Georges Brossard



Un itinéraire philosophique

Dernière mise à jour le 21/10/2015

Accueil

Philosophie

Économie

Blog

Dessins

Poèmes

Souvenirs

Sites

Contact




Certainement, je dois à ma mère une partie de ma vocation philosophique. Son éducation était basée sur l'idée que je ne devais pas lui obéir pour lui faire plaisir, ou du moins pas seulement, mais parce que je devais comprendre le bien-fondé de ce qu'elle me demandait de faire. Elle m'a ainsi inculqué la mauvaise habitude de toujours chercher le fondement des opinions. Mais, pour être tout-à-fait équitable, je dois aussi probablement une autre partie de cette fichue vocation à mon père, qui m'inculquait par l'exemple l'incrédulité et l'ironie devant la grandiloquence des bien-pensants. On pourrait dire que la fibre maternelle m'a donné une morale kantienne où la loi se justifie elle-même et la fibre paternelle une ironie humienne, ou, plutôt, voltairienne. En fait, ma morale est, maintenant, plus proche de celle d'Epicure que de Kant, et ma critique plus vichienne que voltairienne. C'est que, en réalité, de ces terreaux originels, je n'ai pris conscience que très tard, et que j'ai poussé, philosophiquement parlant, une peu comme un sauvageon.



Berkeley

Mes premières lectures philosophiques, à la bibliothèque municipale de la rue Fessart, ont été celles de Berkeley (lettre B, au début du rayonnage). Les idées s'assemblent entre elles par leurs ressemblances, mais qu'est-ce que se ressembler lorsqu'il s'agit d'idées ? Un carré rouge ressemble-t-il plus à un cercle rouge qu'à un carré bleu ? Les idées ont des affinités, comme j'avais appris, dans Spirou, que Lavoisier l'avait dit des corps chimiques qui, ont, peut-être, des atomes crochus comme les personnes… Les choses s'assemblent, les idées se ressemblent et nous les assemblons dans des pensées, vraies, fausses, et bizarres, la troisième catégorie qu'il me semblait utile de considérer. Je lus également, à cette époque – je devais avoir quatorze ou quinze ans – Locke, qui me semblait dire sur ces sujets à peu près les mêmes choses, c'est-à-dire que des ressemblances entre objets rapprochaient les idées de ces objets et que c'était là la façon dont les opinions se forgeaient.

Cette question de la ressemblance et de la constitution des genres continue de me hanter. Sous sa forme simple et abstraite, la question peut paraître futile et triviale, mais si, au lieu de la poser au sujet des formes et des couleurs, on demande, par exemple, si un fœtus est une vie humaine ou simplement embryonnaire, les enjeux sont plus significatifs et trouver un moyen de la traiter de manière claire et sereine devient intéressant. C'est le genre de service qu'on peut attendre de la philosophie.

Finalement, ces premières lectures me conduisaient à l'idée que les choses ne prenaient véritablement corps, car, pour prendre corps il fallait qu'elles s'assemblassent, que lorsque nous les réunissions dans nos pensées, d'après les ressemblances que nous leur trouvions. Autrement le monde n'était qu'un fouillis d'atomes divaguant en tous sens, comme les poussières dans un rayon de soleil. " Esse est percipi", ruminais-je avec de nombreux points d'interrogation, non sans contentement de citer une phrase en latin. Cette opinion, pour étrange et paradoxale, et, donc séduisante, qu'elle me parût, ne m'en semblait pas moins forcément erronnée. Comment imaginer que les atomes, sitôt que je cessais de les honorer de ma considération sur leurs crochets sympathiques, se dissociaient et s'enfuyaient aux quatre coins du néant ? Moi-même, lorsque je dormais sans rêver (car je rêvais beaucoup), que devenais-je ? Non, Berkeley était assurément astucieux, mais il avait sûrement tort. Mais, d'un autre côté, que savais-je des atomes et des mondes ? J'avais lu avec beaucoup de plaisir et d'intérêt Micromégas, de Voltaire. Comment savoir si la Terre, où se préparait une guerre atomique qui détruirait tout, était prise en considération, et donc, existait, selon la doctrine attrayante de Berkeley, dans le monde des Géants où elle n'était elle-même qu'un atome ? Combien y avait-il d'échelles des mondes entre les très grands et les très petits, et au-delà ? Ces questions me tenaient éveillé très tard dans les nuits où les rayons du réverbère, en bas dans la rue, donnaient aux fantômes de notre chambre, à mon frère et moi, des dimensions disproportionnées, certes, mais terrestres en tous cas. La futilité de ces questions ne m'échappait pas, puisque, quelle qu'en fût la réponse, il fallait bien rentrer à la maison ce soir et retourner au lycée demain matin, mais je ne comprenais pas ce que cachait cette "nécessité".

Je me désintéressai donc de Berkeley, que je ne retrouvai que deux ou trois ans plus tard, cité, commenté et disséqué dans l'Etre et le néant, de Jean-Paul Sartre. Mais les atomes et les idées continuaient de trotter dans mon imagination et les questions succédaient aux réponses que les livres me suggéraient.



Freud

Autrement importante fut la rencontre avec Freud. Il ne m'est guère possible d'en aborder tous les enseignements, tant ils touchent des domaines divers. Le premier est cette notion d'inconscient. Elle est indissolublement liée à celle d'illusion, l'illusion d'être conscient, justement. Toutes mes réflexions ultérieures furent imprégnées de cette idée que toute pensée est, nécessairement, en grande partie, une illusion et autre chose que ce qu'elle semble être, y compris et d'abord à celui-là même qui pense. Encore aujourd'hui, je crois que beaucoup de nos cartésiens et autres cohérentistes devraient s'en souvenir un peu plus souvent, avant de certifier leurs conclusions.

Dans les premières victimes de cette idée dévastatrice se trouvaient, évidemment, Berkeley et Descartes (oui, je reviendrai sur Descartes), dont toute la philosophie était fondée sur une foi dans la conscience. Mais, puisque je parlais il y a peu de Sartre, peu après mes premières lectures freudiennes, j'avais entamé celle de l'Etre et le Néant, et il convient donc de parler ici de la conception qu'y développe Sartre du mode d'existence des pensées inconscientes. Sartre, cartésien, husserlien, veut à tout prix maintenir l'imperium de l'esprit, sinon sur les choses, du moins sur lui-même, ses aventures et ses produits, c'est-à-dire, les pensées, les actes, les théories, la liberté, etc. Mais il ne peut ni ne veut nier la réalité des tours de l'inconscient, des oublis, des actes manqués, des rêves, qui révèlent un autre sujet agissant et, donc, pensant, derrière, ou dessous l'ego visible et officiel. Pour rendre compte de cette dualité dans le cadre conscientiste global qu'il veut sauvegarder, il développe concurremment deux théories, l'une de la conscience thétique et de la conscience non-thétique, et l'autre de la mauvaise foi. Cette dernière est bien illustrée dans les romans de Sartre, et ressemble à un refoulement freudien qui serait conscient, ce qui est une contradiction dans les termes. La conscience thétique, comme son nom l'indique, pose son objet en le pensant, un peu comme le commerçant pose ses produits dans la vitrine, ou le savant son jus de grenouille sur la lamelle du microscope, afin qu'ils entrent dans le champ du client, de la lumière, de l'optique et de la science et du commerce tout ensemble. En fait, c'est la conscience telle qu'on se la représente spontanément, dans notre culture occidentale, une conscience spéculative, une conscience miroir et regard, inséparable de ce dont elle est conscience, comme une lumière ne se verrait pas si elle n'éclairait rien. La conscience non-thétique est plus difficile à imaginer. Elle est seulement la même chose sans cette position d'elle-même et de l'objet. Sartre discute longuement pour savoir si elle est encore conscience, et conclut que oui, parce que sinon il ne saurait pas ce qu'elle est. Il faut, pour Sartre, que la pensée ait quelque chose de la conscience ; c'est là, il me semble, la raison d'être de ce concept de conscience non-thétique. Est-elle l'inconscient freudien ? ou même une de ses caractéristiques essentielles ? Je ne me suis jamais senti capable d'avoir une opinion sur cette question. Il me semble qu'il faut admettre qu'un grand nombre de nos pensées et des raisons de nos actes, y compris les plus importants dans notre vie, nous échappent totalement, et que Sartre avait du mal à accepter cette réalité. Ses constructions théoriques restent à mes yeux des exemples admirables d'élaborations complexes d'idées philosophiques (je n'ose dire métaphysiques) pour rendre cohérents avec les faits des principes qui leur sont contraires mais que l'on veut sauvegarder à tout prix. Peu d'auteurs montrent une conscience si aigüe des contradictions à supporter et une élaboration si intelligente des concepts ad hoc. Pour moi, c'est, en même temps, l'exemple de ce que la philosophie peut faire de plus élaboré et de ce qu'elle ne doit pas faire.

L'idée que je me faisais de la philosophie provenait de restes de lectures et de ouï-dires sur Cicéron, Sénèque, Montaigne et d'autres que l'on rencontre au lycée et dans les pages roses du Larousse. En gros, chacun de nous est bourré de défauts, l'intelligence est faible, la bonne volonté entravée par la paresse et la lâcheté, et les désirs illégitimes sont bien envahissants, mais, en faisant des efforts, on peut limiter les dégâts et s'améliorer et tendre vers plus de sagesse et de vertu. Ces efforts ne sont pas dispersés et peuvent être méthodiques et la philosophie est la recherche de cette méthode et son exercice. Le philosophe cherche à s'améliorer, et l'idée d'être mon propre Pygmalion me semblait assez flatteuse pour que j'en fisse une vocation !

Freud, avec son inconscient, donnait une rude leçon de modestie à ces projets de maîtrise de soi. L'idée même de sujet, comme entité unique et entière qui fût le siège des décisions et des actes de conscience, était réduite à une illusion commode. Ce que je fais est fait par des agents qui sont, certes, en moi, mais ne sont pas moi, du moins pas le moi que je me connais. Je suis à moi-même un inconnu. Pendant ce temps, le philosophe cherche à ce que je sois le plus raisonnable possible. Il veut que le moi gouverne la conduite du sujet selon des critères de sagesse et de vertu contrôlables et perfectibles. Les enseignements de Freud montraient le caractère illusoire de cette quête et combien on est encore plus éloigné du but qu'on ne peut le penser par un simple examen de conscience. En même temps, il indiquait des voies de perfectionnement. La prise de conscience de l'existence et du rôle de l'inconscient est déjà un pas capital. Ensuite, des voies d'exploration, comme la compréhension des rêves et les associations d'idées, laissaient espérer des progrès dans une reconquête de soi. L'interprétation de Sartre, me semblait-il, tendait en fait à nier le besoin de cette reconquête, en supposant par théorie que l'inconscient était un peu conscient, conscient à sa manière. Au contraire, j'envisageais une sorte d'ascèse permanente possible, à travers une pratique régulière et généralisée de l'analyse des rêves et de l'association d'idées. Le caractère utopique de l'entreprise ne m'échappait pas, mais il me semblait que les moindres progrès dans une telle voie valaient la peine de se livrer à certains efforts. Le surréalisme, découvert aussi à cette époque, avec les écrits de Breton, le cinéma de Bunuel, les peintures de Chirico et de Magritte, m'encourageait dans l'idée que cette découverte des parties cachées de l'âme avait aussi un sens collectif et social.

Un second aspect de ma dette envers Freud provient de sa méthode et de son style. Je découvrais qu'on peut être persuasif sans user – ou en usant peu – de rhétorique. Freud polémiquait sans agresser. Il tentait de s'en tenir à des faits comme arguments, même si la qualité de "fait" attribuée à certains événements qu'il évoque à l'appui de ses thèses est discutable. Des phrases et des idées complexes sont exprimées de façon simple et claire. Le raisonnement avance pas à pas, en évoquant les réticences et les objections qui se présentent inévitablement, et, néanmoins, le sujet peu à peu s'éclaire, le puzzle se reconstitue et la vérification est là, à portée de main. Les exposés de Freud m'apparurent comme des modèles idéaux. Je dois dire que d'autres auteurs l'ont vite rejoint : Camus, Montaigne, Descartes, Russell, par ordre d'entrée en scène. J'ignore s'il est vrai que "ce qui se conçoit clairement s'énonce clairement", et je ne m'intéressai que plus tard aux rapports entre langage et pensée, mais il ne fait guère de doute que la confusion dans l'expression dénonce une confusion dans la conception et que, si l'on s'efforce d'énoncer ce qu'on pense, on en découvre des prémisses et des conséquences implicites intéressantes et qui obligent à revoir la cohérence de l'ensemble du sujet. Ainsi, ce qui s'énonce clairement se conçoit-il plus clairement.

De Freud, je n'ai guère retenu les différentes versions de la topologie du mental et des diverses instances qu'il décelait dans le fonctionnement de nos pensées. Un de ses derniers modèles comprend une sorte d'inertie mentale qui nous pousse à toujours régresser et répéter sans la moindre innovation les images et les gestes passés, jusqu'à la mort, cette inertie est opposée à la force d'un désir de vie et à une capacité d'adaptation en éveil et en invention permanente. Ce modèle me semble correspondre à une grande part de l'expérience.

Un autre aspect de l'enseignement freudien dont je voudrais ici parler est celui qui concerne la religion. Ma mère était croyante et anticléricale à la fois, et mon père était plutôt voltairien d'attitude. Pour moi, l'idée d'un dieu qui sache tout de moi et m'épie constamment (jusque dans les WC !) me déplaisait fortement. La morale, si elle devait se passer d'être le simple respect de l'autorité parentale, et reposer sur la valeur intrinsèque des règles et maximes, n'avait alors pas besoin de l'autorité de Dieu non plus. Mais, en somme, les questions religieuses relevaient de la croyance, de la foi, de la conscience individuelle et du jugement. Avec Freud, la question prenait une autre dimension, car ces croyances et ces jugements prenaient une fonction psychologique et sociale en partie indépendante de leur contenu ! Le meurtre du père, l'identification à lui, la paix entre les frères ennemis, la consolation de la rupture avec la mère, etc. tous ces thèmes ne sont pas seulement des moments d'une histoire probable, mais ils expliquent la force que prennent les convictions religieuses. Celles-ci ne sont pas seulement des doxèmes qui bénéficient, comme le veut le Saint Siège, du concours harmonieux de la foi et de la raison, mais des représentations qui, comme les fantaisies de nos rêves gardent la paix de notre sommeil, forment pour nous un écran protecteur et aveuglant à la fois. C'est de là que m'est venue, bien plus tard, l'idée de décrire la "raison religieuse". Un ensemble de croyances et de schémas mentaux sont tellement profondément imprégnés dans nos mentalités que, même lorsque la raison croit voler de ses propres ailes, c'est encore la religion qui, sans qu'elle le sache, oriente son vol et induit ses représentations spontanées. Les croyances religieuses possèdent des fondements et une force qui dépassent le domaine des êtres divins et concerne, en fait, tout ce qui est susceptible de nous servir de guide et de protection dans la vie : science, économie, politique, métier, etc. Nos idées, alors, dans ces domaines, ne relèvent plus guère de la perception naturelle et de la raison, mais de la croyance religieuse, animée par ces forces inconscientes que Freud avait débusquées. Certes, les thèses et les explications de Freud ne sont pas toutes avérées, et des recherches ultérieures ont pu les corriger ou les affiner. Mais l'orientation qu'il a donnée à l'attention critique, et la méthode d'investigation qu'il a élaborée, restent valables.

Les avertissements de Freud n'ont jamais cessé de m'accompagner dans toutes mes pérégrinations philosophiques. Ainsi, comme tout le monde, il insiste beaucoup sur la différence, et même l'opposition, entre la pensée éveillée et réaliste et la pensée onirique. D'un côté, le principe de réalité, de l'autre celui du plaisir. D'un côté la logique du réel, binaire et univoque, de l'autre, la confusion, la surdétermination, la polysémie, la transposition. Mais cette opposition même révèle la profonde unité de la pensée, qu'elle soit de la veille ou du sommeil. Ce n'est pas la même logique, mais il y a une logique. Elle est un rapport au réel, elle n'est pas le réel lui-même. Le rêve reprend les matériaux de la veille et les assemble, les transpose à sa manière, pour assurer la tranquilité nécessaire au dormeur. Nest-ce pas, finalement, ce que font les systèmes de pensée, les théories, les doctrines, les modèles ? Les représentations sont regroupées, subsumées, assemblées de manière à produire des représentations du monde qui nous assurent une certaine tranquilité propre à assurer la vie matérielle et sociale. La Gestalttheorie, psychologie de la forme (d'ailleurs souvent invoqiée par Sartre dans l'Etre et le néant) , et toutes les épistémologies qui insistent sur l'importance de l'hypothèse et montrent que la Nature ne répond qu'aux questions qu'on lui pose, me confortèrent dans cette idée. Nos représentations ne sont pas un reflet ni un enregistrement du réel, ni même une copie du réel, mais des tableaux que nous élaborons comme intermédiation entre celui-ci et nos désirs. Cette considération n'est pas révolutionnaire en elle-même, mais il me semblait depuis longtemps qu'elle révolutionnait la manière de poser le problème de la vérité, si on la prenait au sérieux.



Camus

J'avais lu un roman (L'étranger), des pièces (Caligula, Les Justes, Le Malentendu), et un essai (Noces), de Camus, à la bibliothèque municipale, lorsque j'ai acheté, l'ayant vu dans la vitrine de la librairie en face du lycée, Le mythe de Sisyphe, puis, un peu plus tard, en première, L'homme révolté. Je me souviens bien de Noces, parce que j'avais retrouvé, au milieu des herbes et des papillons des Alpes, cette impression terrible de baignade, de communion profonde, d'immersion dans la nature, et qui avait été une révélation, en comparaison de ce que je connaissais jusqu'alors des herbes et des papillons, aux Buttes Chaumont. Du Malentendu, j'avais retenu le titre, qui me semblait la racine profonde de tous les maux des humains. Je croyais qu'on arriverait à constituer une société libre et juste et pacifique si seulement on arrivait à dissiper les malentendus qui isolent et opposent les hommes. Je ne crois pas que ce soit là le sens que Camus voulait donner à sa pièce, mais cette idée me tenait lieu de conviction politique et d'espoir.

Camus est un maître de l'écriture. Sa langue est presque aussi belle que celle de Molière, et on ne peut s'empêcher de penser que d'un texte aussi clair et limpide ne peuvent émaner que des idées vraies et justes. Evidemment, c'est une erreur et un beau texte n'a jamais fait une vérité. En outre, depuis ces lectures m'est venue une certaine désaffection à l'égard de la littérature à idées. En effet, je m'apercevais que les idées de Camus étaient bien mieux exprimées dans ses essais que dans sa littérature, romanesque ou théâtrale. Pourquoi, alors, écrire des romans qui disaient à peu près ce qu'on voulait dire, quand on pouvait le dire exactement ? La parabole, ni même l'exemple n'ont jamais fait la preuve. L'image indique l'idée mais la cache aussi. C'est de là que j'ai définitivement préféré porter mon attention sur les textes carrément philosophiques plutôt que sur les textes littéraires à signification philosophique. Les images et les paraboles relèvent, elles, plutôt de la poésie, et présentent un autre intérêt que philosophique.

Bien qu'ayant étudié le grec, je ne connaissais pas le "vrai" mythe de Sisyphe, et je ne comprenais pas bien pourquoi on ne l'aurait pas imaginé heureux. Un autre malentendu, plus grave, portait sur le mot "absurde". Pour moi, seule une idée pouvait être absurde, mais pas le monde. Dans une démonstration par l'absurde, on montre que les conclusions auxquelles on aboutit en partant de certaines prémisses sont absurdes, et, donc, que lesdites prémisses sont fausses. Mais c'est bien une supposition qui est absurde, pas une réalité. Je ne voyais pas bien ce que Camus voulait dire en qualifiant d'absurde la situation de Sisyphe et des pauvres mortels. S'il s'agissait de la supposée absence de sens de cette situation, "absurde" est-il le mot ?

Mais ce qui compte, c'est que l'absence de sens, quand bien même elle pourrait être qualifiée de tragique, n'est pas un mal. Depuis lors, je n’ai cessé d’approfondir cette vérité, et d’en apprécier la portée et la sagesse. Les insensés sont justement ceux-là qui cherchent un sens dans ce qui n’a pas à en avoir. Seules les créations et les actions des humains, ou, à la rigueur, de certains mammifères supérieurs, répondent à une intention et ont un sens. Pour le reste, c’est-à-dire presque tout, la question du sens n’a pas de sens. On pourrait aussi discuter que la tâche de Sisyphe soit absurde, puisqu’elle résulte d’une condamnation consécutive à ses crimes, et doit se comprendre dans un contexte religieux qui, certes, nous est maintenant étranger, mais lui donne quand même un sens, mais peu importe. Finalement, c'est l'attitude de Sisyphe qui a de la valeur. Oui, quand bien même son rocher retomberait mille fois au bas de la pente, il peut recommencer sa quête, ce n'est pas absurde, cela a du sens et produit du bonheur. Renoncer à l'idée qu'un achèvement est une denrée indispensable, tel est l'enseignement que je tirais de ce livre aride. C’était la première fois, et loin d’être la dernière, que je rencontrais une conclusion philosophique qui me paraissait vraie et juste et qui, en même temps, m’était difficile à faire vraiment mienne. Comme tout le monde, et surtout comme tous les jeunes gens, j’avais besoin que mes actes débouchent sur des réalisations, des fins qui les couronnent de l’auréole du but atteint, et voila que je venais de découvrir que ce besoin était une puérilité. Le risque de cette situation est la confusion entre l’éternel recommencement et l’échec. Lorsque le rocher de Sisyphe retombe, ce n’est pas son échec, mais son renouveau. Mais l’adolescent que j’étais peut alors se dire que tout est égal, que le rocher soit en haut ou en bas de la colline, Sisyphe est également heureux, et une indifférence feinte prend alors la place du courage silencieux et satisfait. Il faut imaginer Sisyphe heureux, certes, mais courageux et tenace aussi.

Inévitablement, Don Juan, le frère de Sisyphe, a rencontré Freud ! Selon celui-ci Don Juan est un immature qui ne peut se consoler de devoir renoncer à sa mère qu'en consommant avec ou sans appétit toutes les femmes qu'il croise, car elles se valent toutes une fois que l'idéale n'est plus en jeu. C'est, du moins, ce qu'on peut imaginer à partir des enseignements psychanalytiques. Mais peu importe, immature ou non, égoïste insatiable ou amoureux de la féminité, Don Juan est légitime.

Depuis longtemps, j’étais révolté par la pauvreté dont je voyais victimes mes parents et l’injustice qu’elle représentait, par la société bureaucratique aussi des services qui redistribuaient les bienfaits de la modernité vers les pauvres, mais sans respect pour leur individualité, sans douceur pour leurs faiblesses, et avec la morgue de ceux qui savent. Je rêvais d’une société juste où les faibles ne seraient pas protégés mais où il n’y aurait pas de faibles, car tous seraient égaux et fraternels. Avec deux ou trois copains nous discutions souvent de cela et faisions les plans d’une société où se réaliserait les idéaux de la révolution de 1789, liberté, égalité et fraternité. Nous avions convenu qu’il devrait y avoir des sortes de communautés qui détermineraient elles-mêmes leurs besoins, produiraient selon leurs moyens et entre lesquelles s’opérerait une redistribution solidaire et fraternelle des produits et des services répondant à ces besoins. Comme nous avions écrit cela, un beau jour, le père de l’un d’eux déclara que c’était l’anarchisme que nous avions décrit. Et ainsi, nous avons décidé de créer un groupe de propagande anarchiste pour que tout le monde, touché par la bonne parole de notre société idéale, prenne conscience qu’il était désormais inutile de continuer à lutter les uns contre les autres, mais que l’heure était venue de s’entraider et de coopérer plutôt que de s’entredéchirer !

A cette époque, la guerre d’Algérie touchait à sa fin, et se développaient dans les facultés et les lycées des groupes d’étudiants d’extrême droite. Nous avons fait campagne pour Louis Lecoin et les objecteurs de conscience, avec le zèle des néophytes. Il nous était naturel de nous associer aux camarades communistes ou d’extrême gauche dans les « comités antifascistes », et cela n’allait pas sans de solides discussions idéologiques qui ressuscitaient Marx et Bakounine, Makhno et Trotsky, Durutti et la Pasionaria, etc. La lecture de l’Homme révolté, dans ce contexte, fut à la fois mon instruction, quant aux faits de l’histoire, et mon guide, quant à leur interprétation. Je m’apercevais que beaucoup confondaient révolte et rébellion. La racine, pour moi, de l’action politique n’était pas la rébellion contre l’Etat et l’autorité en tant que tels, mais en tant qu’ils matérialisaient une injustice. Elle n’était pas non plus dans l’adhésion à un mouvement historique prévu comme inéluctable par la dialectique, même si, à l’époque, je croyais volontiers à cette dialectique. Elle était dans l’adhésion à une cause qui me paraissait juste : celle des pauvres contre les riches, celle des faibles contre les forts, celle de l’égalité et de la fraternité contre les inégalités et contre les haines, celle de la liberté contre la hiérarchie.

Au-delà de l’action politique, toute valeur est révélatrice d’une révolte. Déclarer une chose bonne, c’est, du même coup, rejeter son opposé et affirmer son désaccord avec un ordre du monde. La révolte de l’humain contre le mal est le point de départ de toute morale et le fondement des valeurs. Aujourd’hui certains veulent, disent-ils, réintroduire les valeurs et la morale dans la société, mais ils oublient cette vérité et s'acharnent à tenter de les fonder sur l’autorité. Mais ils ne produiront ainsi que des valeurs d’obéissance - d’ailleurs vertu première du catholicisme et de la plupart des religions - et d’imitation, non des attitudes profondes et sincères. Celles-ci ne peuvent provenir que d’une réaction de l’individu devant l’insupportable, devant l’haïssable et le laid. Il existe ainsi deux types de morales, l’une autoritaire, l’autre libertaire. Pour la première, toute morale, et même plus largement toute philosophie doit reposer sur des fondements qui la légitiment, d’où l’invocation d’une autorité suprême, divine en général – ou laïque : elle peut être l’Histoire, le Parti, la Patrie, etc. - qui indique le bien et le mal. La morale libertaire fait de la révolte la source des valeurs. Cette discussion des fondements est sans fin, un peu comme si on reposait la question de la condamnation de Sisyphe. Celle-ci est un fait, et la connaissance ou la justification de ce fait ne le changeraient pas. Ce qui importe, c’est ce que Sisyphe fait de cette situation, une fois qu’il en a hérité. Alors Sisyphe montre son courage et dans sa tâche sans fin trouve le bonheur. De même, confrontés au mal, l’homme révolté combat l’injustice et la laideur, tandis que l’homme religieux se plie à un commandement. Il est clair que seul le premier situe ses actes directement par rapport aux valeurs, alors que le second est seulement dans une attitude de complaisance à l’autorité, et qu‘il ne se rapporte aux valeurs que par la médiation de ce désir de complaisance. L’attitude religieuse me paraissait inclure une confiance dans l’autorité incompatible avec la sagesse.

Évidemment, la même critique se faisait de la part des partisans de l’autorité : comment être sûr de la justesse de la révolte ? La révolte n'est pas juste par elle-même, mais elle n’est pas seulement la révolte individuelle et capricieuse du rebelle. L’homme révolté, c’est toute une histoire longue et complexe de révoltes contre l’injustice et la laideur, qui se corrigent, se combinent et s’associent pour constituer peu à peu dans le temps long et fécond de l’histoire une morale commune aux pauvres, aux victimes et aux opprimés. Cette morale-là ne trompe pas. Elle est trompée par ceux qui s’en font un drapeau et par les révolutions qu’elle inspire. Mais ses mouvements sont autant d'éclats et forment, comme les constellations qui dans le ciel guident le marin, un code non écrit qui vaut bien des tables de lois.



La révolution

Le problème de la révolution s’est posé depuis cette époque et m’a longtemps semblé insoluble. Substituer un ordre social juste à l’ordre injuste du capitalisme implique, a priori, une révolution, dans le sens d’un changement complet des organisations sociales, une abolition des hiérarchies et de la propriété, qui débouche nécessairement sur le profit et l’exploitation de l’homme par l’homme. Au début de ma conversion à l’anarchisme, je croyais que cette révolution se ferait naturellement par suite de l’illumination que recevraient les hommes en découvrant tout-à-coup les merveilles de la société future qu’ils ignoraient avant qu’on les leur révèle ! Il suffisait donc d’expliquer les bienfaits de la société égalitaire et libertaire pour que celle-ci se réalise aussitôt par un soudain désir unanime des hommes de devenir frères ! J’ignorais que bien d’autres avant moi avaient entrepris cette tâche et je compris vite la naïveté de cette croyance. Néanmoins, je crois encore que beaucoup reste à faire dans ce sens et que les gens découvrent parfois, au cours d’expériences comme les marchés solidaires, ou les périodes d’autogestion, par exemple, les possibilités qu’offriraient d’autres modes d’organisation sociale. Mais, globalement, il restait qu’une révolution comportant une certaine dose de violence semblait inévitable.

Mais cette violence suppose des moyens pour s’exercer : des armes, une police, une armée pour se défendre des contre-révolutionnaires, etc. Un Etat. Ces armes, cette police, ces moyens doivent être produits, supposent un surtravail, une nouvelle exploitation. Cela semble inévitable. Ainsi, la révolution porte en elle-même sa propre négation, la négation de ses propres buts. La lutte pour l’égalité recrée l’exploitation, la lutte pour la liberté recrée les prisons et la fraternité se défend par la guerre ! Les marxistes assuraient que cet état des choses négatifs ne serait que transitoire, invoquant la théorie du dépérissement de l’Etat. Cette théorie me paraissait fumeuse non seulement parce qu’elle était démentie par le développement des bureaucraties et des dictatures communistes, mais surtout parce qu’elle reposait sur une vision idéaliste de l’Etat. Celui-ci était, selon les phrases marxistes, un « appareil » dont le prolétariat, ou du moins son avant-garde, devait s’emparer pour en retourner la violence contre les classes exploiteuses. Une fois les différences de classes abolies par la réalisation du communisme, l’Etat devenait inutile et disparaissait donc de lui-même comme un moignon sans usage.

J’étais alors incapable d’identifier cette vision comme lamarckienne et d’y repérer une résurgence des causes finales d’Aristote, mais l’idée que quelque chose disparaisse uniquement parce qu’elle devenait inutile me paraissait bien idéaliste et contraire à l’expérience. La nature est pleine d’êtres inutiles, et chaque chose est susceptible d’autres usages que ce pour quoi elle a été conçue initialement. L'aveuglement d'esprits comme ceux de Marx, d'Engels et des grands penseurs marxistes devant cette évidence m'a toujours intrigué et constitue un enseignement fort de l'histoire des idées.

L‘Etat n’est pas un « appareil », mais un ensemble de gens et de corporations, hiérarques, policiers, bureaucrates, gendarmes, militaires, qui ont leurs propres intérêts et leurs propres besoins pour réaliser leur tâche. Ils doivent défendre l’ordre social et leur territoire, et, pour ce faire, ont besoin de bureaux, d’armes, de moyens d’existence et de travail. Leur tendance naturelle ne peut être, comme pour la plupart des corps vivants, que de se développer et non de dépérir. Ils doivent obtenir des classes productrices un surtravail qui leur procure ce dont ils ont besoin. Cela suppose une pression sur ces classes, et donc un renforcement de l’appareil d’Etat, qui, à son tour, demande plus de moyens, et ainsi de suite. Le renforcement et le développement de la bureaucratie, de la police et de l’armée sont inévitables. C’est bien ce qui s’est passé en Union soviétique et dans les pays qui ont connu une révolution communiste. Cette évolution n’est pas, comme le pensaient les marxistes de gauche, trotskistes ou maoïstes, le résultat d’une mauvaise compréhension du marxisme authentique et d’une déviation nationaliste des équipes dirigeantes de ces pays, mais l’évolution normale et inéluctable des classes bureaucratiques et militaires qui tendent naturellement à se développer et à réaliser une nouvelle forme de capitalisme d’Etat.

Ce fait me hantait et me rendait très méfiant à l’égard de toute forme d’action politique. J’avais retenu une phrase de Louise Michel en forme de slogan, « le pouvoir est maudit ». En effet, les intentions des hommes de pouvoir sont en général excellentes, et, même s’ils briguent les honneurs et les avantages personnels, on ne peut nier que la plupart visent aussi le bien commun ; mais les moyens mêmes par lesquels ils tentent de réaliser celui-ci s’opposent au bien commun, tendent à l’exploitation de l’homme par l’homme. Quelques années plus tard, les événements de Mai 1968 m’ont renforcé dans cette conviction : les révolutionnaires d’alors étaient plus préoccupés par leur propre activité militante et les plaisirs qu’ils pouvaient en retirer que par le sort du prolétariat. Les avant-gardes conscientes ont, en fait, un destin historique qui leur est propre et n’est en rien celui des classes exploitées dont elles se disent l’avant-garde, quand bien même leurs chemins, bien sûr, se croiseraient à certains carrefours de l'histoire. L’idéal, me disais-je, serait une révolution sans révolutionnaires.



Descartes

Je reviendrai sur ces questions et, notamment, mon rapport au marxisme, système de pensée incontournable pour tout intellectuel de cette époque, mais, auparavant, la rencontre importante fut celle du courant rationaliste et la lecture de trois auteurs qui me marquèrent, même si ce fut plutôt négativement. Il y eut d'abord le Discours de la méthode et les Méditations, de Descartes (dans le même volume de la collection 10/18…), qui me changeait, par son ordonnancement clair et sa langue fluide et fonctionnelle, des sinuosités et des rudesses axiomatiques de Berkeley et de Locke. Puis Phénoménologie et matérialisme dialectique, de Tran Duc Thao, qui me servit d'introduction et de traduction de la pensée de Husserl, que je me sentais incapable d'aborder directement. Enfin le Matérialisme rationnel et La philosophie du non, de Bachelard, qui acheva de m'éloigner du rationalisme et du cartésianisme.

Comment ne pas éprouver de la sympathie et de l'enthousiasme pour la démarche de Descartes entreprenant de libérer sa pensée des préjugés et des dogmatismes hérités sans examen des écoles ? Sa langue pure et limpide, sa progression à la fois logique et pédagogique, reconstruisant simplement le parcours idéal d'un esprit questionnant, tout cela m'avait immédiatement séduit.

La lecture des auteurs rationalistes a ceci de plaisant qu'elle est plus aisée encore que celle des bons romans policiers ou des tragédies classiques. Dans ceux-ci, une fois donnée le noeud de l'action, celle-ci se déroule selon une logique implacable qui rend chaque développement naturel et clair tout en surprenant par l'intelligence qu'y montre l'auteur. C'est un plaisir un peu semblable mais encore plus pur qu'on éprouve à la lecture d'un Descartes, d'un Husserl ou d'un Bachelard. Une fois admises les prémisses et jetées les fondations, l'édifice se construit majestueusement selon un ordre qui semble naturel et admirable par la seule intelligence de son auteur. Mais ma nature perverse ne pouvait s'empêcher de gâter ce plaisir. Descartes commence - et, il me semble, à juste titre - par l'expérience de l'erreur. Puis, lui et les siens construisent leurs magnifiques palais. Douce allégresse de l'esprit volant d'évidence en évidence, de raison en raison. Mais le ver est là. L'erreur guette. Rien ne ressemble plus à la vérité que l'erreur, sinon elle serait mensonge. La confiance dans la conscience est le vice caractéristique du rationalisme, mais qu'il partage avec les trois quarts de la philosophie et des sciences occidentales. L'évidence est l'ennemie première des philosophes et, pour leur grand malheur, la plupart d'entre eux ne partent qu'avec la seule évidence pour tout bagage !

Désormais, toutes mes activités philosophiques se dérouleront avec cette consigne de méfiance systématique pour l'évidence et avec cette tragique faiblesse de n'avoir que cette même évidence comme guide essentiel. Cette contradiction rend assez douloureux l'exercice de la philosophie, un peu comme une démangeaison insistante.

On ne peut dénier à l'esprit rationaliste le droit d'élaborer des théories et des systèmes qui lui rendent compte de ses expériences, et même de celles du monde entier ou encore de Dieu lui-même, s'il pense se hisser à de telles altitudes. Ce qui me choquait (et me choque encore) dans ces modes de pensée, c'est la confiance que lui portent leurs auteurs ou leurs croyants. En fait c'est la notion d'évidence qui est le germe de tout le mal des systèmes de représentation. Je ne pouvais m'empêcher de penser cela en lisant Leibniz, Spinoza, Hegel, Sartre ou Descartes lui-même, non sans admiration, mais avec une pointe d'agacement mêlée de compassion : comment peut-on être aussi affirmatif sur de simples présomptions, certes admirables, mais tellement fragiles ?

Mais j'avais ouvert l'outre d'Eole et le vent du scepticisme soufflerait désormais très fort sur toutes mes pensées. Comment en effet supposer que la Nature suive en quelque manière que ce soit les règles de l'esprit ? La logique elle-même ne peut imposer ses lois au réel. Pendant longtemps, je restai, mal à l'aise, assis sur cette idée que seules les erreurs sont certaines. Je comptais élaborer ce que j'appelais maladroitement une "pensée négative", dans laquelle il n'y aurait que des propositions négatives et pas d'affirmation. Malgré de nombreuses tentatives, je n'ai jamais mené ce projet à un terme quelconque. Il contenait d'ailleurs en lui-même le mal qu'il prétendait éviter : se cantonner aux propositions négatives, n'était-ce pas prétendre trouver une certitude par le biais d'un artifice de pensée ou de langage ?



Marx

Il est temps, maintenant, de revenir comme promis au marxisme. Le marxisme était, pour les jeunes de ma génération, une référence incontournable, surtout si on avait une sensibilité de gauche en politique, ce qui était mon cas. Au lycée, en terminale, notre prof de philo, M. Fieschi, nous avait brossé une histoire de la philosophie qui se terminait par une fourche, présente, où la philosophie se trouvait être soit marxiste, soit phénoménologique, soit un peu des deux. Ce disant, son ironie nous incitait à penser que la vérité ne se trouvait ni dans l'une ni dans l'autre des deux branches. Cet homme rond et aimable, admirateur et moqueur d'Empédocle qui, se croyant l'égal des dieux par la sagesse, s'était jeté dans l'Etna pour prouver qu'il était immortel, exerçait une grande séduction sur ses élèves et suscitait mon admiration pour sa capacité étonnante à faire de longs et savants développements, sans notes, émaillés d'anecdotes amusantes et de digressions sur l'actualité ou l'astrologie, et à retrouver sans faillir le fil d'un discours à la fois facile et élaboré. Il était la preuve vivante qu'une tête peut être à la fois bien pleine et bien faite. Le Parti communiste jouait selon lui le rôle du père vis-à-vis de ses membres et Marx et le marxisme l'ossature intellectuelle d'une sorte de surmoi à la fois rassurant et inhibant. Pour nous, cette interprétation psychanalytique nous semblait le comble de l'audace et de la finesse et permettait, abrités derrière l'autorité intellectuelle de notre prof, de nous gausser des dogmatiques marxistes, staliniens ou trotskistes, qui dominaient la gauche intellectuelle à cette époque, tout en prenant quand même appui sur Marx pour critiquer la société capitaliste, puisque, de ce que disait le prof, nous nous considérions bien assez grands pour en prendre et en laisser.

Il y avait aussi,d'un autre côté, les anciens des milieux anarchistes, que nous nous étions mis à fréquenter, qui rejetaient purement et simplement le marxisme sur la base des critiques traditionnelles de l'anarchisme, de Proudhon, Bakounine, Kropotkine et des autres. Ces derniers, nous les méprisions un peu sans les connaître, et restions plus ou moins révérencieux devant la supériorité intellectuelle, supposée ou réelle, du marxisme, élaboré, systématique, adopté par les plus grands maîtres à penser, sur ces artisans du socialisme, laborieux, disparates, et regardés avec condescendance par les mêmes maîtres à penser. La plupart d'entre nous en étions arrivés à la position où nous adoptions les thèses marxistes en général, sauf celles qui concernaient la prise du pouvoir et le fameux dépérissement de l'Etat. Pour ma part, cette position me convenait plus pour le confort qu'elle procurait que par sa justesse intellectuelle, le confort d'être adossé à une doctrine généralement considérée comme sérieuse partout dans les milieux de gauche, une valeur sure, en quelque sorte. Mais en même temps, une certaine contradiction interne minait cette position. En effet, la partie "générale" du marxisme que nous adoptions sans réserve se subsumait sous le terme de "matérialisme". Or il me semblait que le rejet des doctrines marxistes sur l'Etat pouvait et devait se fonder sur le fait que, précisément, ces doctrines n'étaient pas matérialistes. Il fallait donc approfondir et la signification du "matérialisme" et les doctrines de l'Etat. Vaste programme !

J'ai déjà mentionné le fait que lorsque Marx parle de l'Etat, il en parle comme d'une forme, voire d'un appareil, mais non comme d'une réalité sociale tangible. L'Etat se résume pour lui à une superstructure qui reflète plus ou moins les rapports de force de la lutte des classes. Il n'a pas de logique ni de réalité propres en tant qu'organe social. En fait, on retrouve chez Marx beaucoup de la Philosophie du droit de Hegel. En lisant en parallèle les deux auteurs, je suis assez vite parvenu à l'idée que, même "remise à l'endroit" chez Marx, la dialectique restait la dialectique, et qu'elle est d'essence rationaliste, ou idéaliste, comme on voudra, mais en tout cas opposée au matérialisme. Engels, surtout, à propos de la nature, et Marx, pour le capitalisme, tentent de montrer concrètement, en disséquant des exemples, la réalité de la dialectique. Celle-ci revêt deux aspects ou deux moments. Il y a d'abord le constat de l'opposition entre des termes ou des forces contraires, par exemple l'oxygène et le carbone, la bourgeoisie et le prolétariat, le salaire et la plus-value. Puis, certaines réalités, composées d'éléments contraires, ont une logique d'évolution qui leur est propre et déterminée par les contradictions dont elles sont constituées. De l'arbre naît le bourgeon, du bourgeon la fleur et de la fleur le fruit. Le capitalisme doit se concentrer sans cesse, développer un capitalisme monopolistique, un Etat omnipotent, un prolétariat sans cesse plus nombreux et plus conscient, d'où doit sortir, comme le fruit de la fleur, le communisme.

Les confrontations des schémas marxistes avec les réalités historiques sont nombreuses. Elles se prêtent en général à divers niveaux d'interprétation. Par exemple, on dit parfois que le prolétariat n'existe plus, ou plus sous la forme décrite par Marx, en voie de paupérisation et en accroissement numérique exponentiels. C'est vrai si on prend en compte l'élévation du niveau de vie des salariés, l'intégration d'une bonne partie du prolétariat dans ce qu'on appelle maintenant les "classes moyennes". Ca l'est beaucoup moins si on prend en compte la mondialisation du capitalisme et le fait que le prolétariat moderne se trouve maintenant dans les ateliers des pays dits pauvres ou émergents. La lutte des classes n'a pas été inventée par Marx, et on la trouve bien explicitée chez Adam Smith lui-même. Lorsqu'on prétend qu'elle n'existe plus, on se réfère généralement à l'embourgeoisement supposé d'une partie du prolétariat des pays dits riches, et on occulte évidemment la lutte des classes bourgeoises pour perpétrer leur domination et l'exploitation capitaliste.

Le marxisme se présente (ou se présentait encore à cette époque) comme une science. Dans le Capital, Marx situe son travail sur ce plan. Dans la préface à l'édition française, il dit que celle-ci apporte une valeur scientifique supplémentaire à l'original allemand. Les marxistes se fondent sur cette scientificité du marxisme pour affirmer le bien-fondé de leurs positions, quand bien même elles sont diverses et contradictoires. Mais il n'est pas une science expérimentale et ce n'est pas dans ce sens que Marx prétend faire oeuvre scientifique. La confrontation de la théorie avec la réalité n'est pas la véritable pierre d'achoppement du marxisme. C'est d'abord l'usage de la méthode scientifique qui fait pour lui la scientificité d'une démarche. Et cette méthode est dialectique.

Il y a indéniablement dans la nature des oppositions de forces. La force centrifuge et l'attraction entre le Terre et la Lune s'opposent pour maintenir la ronde de celle-ci autour de celle-là. Mais on sait aussi qu'il s'agit d'une description de la situation qui est relative, et que, certainement, une description plus complète devrait tenir compte d'un plus grand nombre de paramètres. L'antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie, qui doit conduire à la paupérisation de celui-ci, ne tient pas compte du fait que le prolétaire est aussi un consommateur dont la bourgeoisie a besoin pour accroître ses marchés, etc. Autrement dit, les oppositions que nous relevons dans la nature sont partielles, relèvent de découpages du réel que nous opérons plus ou moins arbitrairement, et ne peuvent pas être considérées comme des "contradictions", au sens logique du terme. La contradiction, en terme de A et non-A, suppose l'appréhension totale de l'univers ou A est situé, ce qui ne peut manifestement pas être le cas pour le capitalisme ou toute autre situation historique.

En fait, les "contradictions" ne peuvent se produire qu'entre des concepts. Le marxisme, en se prétendant scientifique, ne vise que des représentations conceptuelles. On l'a vu pour l'Etat. Un autre exemple est la notion de mode de production, dans laquelle le marxisme considère essentiellement les rapports économiques et de propriété entre les hommes, mais non les rapports des hommes et de la Terre, et méconnaît la dimension technologique et écologique de la production. La conception marxiste du mode de production est économiste, mais non matérialiste. La notion de contradiction ne peut légitimement s'appliquer qu'à des descriptions, non aux choses décrites.

Il en est de même des "développements" que la dialectique dégage des contradictions. Cette notion de développement dialectique est typiquement hégélienne et son prototype se trouve dans la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel. Elle suppose un logos actif dans la Nature, une sorte d'esprit qui ne supporterait pas la constance des contradictions (supposées) et tendrait de manière inéluctable à leur résolution dans un nouvel état du monde qui aurait "dépassé" la contradiction initiale. Mais l'expérience montre que, dans la mesure où elle comporte effectivement des contradictions (en fait partielles et essentiellement descriptives), la Nature s'en accommode très bien et les perpétue volontiers.

L'idée de fonder une connaissance scientifique sur des concepts et des raisonnements purs me paraissait et me paraît toujours aberrante. Comment supposer que le réel se plie à notre rationnel ? Descartes voulait imposer la méthode géométrique à la Nature, Marx veut imposer la méthode dialectique. En fait, l'aventure de la critique du marxisme me conduisait encore vers des réflexions épistémologiques et sur une critique du rationalisme, entendu au sens large d'une croyance dans la prévalence du raisonnement et du concept sur le réel.

Intuitivement, il me semblait que la vérité se trouvait nécessairement dans une sorte de coïncidence entre une proposition et une réalité et que cette réalité est matérielle et non conceptuelle ou spirituelle, c'est-à-dire en relation nécessaire avec le corps. Voila ce que j'entendis depuis lors comme "matérialisme". Cette position me conduisait à une posture plutôt critique et induisait une certaine hostilité envers les systèmes et les représentations totalisantes. Elle m'éloignait donc de ce que la philosophie comporte de plus brillant et de plus célèbre, et mes camarades étudiants ou professeurs (car, quelque temps après, je devins professeur à mon tour pendant trois ans) me regardaient avec un certain mépris ou une certaine méfiance, d'autant que, en fin de compte, je parvenais souvent à des conclusions proches du réalisme du sens commun, la pire des choses aux yeux de nombreux philosophes de cette époque. En même temps, les non-philosophes, proches par définition de ce même sens commun, ne comprenaient pas toujours mon besoin de développements abscons pour ne pas parvenir à produire un système présentable. Le lecteur l'aura compris, j'étais un incompris.



Russell

Peu après et quasi simultanément, vers la fin des années soixante, deux sources nouvelles vinrent enrichir mes réflexions, et je crois que ce sont celles auxquelles je dois le plus. Il s'agit d'abord de la découverte de la logique mathématique, de la philosophie analytique et surtout de l'oeuvre de Bertrand Russell. Et ensuite, de la découverte de la pensée de Giambattista Vico.

Je retrouvai avec Russell la démarche que j'avais déjà apprécié chez d'autres auteurs anglophones, consistant à suivre un plan ordonné par l'analyse des problèmes et des notions, et non, comme c'est souvent le cas dans la littérature française et allemande, par l'opposition de thèses globales, commençant par l'énoncé des "mauvaises" solutions du problème pour conclure par la vérité finalement triomphante après le combat dialectique. Il est amusant de constater que la démarche analytique des britanniques, souvent plus ou moins empiristes, suit le fameux second principe de Descartes dans son Discours de la méthode, recomman-dant de diviser chaque sujet en autant de difficultés qu'il comporte, pour résoudre celles-ci les unes après les autres. Russell est le maître de cette méthode, et il me semble qu'elle devrait être adoptée en toute chose, même si, bien sûr, il faut toujours, à un moment donné, mettre ensemble les éléments séparés et considérer aussi les problèmes globalement.

En fait, bien plus qu'une simple recette pour traiter les problèmes, la méthode analytique témoigne d'une philosophie plus générale et plus profonde, indiquée de façon claire par le titre de l'oeuvre principale de Russell, celle en tout cas qui m'a éveillé à sa démarche, An Inquiry into Meaning and Truth (Signification et vérité). Ce livre contient l'essentiel des enseignements de la théorie de la connaissance de Russell, partant de ce fait que pour savoir si une proposition est vraie, il faut d'abord savoir ce qu'elle signifie.

Les propositions se manifestent sous la forme d'énoncés, de phrases, et, pour cette raison, les empiristes radicaux confondent l'énoncé (ou la classe d'énoncés équivalents) avec la proposition. Pourtant, plusieurs raisons invitent à bien distinguer les deux notions. D'abord, le fait que de nombreux énoncés peuvent signifier la même proposition, de même - et c'est plus embêtant - qu'un énoncé peut signifier plusieurs propositions, soit conjointement, soit disjonctivement. Il en résulte que les valeurs de vérité des propositions ne s'affectent pas de manière univoque aux énoncés. Ensuite, pour remédier à cet état de choses, on a imaginé des langages plus élaborés et plus précis que les langages naturels, comme le langage mathématique, par exemple, tels que ne pourraient se formuler dans ces langages que des énoncés vrais ou faux univoquement (Leibniz avait imaginé un langage qui ne produise que des énoncés vrais). Mais, d'une part, c'est reconnaître implicitement la distinction entre proposition et énoncé, et, d'autre part, de tels langages doivent être construits a priori et ne peuvent donc pas contenir de vérités empiriques. Enfin, les propositions sont vraies, ou fausses, indépendamment du fait d'être énoncées, ou même seulement pensées. Leur vérité ou leur fausseté doit donc dépendre d'autre chose que de leur occurrence dans un discours.

Il reste le problème des relations entre ces propositions et les éléments non-verbaux qui en constituent la signification et, éventuellement, le "vérificateur". Il faut remarquer ici une curiosité dans le fait que Russell ayant distingué l'énoncé et la proposition, celle-ci est un "élément non-verbal". Je ne crois pas qu'il ait tiré toutes les conséquences de ce fait. La position empiriste traditionnelle est essentiellement sensualiste et individualiste, c'est-à-dire qu'elle soutient que notre connaissance des éléments non-verbaux qui constituent la réalité nous vient de l'expérience sensible personnelle, à travers les sensations et la perception, dont le traitement par l'entendement constitue l'expérience. Globalement, Russell adopte la position empiriste, mais lui apporte deux correctifs importants. D'abord, il existe une appréhension d'éléments non-sensibles, dont les plus significatifs sont les relations, qui sont le fondement et la matière même des mathématiques, elles-mêmes instrument essentiel de notre description du réel. Et puis, il refuse la limitation individuelle de l'expérience. La connaissance par description est tout aussi valable épistémologiquement que la connaissance par appréhension directe et personnelle.

La lecture de Russell m'enchantait par la clarté et la précision de ses analyses (sans parler de son humour si britannique). Il me semblait - et il me semble toujours - qu'on ne peut pas poser les problèmes de l'épistémologie dans un cadre autre que celui qu'il trace. Loin des affirmations péremptoires sur les "facultés de connaître" ou sur les "formes a priori", ou encore sur les "structures élémentaires de l'esprit", par exemple, il questionne d'abord le sens exact du discours et pose la question de son rapport au réel. Russell remettait enfin les questions à leur bonne place et les posait dans les bons termes. La philosophie analytique était mal en cour dans l'Université française (je ne suis pas sûr que la situation ait beaucoup changé), mais mon prof du lycée, M. Fieschi, et un assistant de Nanterre, M. Doazan, parmi d'autres, ont encouragé certains d'entre nous à en explorer les voies. J'y voyais comme une mission pour le philosophe, celle de chercher le véritable sens des discours, c'est-à-dire à la fois ce qu'ils disent vraiment et ce qu'ils disent de vrai, par-delà les obscurités et les fausses complications littéraires ou techniques, en même temps que les outils d'analyse et de critique propres à la mise en oeuvre de cette mission.

J'avais lu plusieurs livres de Jean Rostand, dont l'un au titre significatif, Science fausse et fausse science : la science peut se tromper, elle n'en reste pas moins de la vraie science, alors qu'une fausse science, même avec l'apparence de la vérité, peut tromper. Cette dernière n'était pas très éloignée de l'idéologie, tel que ce concept est abordé par Marx et Engels dans l'Idéologie allemande, et suit parfois un processus qui n'est pas sans rappeler celui de la mauvaise foi sartrienne, c'est-à-dire qu'il trompe en toute bonne foi, selon le sens commun de l'expression. Tout cela me semblait converger vers la conception d'une démarche de production de la vérité, et de la fausseté, qu'il revenait au philosophe (donc à moi) de définir et d'élaborer en une méthode aussi systématique que possible de traque de la signification et de la vérité, pour reprendre l'expression de Russell.

Celui-ci, par-delà sa tombe, me semblait encourager ma recherche. N'avait-il pas affirmé que le philosophe n'avait aucune connaissance, aucune information supplémentaire par rapport au savant, au chercheur, à l'expérience, et, par conséquent, qu'il n'y a aucune raison spéciale qu'il en conçoive des opinions très différentes sur la nature et la structure du monde, mais qu'il y a toutes les raisons pour qu'il sache pourquoi il tient ces opinions, ce dont se soucie guère le non-philosophe. J'ajouterais que ce dernier ne sait pas toujours lui-même en quoi consiste réellement ses propres opinions, dont il ignore la véritable signification. Le travail du philosophe est d'éclaircir tout ça.

Toutefois, si les questionnements de Russell me semblaient incontournables et correctement posés, ses réponses ne me satisfaisaient pas entièrement. D'abord, il me semblait accorder trop de confiance à ce que les anglophones appellent sense data. Je ne crois pas que les données sensorielles sont des données, ni dans le sens où elles seraient données, par qui ? par quoi ? alors qu'elles sont le produit d'une construction, d'interactions multiples entre nos organes, les choses environnantes et les faits culturels, ni dans le sens où elles seraient des informations directes provenant du réel. Tout au plus sont-elles des images (en prenant ce terme dans un sens très large, car il faut échapper aussi à l'impérialisme de la vision sur les autres sens) qui peuvent servir de matériau à des représentations, aussi bien fausses que vraies. Ensuite, et d'un autre côté, il accorde aussi trop de confiance au langage. Dans un texte d'Introduction à la philosophie mathématique, il dit que ce qui est surprenant, ce n'est pas qu'il y ait de l'ordre dans l'univers, mais que cet ordre soit "si simple" (entendez : à la portée des calculs humains), car, quelle que soit la distribution d'un certain nombre de points dans un espace, on trouvera toujours une fonction qui les réunisse. Une telle remarque, si je la comprends bien, implique que le langage (mathématique, ici, mais celui-ci n'est qu'un cas particulier) ne nous apprend rien sur le monde, contrairement à ce qui est dit dans Signification et vérité. J'ignore, bien sûr, la conclusion qu'il faut tirer de cela, aussi bien sur le plan logique que sur le plan historique, mais il me semble sage de penser que le monde ignore nos langages et ne s'y conforme pas. S'il y a quelque isomorphisme entre le monde et le langage, il ne peut résulter que des interactions entre notre civilisation et la nature. Enfin, je trouvais -et trouve encore- trop réductrice l'anthropologie sous-jacente aux analyses de Russell. En effet, tout se passe comme si l'homme dans le monde était réduit à un être sensoriel et langagier. C'est aussi ce qui se passe pour la plupart des philosophes occidentaux, ce qui explique l'alternative classique entre le sensualisme et le rationalisme. Cette réduction bipolaire entre les sens et le logos me paraît traduire la position sociale de la philosophie, éloignée par nature de la sphère du travail et principalement du travail manuel, qu'elle ignore en général superbement. Russell, pourtant, était très conscient de cette coupure, comme cela ressort de son Histoire de la philosophie occidentale et de la plupart de ses ouvrages de morale et de politique, mais il n'en a pas tiré de conséquence épistémologique.



Vico

C'est Vico qui m'a mis sur le chemin de celle-ci. J'ai découvert cet auteur, méconnu dans l'Université française, grâce à un ami italien qui, surpris de voir sur mes étagères des bouquins de Hegel et de Marx, s'étonnait de ne pas y voir aussi, et même plutôt, les œuvres de Vico, dont j'ignorais jusqu'au nom. Je filai à la bibliothèque et là je déchiffrai ce que je pouvais : la traduction par Michelet du De Antiquissima sapientia Italorum, celle, par Ariel Doubine, de la Scienza nuova, et les textes en latin et en italien, en napolitain du XVIIIème siècle, et des thèses et articles sur Vico. Je parle de déchiffrage car, même traduits, les textes de Vico sont ardus et peu agréables à lire. Sous la direction d'Alain Pons, j'ai fait mon mémoire de maîtrise sur « la théorie du verum-factum de Vico' ».

L'oeuvre de Vico se présente un peu comme deux rejetons issus d'une souche commune. A la racine, une intuition sur la place fondamentale du faire dans la connaissance et, en surface, deux moments apparemment distincts et rarement considérés ensemble par les historiens de la philosophie et des idées : une épistémologie et une théorie de l'histoire. C'est ce dernier aspect, exposé dans la "Science nouvelle relative à la nature commune des nations", qui est le plus connu, et plus dans les milieux littéraires que philosophiques. Je n'ai pas été très sensible à son contenu proprement philologique et historique, qui me semblait très complexe et un peu archaïque, et, en fait, c'est l'aspect épistémologique de la pensée vichienne qui a retenu toute mon attention. Mais la Science nouvelle comporte aussi des vues très intéressantes du point de vue de l'épistémologie et de la critique des idées, comme la notion de boria, qu'on traduit souvent par vanité, vanité des savants et vanité des nations, l'idée que l'étonnement est la mère de la science parce qu'elle pousse à la recherche, ou encore que l'esprit procède par analogie de ce qu'il connaît vers ce qu'il ne connaît pas.

Pour ce qui est de l'épistémologie, elle est exposée dans deux petits ouvrages en latin intitulés De nostri temporis studiorum ratione (La méthode de la recherche de notre temps) et De antiquissima sapientia Italorum (De la plus ancienne sagesse des Italiens). Le premier défend la méthode expérimentale contre les études scolastiques et contre le géomètrisme cartésien, et place les instruments matériels, compas, lunettes, etc. au même rang que les instruments intellectuels comme le calcul. Le second est plus théorique et plus systématique et comporte l'enseignement fondamental de Vico, généralement résumé sous la formule de la "convertibilité du verum et du factum". Vico ne part pas du problème traditionnel de la vérité comme correspondance entre une représentation et l'objet représenté. Celui qui connaît une chose, c'est celui qui la crée, qui la produit, voila le sens de cette fameuse convertibilité du vrai et du fait. L'épistémologie de Vico est une épistémologie de l'opération et de l'industrie (industria, activité de production, pas encore industrielle à l'époque de Vico, au XVIIIème siècle). Vico souligne que c'est avec raison que Descartes part de l'expérience de l'erreur, erreur des sens, qui donne raison aux Sceptiques, mais que la réponse rationaliste par l'évidence logique ne répond pas à ce problème, car elle laisse aussi la conscience seule avec elle-même et ses représentations. Pour sortir du monde des représentations, l'esprit n'a que l'opération, par laquelle sa pensée coïncide, s'identifie avec le réel.

J'ai travaillé pendant de longs mois et de longues années à tenter de donner plus de précision à cette idée du concept comme opération et d'en construire une théorie ou plutôt une méthode qui permette d'analyser les concepts selon une topique, une grille fondée sur cette notion que la vérité d'une idée tient dans la place qu'elle occupe dans une opération matérielle. Ces recherches m'ont conduit à étudier des auteurs comme Peirce, Bridgman, ou, plus récemment, Moigne. Malheureusement, je fus assez vite déçu en m'apercevant que l'opérationnalisme du courant pragmatiste considérait surtout les opérations de la pensée, voire du calcul et du langage. Or, selon moi, le grand mérite de Vico est justement de nous faire sortir du monde du langage et du calcul. Certes, selon lui, c'est dans les mathématiques que se vérifie le mieux sa théorie du verum-factum, parce que l'esprit est le créateur complet de l'ensemble de l'univers mathématique. Mais, en même temps, cet univers est un univers de fiction, qui ne nous apprend rien sur l'univers réel. Et c'est dans les opérations sur et dans la nature, les opérations matérielles (Vico n'emploie pas ce terme), que nous sommes facteurs partiels, mais réels d'objets réels. Le constructivisme est lui aussi très orienté sur la construction intellectuelle des concepts et non sur leur insertion dans les pratiques industrielles et expérimentales qui en sont la réalisation.

En relisant le De antiquissima, j'ai compris que Vico apportait plus que je n'avais cru à la cohésion de sa propre théorie et aux possibilités de son utilisation comme instrument critique. Cet apport tient aux notions de forme - qu'il oppose à celle de genre - et d'analogie, dont il fait un des mécanismes essentiels de la pensée.

Il prétend que c'est la connaissance de la forme des choses qui nous apprend quelque chose à leur sujet, et non celle de leur genre. La forme est en effet la manière dont une chose est faite, alors que le genre est la classe à laquelle elle appartient. Raisonner sur les genres, c'est raisonner en généralisant des exemples - susceptibles évidemment d'exceptions et de contre-exemples. Raisonner sur les formes, c'est raisonner sur les causes et la manière dont les choses sont produites. Le texte de Vico suggère une interprétation platonicienne de cette opposition : la forme correspondrait aux idées de Platon, qui sont comme le moule dont les choses sensibles sont faites ; alors que le genre correspondrait au classement aristotélicien. Mais il est aussi dit que c'est par l'expérimentation et l'industrie qu'en agissant de manière semblable à la nature, nous pouvons en appréhender des vérités partielles.

Cette idée de similitude et d'analogie est essentielle dans toute la pensée de Vico. C'est elle qui rend possible pour l'homme une connaissance quelconque de la nature. En effet, à strictement parler, seul Dieu peut avoir une véritable connaissance de celle-ci, puisqu'il en est l'auteur et le seul auteur. L'homme peut devenir créateur de sortes de copies de la nature en en reproduisant partiellement certaines opérations. Dans l'opération, on transpose des éléments connus sur des objets inconnus, par exemple l'attraction magnétique par un aimant transposée sur l'aiguille de la boussole attirée par le magnétisme du pôle Nord. L'analogie porte sur des formes ou des parties de formes des objets.

Depuis longtemps, je ressentais vaguement que le dilemme traditionnel de la philosophie entre rationalisme et sensualisme était une mauvaise manière de poser le problème de la connaissance, mais sans apercevoir clairement en quoi il pouvait être posé différemment. La théorie du verum-factum de Vico m'apportait une solution. Cette solution exigeait que le problème de la vérité fût posé indépendamment de celui de la représentation ou de la croyance. On prétend en effet, et à juste titre, que toute conscience de quoi que ce soit, y compris de mes propres opérations, de mon facere, passe soit par les sens, soit par l'intellect, et j'ai déjà indiqué que Vico se rangerait plutôt, sur ce chapitre, du côté platonicien. Si la vérité doit s'entendre comme une correspondance avec le réel, il faut qu'elle soit elle-même réelle. Or dans l'opération, l'homme réalise l'idée. C'est pourquoi il faut identifier le vrai avec le fait (entendu comme le participe du verbe faire, fabriquer, créer, produire). Toute la difficulté provient de la non-coïncidence entre le faire et sa représentation. D'une part, l'homme est à lui-même opaque et distant, contrairement à ce que suppose la tradition conscientiste, aussi bien rationaliste que sensualiste, de la philosophie occidentale. Et surtout, d'autre part, le travail, le faire, le produire est éclaté et divisé. Le faire et sa représentation ne sont pas identiques et ne se correspondent que moyennant la perspective que donne la position du facteur et du descripteur dans l'organisation sociale de l'opération. Contrairement à ce qui est présenté dans la plupart des théories de la vérité, celle-ci n'est pas un attribut de la croyance, mais est de l'ordre du fait. Une proposition est vraie, ou fausse, indépendamment du fait d'être énoncée, ou crue, ou même pensée.

Un dernier point important que j'ai tiré de cette théorie est la notion de perspective. Celle-ci est empruntée à la vision, mais ici elle s'applique à bien autre chose. A la suite de Nietzsche, Marx et Freud, on s'est habitué à la critique des idéologies comme déformation de la réalité et de la pensée par des prismes biologiques ou sociaux. En général, ces prismes mettent en cause les intérêts du sujet, son implication dans des processus qu'il tente de freiner, de développer ou d'ignorer par le biais d'idées qui agissent un peu comme des masques de carnaval. Le verum-factum nous invite à bien autre chose. Chacun, et spécialement l'auteur du discours, de la description, occupe une place particulière dans le processus de production. Il détermine les besoins, il consomme le produit, il en dessine le plan, il en fabrique certains composants, il en contrôle la production, il la vend, il la stocke, il la compte et la recense, il prélève des impôts sur celle-ci, etc. Chacune de ces positions donne une certaine vue, une perspective sur l'opération, qui détermine la description qu'il peut en faire. Cette détermination par la perspective n'est pas le résultat d'intérêts ou de désirs, inconscients ou calculés, mais la détermination des visions et des descriptions possibles par la position occupée dans le processus. Vico ne procède pas - et ne suggère pas non plus – à ce genre d'analyse basée sur la compréhension de la division du travail, mais elle me semble découler nécessairement de l'idée du vrai dans l'opération.



Maintenant

Le temps a passé depuis l'époque (1969) où j'ai découvert Vico. Depuis lors, j'ai passé quelques années à enseigner la philo dans la banlieue parisienne, puis à travailler comme cadre administratif dans divers organismes dont la plus grande partie à France Télécom. Ces pratiques professionnelles m'ont éloigné de l'exercice studieux de la philosophie ou conduit vers d'autres lectures (par exemple Aristote et la comptabilité, la psychologie sociale, etc.), sans pour autant jamais perdre de vue tous ces problèmes. La réflexion sur ces sujets conduit toujours à des découvertes qui curieusement produisent des effets bénéfiques là où on les attendait le moins. Je suis maintenant à la retraite et je reprends parfois le chemin des bibliothèques, où j'ai pu découvrir,je dois le dire, grâce au journal Le Monde, et lire, deux auteurs qui m'accompagnent depuis un an ou deux : Gilbert Simondon et René Passet. Le premier ne m'était connu que comme disciple de Jean Piaget, dont j'appréciais bien sûr l'épistémologie génétique et son concept d'exploration active du monde comme mode d'élaboration des connaissances. Mais cette vision me semblait trop restrictivement psychologisante et ontogénétique, même si, bien sûr, Piaget, dans la lignée de Bachelard, n'ignorait rien des implications phylogénétiques et sociales de ses conceptions. La manière principale dont l'humanité explorait le monde et s'en forgeait des représentations adéquates était évidemment collective et constituée essentiellement par le travail, la transformation raisonnée du réel. Et dans cette activité de transformation raisonnée et collective, la division du travail était le facteur essentiel des relations complexes entre représentations et réalités. Chez Simondon, la notion centrale d'opération "allagmatique", la "convertibilité entre structure et opération", et l'usage qu'il fait dans ce contexte des concepts de transduction, d'analogie et de paradigme, de "conduite de détour", et de travail, apportaient enfin le renfort conceptuel dont j'avais besoin pour avancer dans la formulation de mes propres conceptions.

René Passet, dans le champ de l'économie, est l'un de ceux qui placent le plus nettement l'activité économique comme composante de l'évolution globale de notre planète et non pas seulement comme lieu d'interactions entre agents plus ou moins étrangers dans un système naturel, certes non ignoré par les économistes, mais considéré par eux comme une variable indépendante et exogène. Cette conception globale, René Passet l'exprimait très clairement et son livre encyclopédique Les grandes représentations du monde et de l'économie à travers l'histoire (Actes Sud, Les Liens qui Libèrent, 2010) ne cesse, dès qu'on l'aborde, d'ouvrir de nouveaux horizons, et d'alimenter ma réflexion sur l'économie en général. Depuis quelques années l'actualité sociale renforce mon intérêt pour les questions économiques. Les économistes ressemblent aux astrologues et aux médecins des temps anciens, dispensant leurs conseils aux princes et l'opium au peuple, prêchant avec une égale conviction le blanc et le noir, toujours certains d'avoir raison et de représenter le réel et la sagesse, quoi qu'il arrive et quoi qu'ils disent. Ces nouvelles formes de superstition me semblent devoir être analysées et dénoncées, mais, bien sûr, l'aspect scientifique de leurs discours empêche une dénonciation polémique et hâtive. Un travail de fourmi rongeuse s'impose donc …



Morale

J'ai peu parlé des questions de morale. Non que ces sujets ne m'aient pas intéressé, mais plutôt que j'y ai peu trouvé de conclusions dignes d'un intérêt spécial.

Le problème principal de toute morale est dans son application, autrement, elle n'est qu'un recueil de conseils à l'usage des autres. J'avais un professeur qui citait souvent ce vers d'Ovide : " Meliora video proboque, deteriora sequor ". On voit très bien ce qu'il faudrait faire, et on prend une autre route, quelquefois sans même s'en rendre compte. S'engager dans une réflexion morale suppose l'engagement dans un effort d'amélioration et de reconstruction de soi, qui n'est pas surhumain (qui est même peut-être proprement humain), mais qui rencontre la principale et habituelle difficulté de la philosophie : l'illusion. Descartes parlait du sentiment de la "ferme et constante résolution d'en bien user (de la volonté)". Mais, là encore, la conscience ne suffit pas.

Les problèmes de morale sont généralement présentés sous deux aspects. D'une part, des règles prudentielles, telles qu'on en trouve de très bonnes chez Epicure ou chez les Stoïciens, mais qu'il n'est pas toujours facile de suivre. D'autre part, la recherche des lois, du fondement des interdits ou des devoirs, comme Kant en est le maître. Il y a un débat sur ce sujet, qui me semble mal posé. En gros, on oppose un certain relativisme, qui veut fonder la loi morale sur l'expérience, le choix individuel ou civilisationnel, et un fondamentalisme, qui ne peut fonder la loi que sur un formalisme de genre kantien plus ou moins mis à jour ou sur les commandements de Dieu. D'une part, je ne pense pas qu'il soit légitime, comme on le fait souvent, de conclure de thèses métaphysiques à des thèses morales, car la métaphysique s'occupe de l'être et la morale du devoir être. L'axiologie ne peut pas dériver de l'ontologie ou de la théorie de la connaissance. D'autre part, il n'est pas évident que la morale ait besoin de fondement. Cette idée de recherche des fondements qui seraient nécessaires pour qu'une théorie tienne debout procède d'une analogie avec les maisons, qui ont besoin de fondations pour être solides. La méthode hypothético-déductive est une méthode d'exposition, mais pas de démonstration ni de preuve. La vérité d'une thèse ne nécessite pas la vérité des hypothèses. On pourrait prendre comme analogie, plutôt que les maisons et la conception géocentrique, les bateaux et une conception plus océanique : l'important est que le navire tienne ensemble et permette la flottaison.



Pour ne pas conclure

Rédiger ce petit "itinéraire" m'a permis de clarifier pour moi-même certains points que je n'avais pas encore formulés de manière synthétique. Peut-être incitera-t-il quelque lecteur à faire la même chose pour ses propres réflexions.

Septembre 2009 et novembre 2015


Accueil du site

Haut de la page