Georges Brossard



Faire et connaître

Chapitre 13 : Pour un matérialisme critique

Dernière mise à jour le 01/01/2016

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Note : ce texte date d'une dizaine d'années et est en cours de réécriture

  

Scepticisme ou dogmatisme ?

L'histoire des connaissances est essentiellement une histoire des erreurs, chaque connaissance nouvelle n'étant qu'une sorte de béquille installée provisoirement pour tenir debout l'édifice lorsque vient de s'effondrer une certitude ancienne. Le doute, c'est-à-dire non pas l'affirmation nuancée, émise avec réserves, mais le vrai doute, la suspension du jugement devrait donc devenir notre attitude première. Le doute de Descartes n'est pas vraiment métaphysique, mais plutôt extensif. Il part en effet de l'erreur, qui se situe bien dans le domaine de la nature, celui de la physique d'Aristote, et non de la métaphysique. Il n'est qualifié de métaphysique que parce que son extension à l'ensemble de la physique lui fait viser celle-ci en tant que telle. Descartes étend le doute conçu à l'occasion de l'erreur à un doute généralisé sur l'ensemble de l'existant (cf. Méditations : "puisque je me trompe quelquefois, …"). Mais l'existant n'est pas l'être. Ce doute est donc désigné à tort comme "métaphysique". En fait, c'est un doute qui ne doute pas mais qui rejette. Et il ne rejette pas chaque certitude ancienne, mais toutes les certitudes anciennes, et on sait que c'est pour pouvoir vite les remplacer par les certitudes nouvelles issues du cogito et des cogitations.

Le scepticisme est injustement rejeté dans la philosophie occidentale - à l'exception notoire et ironique de Hume, et de la forme que lui a donnée Wiitgenstein dans le Tractatus - comme une sorte de mal absolu. Le rejet du scepticisme est souvent utilisé comme argument ad absurdum pour prétendre démontrer une thèse : si A conduit au scepticisme, alors -A. Le présupposé de ce raisonnement est la fausseté du scepticisme. Mais le scepticisme n’est pas une thèse, mais seulement le rejet des raisonnements dogmatiques, prétentieux et non probants. Le scepticisme est une attitude et non une doctrine. Ce n'est même pas une doctrine du solipsisme. Ce n'est pas parce que je ne suis jamais sûr de "toucher" la réalité que je ne la touche jamais et encore moins pour cela qu'elle n'existerait pas, qu'elle ne serait que mon rêve.

Le pragmatisme, lui, admet que je peux prouver une affirmation, en montrant qu'elle "fonctionne", comme disent maintenant la plupart des anglo-américains. Mais, reprenant les critiques sceptiques, certains pragmatistes vont au-delà et en déduisent que cette affirmation n'est que probable, ce qui est vrai, on l'a vu, en tant qu'elle n'indique qu'un modèle de l'objet. Jusque là, on est dans le doute issu d'une prudence légitime. Mais si ce doute est étendu de façon égale à toute affirmation, il devient un doute a priori de même statut que le doute cartésien. Il n'est plus un doute méthodologique et utile, mais un doute formel, transcendantal, qui ne fait que transposer uniformément, et donc sans conséquence pragmatique, les affirmations que l'on inscrivait naïvement dans le registre du vrai vers le registre également naïf du probable. "Probable" devient le mot distingué pour dire vrai sans avoir l'air de le dire, un peu comme les "techniciens de surface" ont remplacé les "balayeurs".

D'autres pragmatistes vont encore plus loin et déduisent de cette simple probabilité de la preuve pragmatique la conséquence que le réel n'existerait pas. Seules nos actions existent. Ce raisonnement est un sophisme. En dehors du fait que, si nos actions existent, il semble légitime de supposer qu'elles s'exercent sur quelque chose, même si on ne sait pas très bien quoi, il est clair que la non-existence du réel ne saurait être induite de ce qu'il ne serait pas donné dans l'expérience. Sur la même structure de raisonnement on pourrait bâtir : "Beaucoup d'Anglaises sont rousses; rares sont les Anglaises non-rousses; pratiquement aucune Anglaise n'est non-rousse; aucune Anglaise n'est non-rousse". "Beaucoup d'objets sont des modèles; rares sont les objets qui sont autre chose que des modèles; pratiquement aucun objet est autre chose qu'un modèle; aucun objet n'est réel". La faiblesse de ces raisonnements est évidente.

Le scepticisme ne nie pas l'existence de la réalité, il nie que nous ayons une connaissance certaine de sa nature. La réalité est, mais nous ne savons pas très bien ce qu'elle est. Les philosophies dogmatiques disent ce qu'elle est. Par exemple, pour Platon, elle est des Idées, pour Aristote, c'est une matière mise en forme pour une fin par un démiurge, pour Empédocle, quatre éléments fondamentaux, l'air, la terre, l'eau et le feu, diversement mélangés, pour Démocrite, des Atomes en chute libre, pour Leibniz, elle est une myriade de monades, pour Spinoza, elle est Dieu, autrement appelé Nature, pour Kant, elle est l'Esprit pur, pour Hegel, elle est l'Esprit en aventure, pour Schopenhauer, elle est Volonté, etc.

 

L'attitude matérialiste.

Le matérialisme est essentiellement une "philosophie du non", en ce sens que les doctrines matérialistes ont souvent été élaborées en réaction aux doctrines spiritualistes et idéalistes. Elles sont ainsi souvent vraies dans leur dimension critique et fausses dans leurs dogmatiques. Celles-ci expriment néanmoins quelque chose de vrai en ce qu'elles indiquent sur quoi les critiques matérialistes portaient et sur quoi elles se fondaient, qu'il s'agisse des "matérialistes de l'Antiquité", de ceux des Lumières, ou encore du matérialisme dit "historique", "dialectique", ou encore "scientifique", de Marx et Engels.

La doxa grecque antique faisait relever les réalités d'au moins douze types de causalités, correspondant aux douze dieux de l'Olympe, sans compter les divinités mineures ou filles, qui avaient chacune son domaine d'intervention dans le monde. A ce système, qui a quelque chose de féodal, les penseurs grecs tentaient de substituer un système plus simples de quatre éléments : la nature serait constituée de quatre grands types de choses ayant chacun ses caractéristiques et ses lois comportementales, l'air, la terre, l'eau et le feu. C'est ce pluralisme complexe et anomique que Démocrite, Epicure et Lucrèce voulurent combattre en lui opposant un système dans lequel des éléments indifférenciés seraient soumis aux seules lois d'une Nature unique, comme cela ressort du rapport entre le singulier et le pluriel dans le titre même de l'ouvrage de Lucrèce De natura rerum. Sur le plan dogmatique, leur théorie atomiste n'est plus très vraisemblable et semble, au mieux, une intuition intéressante, sans plus. Epistémologiquement, ils affirment le primat de la réalité extérieure sur ce qu'on peut en concevoir ou en dire, et celui de l'explication des phénomènes par des lois naturelles plutôt que par des volontés divines. Moralement, ils donnent une plus grande valeur à l'homme d'ici et maintenant et ses souffrances qu'à ce qu'il pourra devenir dans un autre monde à venir.

Au siècle des Lumières, les lois de la Nature, grâce à Galilée, Newton, et tous ceux qui leur ont emboîté le pas, les lois de la Nature, précisément semblent en bonne voie de réaliser le programme des matérialistes de l'Antiquité, et de substituer à des qualités obscures, qui semblent de lointaines résurgences des esprits et des divinités antiques, des lois universelles et constantes soumises au calcul humain. Mais ces lois semblent à beaucoup, par leur simplicité et leur perfection idéale même, le signe du caractère divin de la Nature. Les nouveaux matérialistes des Lumières sont avant tout des athées. Ils ne veulent pas que, par le biais même des nouvelles connaissances, se réintroduise la croyance que le monde est le résultat d'une volonté supérieure. Dogmatiquement, tous leurs efforts tendront à réduire tous les phénomènes à des résultats de calcul mécaniques. C'est ce qui leur sera à juste titre reproché. Mais il n'en reste pas moins que leur programme révélait une attitude critique qui débusquait la réintroduction du divin là d'où Epicure l'avait chassé.

Au dix-neuvième siècle, Marx et Engels ont l'intuition forte de l'enracinement de la pensée dans les luttes d'intérêt et de pouvoir de la société. Pour eux, la pensée n'est pas un bel oiseau comme celui du Saint-Esprit, qui survole la terre sans y être attaché en aucune façon, mais au contraire, elle ne ferait que "refléter" ce qui se passe "en bas". La manière dont ils conçoivent ce "reflet" est malheureusement elle-même enracinée dans la pensée hégélienne, dont ils retiennent la démarche dite dialectique, dans laquelle les faits sont remplacés par des concepts qui se posent, s'opposent et se reposent dans le grand théâtre de l'Histoire au gré de leur metteur en scène. Leurs conceptions du "mode de production" et de l'Etat, notamment, montrent l'idéalisme hégélien qui est le leur. C'est la dimension juridique et financière du mode de production qualifié de "capitaliste" qui est le fil conducteur qui ordonnance leur compréhension de la société et non pas sa dimension matérielle telle qu'elle apparaît dans la confrontation de l'homme et de la terre. L'Etat n'est pas conçu par eux comme une réalité matérielle composée de fonctionnaires, de corporations, de règles de fonctionnement, mais comme le "reflet" dialectique des luttes de classes. Malgré ce vice profond de leur dogmatique, le fondement de leur attitude critique à l'égard de l'idéologie garde une grande valeur. Le "matérialisme rationnel" de Gaston Bachelard a, à l'égard du cartésianisme, une dette analogue à celle de Marx et Engels à l'égard de l'hégélianisme, dont il n'a pas su plus qu'eux se libérer.

Ce n'est pas procéder par éclectisme que de ne retenir du matérialisme que sa dimension critique, en rejetant ses conceptions dogmatiques. Il s'agit plutôt d'en avoir distingué l'essentiel, d'en retenir la démarche originale, appelée ici "matérialisme critique". Ce matérialisme ne prête pas le flanc aux contestations du scepticisme. Il n'affirme pas de façon péremptoire que la matière prime sur l'esprit, ni l' "inférieur" sur le "supérieur" mais exige simplement que, avant de considérer comme démontrée l'intervention du divin, du spirituel et du supérieur, on ait épuisé toutes les ressources de l'explication par l'humain , le charnel et l'inférieur. Le matérialisme dogmatique est réductionniste. Le réductionnisme n'est une idéologie (une "boria", dirait Vico) que dans sa version dogmatique. Il ne l'est pas s'il se présente comme un effort permanent de la pensée, car penser revient à réduire l'inconnu au connu. C'est donc vers un matérialisme de méthode, une attitude, que conduisent les réflexions qui précèdent.

En quoi cette méthode est elle "matérialiste" ? Deux principes au moins lui confèrent cette orientation :

1/ L'opposition entre le travail abstrait et le travail réel est à la source des obscurités et des erreurs : " Malheureusement ce ne sont pas les mêmes qui construisent abstraitement et dans le monde. "

2/ Les nécessités de la vie sont la base incontournable de la vie sociale et donc aussi de la connaissance : " En vue de découvrir la nature des choses humaines, cette science procède à une analyse minutieuse de la pensée humaine relativement aux nécessités et aux besoins de la vie sociale, les deux sources inépuisables du droit naturel des gens … "( Vico Des éléments (Science nouvelle, Livre I , Section seconde, § 347)

 Complément du 26/05/05

 

L'individu et le groupe

 

La plupart des philosophies occidentales ont parmi leurs concepts fondamentaux celui de sujet, qu'il soit conçu comme personne, comme siège de la Raison absolue, comme lieu des perceptions et de la conscience, ou encore des désirs ou de la volonté, ou de toute autre façon. Descartes a explicité cela dans son fameux Cogito, ergo sum, mais la plupart des autres penseurs ont le même présupposé, implicite ou explicite, comme une condition du reste de leur système. Pourtant, l’idée que le moi est une donnée essentielle et de base de la nature humaine est une erreur. Le moi est une construction, en partie aimable, en partie haïssable. C’est le programme de nos sociétés libérales, ce n’est pas une donnée de la nature. L’humanité semble être d’abord une espèce grégaire. Les philosophies de l’homme du XVIIIème siècle et les anthropologies sont pour beaucoup construites sur des mythes associationnistes, où l’on voit les hommes primitifs, présentés comme des individus, des "moi" plus ou moins solitaires s’assembler en bandes par intérêt égoïste. La réalité est plutôt celle de la horde ou de la meute, de laquelle se dégage et émerge progressivement l’individu. C’est ce que montre l’observation des espèces de mammifères supérieurs sociaux, comme les singes ou les loups. Les espèces solitaires, comme les tigres, restent solitaires. Les groupes de singes présentent des caractéristiques de fonctionnement, y compris politique, très semblables aux nôtres.

 

Ceci signifie que le siège des attitudes et  des comportements est essentiellement le groupe, dans lequel l’individu n’a que les comportements que son positionnement social lui attribue. L’individu a une existence organique, mais peu d’existence psychique. Son existence organique est essentiellement le support de fonctions sociales qui tiennent lieu de psychisme. Le psychisme individuel est entièrement réglé par des protocoles et des processus sociaux. Mais, peu à peu, ceux-ci se complexifient, se diversifient, se hiérarchisent. Des conflits entre les règles apparaissent et suscitent des hésitations, voire des paniques et des angoisses. Le fort volume cérébral et la capacité réflexive de l’espèce humaine lui permettent de survivre à ces crises, à l’hésitation. Les animaux autres que l’homme hésitent peu et ils en mourraient probablement. L’homme peut hésiter sans en mourir. L’hésitation engendre la réflexion, qui est la liberté, si elle conduit à une décision. L’individualité n’est pas une donnée biologique première, mais un produit dérivé des dysfonctionnements de l’organisation sociale primitive. L’individu comme nous l’entendons, c’est-à-dire comme siège de la subjectivité et de la personne, du jugement, de la conscience, du raisonnement et de la liberté, est une création de l’évolution du grégarisme humain. En diversifiant les rôles, en complexifiant l’organisation, la troupe humaine crée les conditions de la subjectivité individuelle.

 

La notion de progrès en histoire ou dans l'évolution est critiquée à juste titre. Elle peut être entendue de plusieurs façons, selon qu'on considère le sens de l'évolution ou la valeur de cette évolution. L'existence d'un progrès technique, consistant dans l'utilisation de dispositifs techniques de plus en plus complexes, est difficile à contester, mais sa valeur peut l'être, si l'on considère par exemple les dommages causés par ce même progrès. Par ailleurs, une confusion supplémentaire survient dès qu'on parle "du" progrès et non pas "d'un" progrès, c'est-à-dire dès qu'on passe d'une évolution donnée dans un domaine particulier à une conception globale et totalisante de l'évolution de l'espèce ou même de l'Univers. Je me limiterai donc ici à une conception limitée et factuelle, même si elle a une portée très vaste, à savoir l'apparition progressive de l'individu et de la pensée personnelle.

 

L'individualisation et la constitution de la personne dans l'évolution de l'humanité est un fait tendanciel et progressif, indépendamment de la valeur morale ou métaphysique qu'on peut lui attribuer. Les progrès de la division du travail ne font pas de doute. Il y a actuellement, selon les façons de compter, entre 500 et 5000 activités susceptibles d'être considérées comme des métiers. Pendant les âges préhistoriques, ou à l'âge du fer, ce nombre se chiffre en dizaines. Quoiqu'on ne sache pas très bien si ces activités étaient séparées ou bien exercées indifféremment par les mêmes individus, autrement dit quel était le degré de division du travail, il est certain que les points de vue, les occasions d'expérimentation et d'apprentissage étaient considérablement moins diversifiées qu'elles ne le sont aujourd'hui et, vraisemblablement, le seront demain.Le groupe n’est pas une association d’individus liés entre eux par un contrat social. C’est une meute, une horde qui, par ses dysfonctionnements, et la complication de ses modes de production des moyens de survie, produit des situations individualisées et/ou inédites dans lesquelles ses membres doivent devenir des individus, sujets pensants et raisonnants, pour surmonter les surprises et les hésitations et y survivre. L’individualisation des situations suscite l’individualisation des psychismes. Ainsi apparaissent la liberté et la conscience individuelle. Faire de celles-ci des données premières de l’humanité, c’est comme placer la bombe atomique avant le silex.

 

Les lois grecques n’ont introduit la responsabilité individuelle, par opposition à la responsabilité du clan, qu’au VIIème siècle avant JC. De nombreuses sociétés ignorent encore les notions de responsabilité ou de propriété individuelles. Le judaïsme, en mettant en avant la loi qui s’impose à tous, a mis l‘individu en demeure de répondre de ses attitudes par rapport à cette loi. Le christianisme a renforcé l’intériorisation et l’universalisation de cette conscience individuelle. L’humanisme l’a « désenchantée », et les révolutions démocratiques en ont fait une valeur politique universelle, condition du fonctionnement et de la valeur du régime démocratique. Dans un monde désenchanté, la liberté est la condition première de toute autre valeur, et elle se conçoit comme ayant son siège dans l’individu. Mais elle n’est pas une donnée, mais une lente et fragile construction.

 

Pensée et représentation

L'idéalisme grec nous a habitués à identifier le logos et la pensée. Hegel, les positivistes et les pragmatistes nous inclinent encore à refuser de considérer la pensée en dehors de son expression voire de son énonciation. Mon propos n'est pas de tenter ici d'identifier ce que serait une pensée "en soi", non représentée ou non énoncée, et qui serait donc par définition hors d'atteinte. Freud avait semblé élever un paradoxe au rang de doctrine en théorisant l'existence de l'inconscient. Il est clair que ce n'est qu'à travers ses expressions – symptômes, rêves, actes manqués, etc. – qu'il peut en parler. Mais son travail, celui des linguistes et de nombreuses autres branches des sciences humaines montrent que l'expression ou la représentation ont leurs propres lois de formation. Le rêve, par exemple, exprime peut-être des désirs, des traumatismes résurgents, etc. mais il a ses propres mécanismes de formation, de collecte de ses matériaux, de condensation, de déplacement, de surdétermination, etc. qui sont à l'œuvre quel que soit le contenu des pensées qu'il exprime. Il en est de même pour le langage et les autres modes de formation des tableaux par lesquels nous réalisons les idées que nous nous faisons du monde et de nous-mêmes.

 

Il ne faut donc pas se représenter le sujet comme un observateur regardant le monde à travers une vitre, même plus ou moins transparente ou déformante, ou dans un miroir – celui de l'âme ! – lui aussi plus ou moins mensonger, mais en tout cas renvoyant de façon optique les images des choses.

 

Ce que nous appelons le monde, c'est-à-dire ce que nous en percevons, au sens large, est, comme l'ont dit les Sceptiques et Wittgenstein, un ensemble de tableaux, de simulacres. Notre vision du monde n'est ainsi pas une image reflet, mais plutôt un tableau opaque fait de pâte épaisse amassée, traînée, déformée, comme un rêve éveillé. Ces représentations sont construites selon les lois propres de la représentation, par transferts et analogies, déformations et métaphores, déplacements et surdéterminations.

 

Parmi ces lois, il en est une, probablement aussi commune à la pensée, qui joue un rôle essentiel dans la vie de l'espèce et qui est souvent méconnue, c'est la loi de régression. Les êtres vivants et le psychisme humain ont tendance à répéter les gestes et mouvements antérieurs et à retourner dans les situations précédentes. Cette tendance n'est pas nécessairement liée au plaisir ni au retour dans l'œuf maternel, mais est, peut-être, un des mécanismes fondamentaux de la vie, à côté d'autres, bien sûr, qui portent plutôt l'individu en avant et dans l'innovation.

 

Dans ce que nous considérons ici, l'application de cette loi entraîne un retour permanent et inaperçu vers les pensées de l'état grégaire ou des stades antérieurs de l'individualisation.

 

Pensée et travail

Le travail comporte une action de l'homme sur l'environnement qui transforme celui-ci dans un résultat qui correspond aux finalités du travail. Cette transformation a une réalité indépendante de sa représentation. Si un tronc d'arbre est découpé en planches, il sera ensuite possible de couvrir avec ces planches une surface plane, un plancher ou un mur, ce qui ne l'était pas avec le bois en tronc. Si on creuse le tronc pour en faire une pirogue,  la navigation devient possible alors qu'elle ne l'est pas avec le tronc. Le travail transforme ce qui est possible ou non dans une situation. Le scieur peut ne pas savoir ce que le menuisier fera des planches. Avec le machinisme et la division du travail, il arrive fréquemment que le travail soit totalement ou partiellement dissocié de sa représentation et de sa pensée. Le client, le patron ou le contremaître savent, l'ouvrier exécute. Il peut aussi accompagner son travail de chants ou de formules rituels auxquels il attribue le succès de ses opérations. Il aura une théorie magique de son propre travail. Néanmoins, il aura fallu qu'à un moment quelqu'un quelque part conçoive l'application de la pensée analogique à une matière et à une finalité. Le travail implique la pensée, est une pensée réalisée, sans pour autant que cette pensée soit nécessairement celle du travailleur.

 

Cette pensée est expérimentale. Elle suppose l'analyse de la situation pour déterminer sur quels éléments il faut agir pour la modifier dans le sens voulu. Elle peut évidemment se contenter du succès pragmatiste et de la généralisation empiriste, mais pas longtemps. Le travail suppose en effet l'accumulation et la transmission du savoir-faire et sa reproductibilité. La pensée du travail cherche les lois de la nature auxquelles son activité doit se soumettre. Ces lois peuvent ensuite être résumées et représentées sous des formes symboliques dans des manuels. Ces manuels seront aussi synthétiques que possible, pour être plus facilement transportables, mémorisables, transmissibles et pour permettre une unité de commandement des opérations. La forme la plus achevée de cette synthèse gnoséologique du savoir-faire est la théorie hypothético-déductive ou axiomatique.

 

Savoir et vérité

Ce savoir représente un pouvoir dans la mesure de son efficacité. Il permet à qui en est détenteur de donner des ordres efficaces aux ouvriers qu'il commande. Plus il sera synthétique, et plus un petit nombre de principes qu'il contiendra couvrira un champ plus vaste de conséquences. Les principes qui couvrent les champs les plus vastes sont réputés plus vrais que ceux qui sont plus limités. Pourtant, ils ne tiennent leur vérité que des conséquences expérimentales qui les vérifient. Mais l'habitude d'appeler vérité le discours, le texte qui implique les faits avérés plutôt que cette qualité même des faits est vite prise par les savants détenteurs de ce texte, clé de pouvoir.

 

La représentation, on l'a vu, a ses lois propres. Le logos fonctionne indépendamment de ce dont il parle. L'ingénieur se passe de l'ouvrier, et le savant de l'ingénieur, et le clerc du savant. La vérité s'émancipe de ce à quoi elle se rapporte pour devenir auto-légitimante (verum index sui).

 

Foi et raison

Il est coutumier d'opposer, ou de concilier, ces deux termes. La foi est un désir de croire et de confiance en la promesse du dieu. La raison est la capacité de jugement de l'homme. Il compare la promesse et le monde créé et s'écrie : "Dieu est bon mais il autorise le mal ! Il dit : tu ne tueras point, mais il appelle à la croisade ! etc.". C'est le premier temps : conflit entre la foi et la raison. Les mystiques donnent la priorité à la foi et ordonnent à la raison d'accepter le mystère incompréhensible au nom de la confiance et de la soumission à Dieu. Les rationalistes restent rebelles et deviennent athées. Mais les catholiques et la plupart des clergés organisés et responsables n'en restent pas là et concilient foi et raison. Ils montrent que Dieu n'autorise le mal que pour nous permettre de le supporter et de témoigner notre amour pour Lui, que si on tue un ennemi de Dieu, celui-ci renaîtra au ciel plus heureux que dans cette vie qu'il aurait vécu dans l'abandon de Dieu, etc. Le logos, ou le texte, peut produire toutes les "vérités" (dans le sens du pragraphe précédent) voulues. Les axiomes et les règles de déductibilité sont des créations conventionnelles qu'il suffit d'adapter aux conclusions à démontrer.

 

La "raison" est un système de repésentation parmi les autres. Il fonctionne par le jeu de la seule cohérence, à la différence, par exemple, du rêve, qui admet la contradiction. Ce système est très plastique. Aristote, Saint Thomas ont montré que la contradiction pouvait toujours se résoudre par la voie de la dialectique et en modifiant axiomes et règles de déduction. Hegel a le mieux montré que ce système est capable de tout assimiler en présentant une phénoménologie qui intègre la totalité des événements et des valeurs contradictoires du monde en une seule représentation globale de la réalité. Cette performance est devenue pour beaucoup de penseurs modernes l'ambition ultime de la philosophie ; c'est l'idée, maintenant très répandue, que la philosophie est une entreprise totalisante.

 

Foi et raison ne s'oppose pas dans ce sens. La raison comme matrice de production d'énoncés non-contradictoires est une fontaine inépuisable qui peut très bien servir les désirs de certitude de la foi. Historiquement, la raison qui s'est opposée à la foi est plutôt ce que Kant aurait appelé l'entendement. Ce n'est pas en tant que productrice de texte et d'énoncés que la raison s'est opposée à la foi, mais en tant qu'investigation du réel. Russell, traitant ce sujet, oppose plutôt mysticisme et logique.

 

Matérialisme et spiritualisme

L'investigation expérimentale procède d'une attitude envers le réel qu'on peut caractériser à la fois comme agressive, puisqu'elle va au-devant de la nature, lui "pose des questions" selon l'expression de Kant, et la transforme selon son propre plan, et comme humble, puisqu'elle consiste à toujours s'ajuster à ses réponses. Le dogmatisme est présomptueux en prétendant que ses textes ont toujours "raison". Le scepticisme expérimental est sage en révisant continuellement ses représentations qu'il ne tient que pour des modèles et qu'il adapte sans cesse aux réponses du réel.

 

Mais les propositions vraies qu'il énonce ne sont pas certaines, il sait que demain une nouvelle question, une nouvelle expérience l'obligera à reconsidérer son modèle et à en découvrir les erreurs. Est-ce un besoin de pouvoir ? On dit en effet que le pouvoir est réducteur d'incertitude. Est-ce un fantasme infantile ? Est-ce une particularité des civilisations occidentales ? Ou au contraire un trait fondamental de l'humanité ? En tout cas, nous recherchons toujours la certitude, au point de préférer des certitudes probablement fausses à des vérités incertaines. Pour Descartes, vérité et certitude sont quasiment synonymes.

 

Il n'est pas étonnant, alors, que ce désir de certitude s'associe souvent à la tendance régressive de notre psychisme. Les analogies qui nous ramènent au stade grégaire, où nous croyions au pouvoir magique du chef de clan, produisent plus facilement la confiance du connu que l'aventure de l'inconnu et de l'expérimentation.

L'interprétation magique du réel, la croyance dans le pouvoir transformationnel du texte, et dans le pouvoir créateur de l'esprit qui dit ou qui sait le texte nous conduisent dans des paysages représentationnels qui nous sont familiers et qui nous donnent confiance.

 

Fin du complément du 26/05/05

 

Matérialisme et spiritualisme s'opposent bien sûr comme réponses aux questions métaphysiques. Ils s'opposent aussi et surtout comme attitudes face aux questions posées. Ils manifestent chacun une préférence systématique pour le travail manuel ou le travail intellectuel dans l'organisation sociale des réponses cognitives. Mais leurs oppositions relèvent souvent, en fait de la charge morale et affective que le spiritualisme attache à ses convictions métaphysiques, que critique le matérialisme pour la négation des faits et du travail manuel qu'elles comportent.

Le spiritualisme reproche au matérialisme de porter atteinte à la dignité humaine en niant la valeur de l'esprit représenté par l'invention dans l'activité des hommes. L'invention est-elle la preuve de la prééminence du spirituel ? L'existence de l'invention - par l'homme dans le travail de l'esprit, ou par Dieu dans la nature - est souvent avancée comme une preuve de l'insuffisance du réductionnisme matérialiste. Dans les opérations, l'esprit crée ce qu'il fait. Mais cette création n'est pas ex nihilo : l'homme invente d'après ce qu'il connaît déjà. Les mécanismes de l'analogie et de la transposition, loin de signifier l'absence d'invention et de création, montrent au contraire en quoi précisément cette invention consiste, par laquelle l'esprit a rapproché ce qui était lointain. Ensuite, cette création n'est pas un rêve de l'esprit. Elle est incarnée. En effet, le travail intellectuel suppose le travail manuel, mais non l'inverse.

Comme dans l'exemple de l'invention, c'est souvent en s'appuyant sur les insuffisances des explications réductionnistes que le spiritualisme combat le matérialisme. Mais l'insuffisance d'un modèle ne suffit pas, à son tour, pour montrer l'adéquation du modèle opposé.

Simone Weill, dans ses Leçons de philosophie, oppose trois objections au matérialisme :

 

1/ La pensée serait fondamentalement une confrontation du réel à l'idéal, ce qui montrerait à la fois que l'idéal est plus important, puisque c'est lui qui donne le sens du réel, et que la pensée humaine est directement connectée avec lui, et non pas par le biais de l'expérience terrestre. P. 96 : " c’est par rapport à la droite parfaite qu’on put dire que telle droite est moins tordue que telle autre, sans quoi la série (des droites de plus en plus parfaites) n’aurait aucun sens " "  Il y a une rupture radicale entre ce qui est la pensée et ce qui n’est pas la pensée parce que, ou on conçoit l’infini, ou on ne le conçoit pas du tout. " (cf. Descartes, morceau de cire, deuxième méditation).

L'antériorité logique - à supposer qu'elle soit ici démontrée - n'implique pas l'antériorité historique. Cette erreur est caractéristique des philosophies idéalistes

2/ Il y a des pensées contingentes et des pensées qui " portent la marque de la nécessité " (p.96, 97) ex : "  ce qui est avant ne peut pas être après, etc. "

" La nécessité n’apparaît que quand la pensée rencontre un obstacle ".

P. 97 : " De cette matière qui l’écrasait, l’esprit fait un instrument. C’est dans la mesure où l’homme manie la nature, soit véritablement, soit sous la forme de symboles, qu’il a la notion de nécessité.

Pour qu’il y ait nécessité il faut rencontre, il faut deux éléments : le monde et l’homme (esprit). Donc le matérialisme se détruit lui-même quand il se fonde sur la notion de nécessité. "

 

L'homme est ici réduit à l'esprit . Précisément, lorsqu'il "manie" la nature sous forme symbolique, il ne la "manie" pas.

 

3/ " L’homme est roi quand il manie ses symboles alors qu’il est complètement impuissant devant la nature " (cf. Vico, Einstein, plus une science est réelle, moins elle est vraie, etc.)

 

Ceci est supposé montrer la prééminence des activités symboliques où l'homme est "roi". Mais il est un roi sans royaume. 

 

 

Programme épistémologique

L'épistémologie n'est pas seulement l'étude des conditions de la connaissance. Elle est la référence de la critique, c'est-à-dire de l'exercice du jugement. Elle doit guider dans l'attribution de valeurs de vérité aux différents éléments des discours. Les points suivants constituent un début du "cahier des charges" de l'épistémologie, comme conséquences de ce qui précède :

Les difficultés de l'adéquation entre proposition et fait et entre proposition et énoncés sont en grande partie de nature culturelle et sociale (c'est-à-dire informé, modelé par la division du travail).

Un discours ou un modèle faux est rarement totalement faux (car il se réfère consciemment ou non à des opérations réelles)

Un discours ou un modèle vrai n'est jamais totalement vrai (car l'énonciateur n'est jamais l'auteur intégral de ces opérations)

Exigence de chercher en quoi et pourquoi (car le jugement de vérité n'est pas une sentence, mais une investigation)

Un discours ne dit pas que ce qu'il dit (Il dit aussi quelle est sa grammaire, son vocabulaire, quel est le point d'observation et la perspective du locuteur. Puisque sujet et objet ne sont pas dissociés, mais au contraire liés dans la relation qui fonde l'objectivité du discours subjectif et la subjectivité de l'objet, le discours nous apprend aussi dans quelle relation le sujet se trouve à l'objet).

L'épistémologie ne décide pas quel est le discours vrai et le discours faux. Elle ne prend pas non plus pour vrai, par définition, tout discours issu de certaines pratiques scientifiques ou réputées telles. Elle ne se contente pas non plus de décrire ces pratiques. Elle recherche ce qui est vrai dans le discours, en cherchant d'où le sujet parle. C'est ainsi qu'elle sait de quel objet il parle et ce qu'il en dit vraiment.

Elle est fidèle à l'esprit des recommandations de Wittgenstein :

4.112 Le but de la philosophie est la clarification logique de la pensée.

La philosophie n’est pas une doctrine mais une activité.

Une œuvre philosophique consiste essentiellement en élucidations.

Le résultat de la philosophie n’est pas un nombre de " propositions philosophiques ", mais le fait que des propositions s’éclaircissent.

La philosophie a pour but de rendre claires et de délimiter rigoureusement les pensées qui autrement, pour ainsi dire, sont troubles et floues.

 

Platon a décrit la situation humaine de façon dramatique et pessimiste dans son fameux mythe de la caverne : les hommes sont enchaînés au fond d'une caverne (le monde dans lequel nous vivons), pendant qu'au dehors, sur la grand-route, passent des figures géantes et dignes dont le soleil projette les ombres sur la paroi de la caverne que peuvent voir les pauvres mortels enchaînés. Grâce à l'esprit délié de quelques philosophes avertis, ils peuvent, en apprenant la dialectique, reconstituer pour eux-mêmes un reflet de ces figures dont ils ne voient que les ombres portées. Ils peuvent même imaginer le soleil sans en être aveuglés. Les Sceptiques ne font, somme toute, que prévenir les pauvres hommes contre l'illusion qu'ils pourraient avoir de s'affranchir ainsi des chaînes :"quelques beaux que puissent être vos raisonnements, ils ne sont jamais tirés que de la contemplation des ombres, ne rêvez pas !". D'autres, idéalistes et rationalistes, ont suivi Platon et ont cherché à améliorer son système pour le rendre plus crédible. Pragmatistes et relativistes ont supprimé le soleil et les grandes figures sur la route. "Les ombres, ce sont vos propres silhouettes que vous projetez avec vos lampes de poche ! Evidemment, on ne voit pas grand-chose, mais il n'y a rien d'autre à voir !" Le matérialiste serait plus ambitieux. Les chaînes, ce sont celles de l'ignorance et de la hiérarchie. La route et ses grandes figures ont été construites par des travailleurs (immigrés pour certains). Le soleil n'est pas au Club Méd' mais dans la Grande Bibliothèque.

Ce n'est pas l'histoire qui départage ces personnages. Aucun n'est plus moderne ou post-moderne que l'autre. Chacun de nous endosse l'un ou l'autre selon son destin et sa volonté et cherche, creuse, travaille. Les Platoniciens perfectionnent le système platonicien, les Sceptiques accumulent les raisons d'être sceptique, les relativistes recensent les lampes de poche, et les autres liment les chaînes. E la nave va.


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