matière, c'est in fine, le travail matériel de ceux, généralement oubliés, qui ont été organisés, dirigés, conduits par les ingénieurs et les clercs.
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