Georges Brossard



Esquisse de topique problématologique des métaphores et des analogies réelles pour l'analyse des propositions théoriques en épistémologie critique

Dernière mise à jour le 21/10/2015

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Abstract :

The two main elements of meaning, and therefore of truth, are analogy and viewpoint. Theories try to provide us with knowledge and understanding through analogies shipped on metaphors. Some metaphors are made real through material operations and are “asking Nature questions”. The meanings of questions and of answers are shaped and inducted by the theoretical conceptions and technical devices used in experiment. A critical epistemology may be based on a ” topics” of metaphors and operations.

 

 

Ce titre peut sembler déroutant, par son accumulation de termes abstraits et peu courants, tout au moins dans leur assemblage. Je vais donc l’éclaircir.

J’ai affirmé ailleurs qu’une proposition qui n’est pas tautologique est analogique. La tautologie dit seulement que A est A, autrement dit, elle ne dit rien. Une proposition qui dit quelque chose de neuf, affirme donc simultanément une identité, partielle, et une différence, partielle aussi. « L’homme est un loup pour l’homme », par exemple, nous dit que l’homme est « un peu comme » un loup, mais ne dit pas qu’il est un canis lupus. Ce n’est pas une tautologie, mais une analogie. Son énoncé est une métaphore. Il faut, tout de suite, noter, car ce nous sera utile par la suite, que « métaphore » est une transposition dans le registre étymologique grec du mot d’origine latine « transposition », ce dernier étant utilisé dans le domaine concret et réel, alors que « métaphore » s’utilise plutôt dans les contextes linguistiques. Mais je considérerai ces deux termes comme équivalents, la différence n’étant que rhétorique.

Pour revenir un moment sur la phrase de Plaute citée par Hobbes dans la présentation de son De Cive, elle est fausse comme tautologie, puisqu’il est notoire, depuis Linné, que les hommes ne sont pas des loups, et obscure comme analogie, car elle ne dit pas explicitement en quoi les hommes ressemblent aux loups. La question est donc de savoir ce qu’elle signifie réellement. Réellement dans les deux sens : ce que Hobbes voulait réellement dire et ce qu’il dit de réel. En quoi consiste le « un peu comme » ? L’interprétation en extension, utilisée par la logique des syllogismes et par la logique mathématique, ne conduit manifestement pas à la bonne interprétation. On comprendrait, en suivant cette logique, que Hobbes désigne une intersection entre l’ensemble des loups et celui des hommes. Or, quoique l’on puisse envisager un tel ensemble (du loup-garou à l’enfant sauvage, par exemple), ce n’est évidemment pas de cela qu’il s’agit. En effet, le développement du texte et le contexte nous conduisent dans d’autres domaines, celui des fondements de la vie en société organisée. On évitera aussi l’idée que la difficulté provient du caractère « poétique » de la formulation, et qu’une traduction en un langage plus terre à terre, avec des termes plus concrets, la rendrait immédiatement plus claire. Mais on ne fait, avec la traduction, que déplacer le problème d’un registre de langage dans un autre. En admettant qu’on traduise, par exemple, par « l’homme est un prédateur pour l’homme », on ne saurait guère mieux ce que c’est qu’être un prédateur, s’agissant de l’homme vis-à-vis de ses congénères, ni si c’est vrai ou non et en quoi.   

On oublie souvent que la phrase citée est accompagnée par cette autre, en apparence contraire : « l’homme est un Dieu pour l’homme ». Hobbes, connu pour ses théories politiques, était aussi féru de logique, et une telle contradiction ne pouvait être accidentelle, et il entreprend immédiatement de l’expliquer, en affirmant d’emblée que les deux affirmations contraires sont vraies : « Profecto utrumque verè díctum est, Homo homini Deus, et Homo homini Lupus. Illud, si concives inter se ; hoc, si civitates comparemus. Illis justitia, et charitate , virtutibus pacis, ad similitudinem Dei accedítur ; Hic propter malorum pravítatem , recurrendum etiam bonis est , si se tueri volunt, ad virtutes Bellicas vim et dolum , id est, ad ferinam rapacitatem. » [1]  La clef de l’énigme est que les deux affirmations contiennent des analogies qui sont chacune vraies d’un certain point de vue. Si l’on considère les hommes entre eux, ils manifestent, selon Hobbes, de la justice et de la charité, ce qui entraîne une analogie avec Dieu ; si, au contraire, on envisage les cités (on dirait peut-être plutôt, de nos jours, les nations ou les sociétés) entre elles, « même lorsqu’elles sont animées de bonnes intentions », elles doivent avoir recours à la force et à la tromperie, comme les bêtes sauvages rapaces. Les deux éléments déterminants du sens, et par conséquent de la vérité éventuelle, sont l’analogie et le point de vue. Et la valeur de l’analogie se mesure au point de vue adopté.

« Hobbes est un grand écrivain, au style précis et vigoureux, aux formules éclatantes. Mais si quelques formules fameuses servent de cortège à son nom, si elles ont servi sa gloire, elles ont aussi aidé bien souvent à dénaturer et à trahir sa pensée. Transmises indépendamment de leur contexte, elles ont donné lieu à des interprétations sommaires et fallacieuses. « L’horrible M. Hobbes ›› dont on triomphait si facilement c’était celui de l’ « homo homini lupus » », écrit Raymond Polin dans son introduction au De Cive (cf. réf. 1). Malgré l’explication de texte à laquelle se livre Hobbes dans sa citation même, il est mal compris. L’idée qui vient premièrement à l’esprit est de revenir à une compréhension plus équilibrée de sa pensée, en se rappelant la citation entière qui donne le même degré de vérité à deux affirmations dont l’une contrebalancerait l’autre. Mais on se trouve alors dans une position inconfortable au regard de la logique, une sorte de logique « de Normand », comme on dit lorsqu’on ne veut pas se prononcer sur une question embarrassante.

L'usage courant nous a habitués à comprendre la notion de "point de vue" comme exprimant une sorte de prise de position subjective plus ou moins délibérée. Par exemple, dans la phrase antinomique de Hobbes, on suggèrerait l'existence d'un "point de vue" optimiste, selon lequel c'est plutôt la partie de phrase qui assimile l'homme à un dieu qu'il faudrait considérer, et d'un "point de vue" pessimiste, selon lequel ce serait plutôt la formule "l'homme est un loup pour l'homme" qu'il faudrait retenir. Les sages opteraient, selon cette interprétation, pour une position "équilibrée", médiane entre les deux "points de vue". Cette démarche peut avoir sa valeur dans certaines situations, par exemple s'il s'agit d'une négociation commerciale ou politique dans laquelle l'obtention d'un consensus est nécessaire et urgente, mais elle n'est pas épistémologique. L'obtention d'une opinion commune n'est pas l'obtention d'un savoir.

Mais l'interprétation subjectiviste de la notion de point de vue est erronée. En perspective, un point de vue détermine de manière objective une relation entre le sujet et l'objet. Van Gogh peint l'église d'Auvers vue de derrière. C'est certes son choix subjectif, mais une fois cette perspective adoptée, il ne peut pas voir la façade ni la peindre autrement (tant qu'il peint "d'après nature", bien sûr ...). Le point de vue est une donnée fondamentale de l'aperception qui ne dépend pas seulement des caractéristiques du sujet, mais constitue une relation entre le sujet et l'objet , relation qui n'est pas le produit de la subjectivité, mais au contraire s'impose à la subjectivité comme une réalité qui lui est étrangère. Cette relation est la donnée constitutive même du savoir que le sujet peut éventuellement acquérir de l'objet. Elle n'est pas subjective et est un fait du "monde extérieur", des contraintes duquel le sujet ne peut s'abstraire.

Nous avons progressé, car notre notion de « point de vue » utilisée premièrement se précise. Le point de vue, en perspective, détermine la vue. Ce qu’on voit – et par conséquent ce qu’on reconnaît – d’un paysage dépend du lieu d’où la vue est prise, du point de vue. Mais qu’est-ce qu’un point de vue, dans la pensée, et non plus seulement en optique ?

Aristote est connu pour avoir, peut-être le premier et, en tout cas, l'un des plus perspicaces, tenté un inventaire des points de vue possibles sur un objet donné, inventaire auquel il a donné le nom de topique, de topos, lieu, en grec. Le lieu d'où l'on considère un objet détermine ce qu'on peut en apprendre. C'est dans ce sens que j'utilise ce terme dans ce petit essai. La topique d'Aristote est essentiellement constituée par rapport à l'approche langagière des objets. Comme dans Platon, il s'agit généralement chez Aristote de trouver le sens exact d'un mot, et il est naturel de conduire cette recherche à partir des usages du mot en question. Cette démarche est évidemment trompeuse dès lors que des mots on veut passer aux choses. Certes, l'approche langagière que nous avons de la réalité environnante doit être révélatrice de certains aspects de cette réalité, mais le seul examen de la pratique langagière ne peut nous indiquer, par définition, que ce qui relève de cette pratique même, mais rien d'autre.

 Michel Meyer, dans Découverte et justification en science[2], suggère que la logique déductive binaire classique a une validité réduite aux processus de justification des théories constituées, tandis que c’est plutôt une logique de questionnement qui est utilisée dans la science en constitution. Et c’est bien, en effet, ce qui se comprend dans le cas des formules de Hobbes : les deux formules sont des réponses à deux questions différentes. La première serait « comment concevez-vous le comportement des individus les uns envers les autres ? »,  et la seconde « comment concevez-vous les comportements des cités les unes envers les autres ? ». La connaissance constituée use de réponses dogmatiques (au sens sceptique du mot), et c’est ce que retiennent spontanément les penseurs qui partent des acquis (ou supposés tels) de Hobbes, tandis que la recherche pose des questions. L’exposé de la connaissance tend naturellement à se concentrer sur les résultats, les réponses, « mais il faut bien voir que ces résultats proviennent aussi d’une interrogation qui fait partie de la science » [3]. Ainsi, le point de vue dans la recherche scientifique serait constitué par les questions qui la jalonnent.

 La question posée détermine le sens et la portée de la réponse fournie. C’est le point de départ de la recherche de Michel Meyer dans l’ouvrage cité : « Nous nous appuyons, en effet, sur une théorie du langage, scientifique et non-scientifique, selon laquelle le discours, déclaratif en tout cas, est réponse (à un questionnement) , et doit être considéré comme tel » [4]. Les théories tentent de nous fournir des connaissances, des explications, etc., et nous communiquent des analogies en usant de métaphores. Les recherches philosophiques traditionnelles, depuis Platon jusqu’au néo-positivisme, « qui est l’interlocuteur privilégié du philosophe des sciences d'aujourd'hui » [5], demandent d’abord au langage commun utilisé dans les sciences une plus grande précision sur le sens des mots employés. On chasse la métaphore comme une approximation inductrice d’erreurs. Au mieux, elle est une première approche intuitive nécessaire, mais destinée à être le plus vite possible élucidée pour devenir enfin une idée « claire et distincte ». L’analyse empiriste ou positiviste décape, en quelque sorte, la métaphore pour n’en retenir que ce qui correspond soit à une définition en termes de « sense data », soit à une définition formelle. Cette recherche a l’indiscutable mérite de l’exigence de la clarté, mais elle conduit, à mon sens, à une impasse. En effet, les supposés sense data, ou bien sont purement empiriques et sensoriels et ne sont alors pas communicables, car ils font partie de l’expérience subjective individuelle, et ne peuvent donc pas servir à définir des mots, ou bien ils sont de l’ordre du social et du linguistique et ils ne relient pas effectivement le discours à quelque chose qui lui soit étranger, et enferment par conséquent la compréhension dans la sphère de la représentation. L’approche problématologique permet d’espérer dépasser ce dilemme. Dans cette approche, le discours ne renvoie pas à lui-même, mais au « questionnement », qui lui est antérieur. Bien entendu, ce renvoi au « questionnement » peut sembler, à son tour, une simple manière de repousser le problème d’un cran, car on conçoit spontanément ce questionnement comme un énoncé linguistique particulier, signalé par le point d’interrogation à la fin de la phrase. Mais nous verrons plus loin qu’il n’en est rien et qu’il faut entendre par le « questionnement » de l’enquête scientifique bien autre chose.

Encore faut-il savoir en quoi consiste ce questionnement. Michel Meyer, encore, nous oriente : « Le savant qui questionne parle ou écrit (…) exprime son problème, ou en donne tout simplement la solution s'il n'est pas nécessaire de signifier explicitement son problème. La fonction du discours non-déclaratif, toujours pour le locuteur, est précisément d'exprimer un problème qu’il ne peut résoudre seul. Un ordre, par exemple, est l’expression d'un problème que celui auquel il s’adresse résoudra en exécutant l'ordre. Une question, par exemple, sollicite une information de celui auquel elle s'adresse. Et l'on peut raisonner ainsi pour tous les actes de langage : un locuteur qui parle est quelqu'un qui a toujours une requête, un besoin, un désir, bref, un problème qu’il peut ou non résoudre par lui-même. » [6] Toutefois, il nous faut remarquer que deux objets distincts sont ici traités comme un seul : la question et son énoncé. Clytemnestre, dans l’Iphigénie de Racine, demande « Mourrai-je tant de fois sans sortir de la vie ? » [7], étrange et paradoxale question, prise dans son seul énoncé, et pourtant si simple et claire dans ce qu’elle veut réellement dire, de l’inquiétude de la reine. Cette distinction est, à mon sens, essentielle, car elle nous contraint à affronter la question de la relation du discours à la réalité. La réalité, ici, est un sentiment interne du personnage, et ce caractère interne peut encore nous abuser et nous laisser penser que le discours est une affaire pour ainsi dire intra-humaine, mais la même distinction doit être faite concernant les relations aux réalités dites extérieures, celles dont s’occupent les sciences notamment.

Une des questions qui mobilisent les chercheurs est la recherche de vie ou de traces de vie en dehors de la Terre et même en dehors de notre Système solaire. Comme les processus qui produisent la vie et la rendent possible impliquent de l'eau, cette recherche se traduit naturellement par le questionnement des observations et des échantillons de roche pour y trouver d’éventuelles traces d’eau. La forme de cette question « posée à la Nature », selon la formulation kantienne, n’est pas de nature verbale, mais théorique et technique. Il s’agit de la conception de la vie, qui impliquerait nécessairement la présence d’eau. C’est à partir d’une théorie de la vie et d’expériences de laboratoires pour la reproduire que nous construisons des appareils susceptibles de détecter la présence éventuelle d’eau et que nous posons ainsi des questions « à la Nature ». Mais cette question peut changer si la conception de la vie change. Des chercheurs en astrobiologie ont imaginé que des formes de vie différentes de celles que nous connaissons sur Terre sont concevables et utiliseraient d’autres processus chimiques que ceux que nous connaissons et dans lesquels l’eau joue un rôle fondamental. Un congrès s’est tenu à Vienne les 21 et 22 mai 2012 pour envisager une astrobiologie différente de celle qui serait basée sur la seule forme de vie que nous connaissons sur Terre[8]. Il n’est pas question de discuter ici la validité de telles hypothèses de recherche, mais seulement de constater que la question posée n’est pas une simple formule langagière, mais un ensemble de conceptions théoriques et de dispositions techniques que l’on doit prendre en connaissance pour connaître la question réellement posée. Il ne s'agit pas, comme une interprétation linguistique de la situation pourrait le laisser penser, d'un simple changement de définition du mot "vie", et donc d'une affaire, encore une fois, essentiellement langagière. Ces chercheurs ne proposent pas de modifier ce que l'on entend par "vie", mais d'envisager d'autres processus physico-chimiques comme étant à son origine et dans son fonctionnement. Cette hypothèse ne signifie pas un élargissement de l'extension du concept de vie, mais bien une démarche expérimentale, technique et matérielle différente. La question posée n'est pas langagièrement distincte, mais elle est conceptuellement et matériellement distincte. En effet, si l’on s’en tient à l’aspect langagier, la question semble univoque : « Y a-t-il de la vie en dehors de notre planète ? », mais la question posée par ceux qui recherchent de l’eau et celle posée par ceux qui recherchent, par exemple, du méthane liquide, ou encore telle ou telle structure de molécules, ne sont pas identiques. Le sens des questions, et celui des réponses éventuelles ne sont manifestement pas les mêmes et sont informés, induits par les conceptions théoriques et les dispositifs techniques mis en œuvre.

Une certaine forme de constructivisme se présente alors spontanément à l'esprit. En effet, le questionnement, issu des représentations et des conceptions que nous formons induit les réponses du réel, si bien que ce que nous appelons "réel" ne serait, en réalité (si j'ose dire !), que le produit de notre invention. Du fait que le questionnement est bien une démarche de notre esprit, le constructivisme extrapole à la conception que le réel n'est lui-même rien d'autre que ce que nous en concevons, rejoignant ainsi la thèse traditionnelle de l'idéalisme et même la thèse immatérialiste de Berkeley. Cette thèse se résume ainsi : "La nature ultime (du réel) nous échappera toujours. Pourquoi ? parce que les connaissances que nous croyons avoir sur la réalité n’existent en fin de compte que dans notre cerveau. La science n’est qu’un langage ; les résultats des expériences ne sont que des données perceptives enregistrées dans notre esprit. »[9]. Mais que la nature "ultime" du réel nous échappe n'implique nullement que certains aspects de cette nature (des aspects non "ultimes") nous soient donnés dans l'expérience, c'est-à-dire dans les "réponses" à nos "questions"[10].

 

Le glissement dans le raisonnement se fait de manière presque insensible dans la phrase qui suit immédiatement, comme si elle n’était que l’explicitation presque tautologique de ce qui précède : « Le réel ne fait qu’un avec la conception que nous avons de lui. C’est nous qui le construisons. C’est nous qui l’inventons. » Ce qui est presque tautologique, c’est bien que nos conceptions sont notre propre construction. Mais en conclure que le réel lui-même est lui aussi notre construction est abusif. Tant que le constructivisme parle de nos représentations, des modèles, des interprétations, il est dans le juste en mettant en lumière le fait que ces représentations sont des tableaux (pour reprendre l’expression de Wittgenstein) que nous construisons. Mais donner une extension épistémologique et métaphysique à ce fait psychologique est une erreur.

L’erreur provient d'une illusion et d'une confusion. L'illusion est celle d'une connaissance totale de l'objet, du réel. Daniel Andler animait, il y a peu, un séminaire intitulé judicieusement "Les savoirs partiels". En effet, tout savoir est, par définition, partiel. Au cours de telle expérience, nous apprenons tel aspect de la réalité. Une connaissance "totale" de l'objet n'a, à proprement parler, aucun sens, et suppose des a prioris métaphysiques (comme, par exemple, l'idée que l'objet est une substance) que rien ne justifie. Etrange ambition, dont il n'est pas question ici de retracer l'origine, mais qui entretient la création permanente de savoirs prétendument totalisants et constamment illusoires.

La confusion est entre le réel et la description du réel. Appelons les conceptions P1, P2, P3 ... Pn . Ces conceptions peuvent être exprimées par des énoncés E1, E2, E3 ...En, qui seront alors des représentations qui peuvent être communiquées. Nous faisons abstraction, pour le moment, des problèmes liés aux relations entre E et P (E exprime-t-il correctement P ? P est-il plus étendu ou plus restreint que E ? etc.). Nous supposons seulement que notre connaissance du langage est suffisante pour comprendre qu’à chaque P peut correspondre un ou plusieurs états de fait matériel (disons M)  indiqués par le E correspondant. Nous posons la question : y a-t-il un Mx tel que Px  l’indique ? Si oui, Px est vraie. La thèse du constructivisme est que :

1/ Il peut y avoir un Mx’ tel que Px est réputée fausse (« s’il brise son bateau contre les rochers, il comprendra qu’il s’est trompé»)

2/ Aucun M ne peut montrer que Px est vraie (« il ne saura toujours pas ce que le détroit est »)

3/ M est une partie de P (« le réel ne fait qu’un avec la conception que nous avons de lui, c’est nous qui l’inventons »)

La thèse 1 rejoint le « falsificationnisme ».

Les thèses 1 et 3 me paraissent incompatibles. Elles supposent en effet, pour être vraies ensemble, que M ait à la fois les propriétés d’un état de fait, qui le rendent capables d’invalider une P, une conception, et, en même temps, celles d’une conception, notamment celles de pouvoir, à son tour, être validée ou invalidée par un état de fait. Si tel était le cas, il faudrait, pour tout M qui invalide une P, chercher un autre M qui le valide (ce que, d’ailleurs,  la thèse 2 exclut). Cette conclusion n’est pas absurde en soi, mais pose un certain nombre de problèmes, et notamment celui de l’existence d’une caractéristique supplémentaire des M qui sont susceptibles de valider d’autres M.

La thèse 2, quant à elle, est présentée comme une conséquence de la thèse 3, bien que cette conséquence ne soit pas nécessaire. Cette thèse 2 est nécessairement fausse si 1 et 2 doivent être vraies simultanément, car elle suppose une Px' dont la vérité serait montrée par Mx'. En fait, on rejoint ici la faiblesse du scepticisme, dénoncée, entre autres et parmi les premiers, par Epicure[11]. Epicure parle de « sensations » là où nous parlons de « conception ». Cette différence n’est que de langage, et il s’agit, dans les deux cas, de viser des contenus mentaux, en opposition à des situations de fait qui ne seraient pas purement mentales. 

La thèse 3 rejoint celle de l'immatérialisme.

Ce constructivisme immatérialiste intègre toute la tradition idéaliste et subjectiviste de la philosophie occidentale. L'erreur fondamentale de cette tradition est de concevoir les activités humaines essentiellement au travers de leurs expressions verbales. Le questionnement est conçu comme un énoncé interrogatif. En réalité, le questionnement est constitué par toute l'activité expérimentale, qui comprend aussi bien des aspects et des moments langagiers que des aspects et des moments matériels et non langagiers. Jean-Louis Le Moigne[12], de son côté, élabore une conception constructiviste des modèles et montre justement que nous pensons essentiellement par modèles. Ces conceptions analysent bien la manière dont nous imaginons (nous nous faisons des images) le réel, mais elles n’épuisent pas notre relation au réel, ni la relation de ces images au réel. Elles critiquent à juste titre l’idée de réalité comme un donné substantiel, et celle de la vérité qui en découle, à savoir une représentation de cette réalité qui en serait une sorte de copie. Réalité et vérité doivent être entendues comme des qualités, non comme des substances. Ce qui nous importe, c’est la réalité des métaphores et la vérité des propositions, c’est-à-dire leur propriétés de nous adapter correctement à notre environnement.

Descartes, dans son rapport à l'expérience, est caractéristique d'une certaine ambigüité de la tradition subjectiviste. En effet, d'une part il ne nie pas l’utilité de la confirmation expérimentale de la théorie, mais, de l'autre, il refuse de s'y soumettre. S'il avait pu discuter (disputer, à la manière des Scolastiques) avec Vico, son critique le plus virulent, il aurait probablement convenu avec lui que c'est celui qui fait qui sait. Dieu connaît tout parce qu'il crée tout, le géomètre connaît les propriétés des entités géomètriques parce qu'il les crée, et l'expérimentateur connaît la partie artificielle du dispositif expérimental parce qu'il en est l'auteur. Galilée, le saggiatore[13], fait construire, sur ses instructions, une lunette permettant d'observer les reliefs de la Lune comme si on s'en était approché au point de pouvoir les voir comme s'il s'agissait des reliefs des montagnes terrestres, d'où il conclut qu'il n'y a pas de différence essentielle, comme le voulait la tradition aristotélicienne, entre le monde céleste et le monde terrestre. Descartes est conscient du progrès que représentent de telles possibilités, mais il se méfie de l'expérimentation, et les raisons de sa méfiance sont intéressantes : « Il est vrai que, pour ce qui est des expériences qui peuvent y servir, un homme seul ne saurait suffire à les faire toutes; mais il n'y saurait aussi employer utilement d'autres mains que les siennes, sinon celles des artisans, ou telles gens qu'il pourrait payer, et à qui l’espérance du gain, qui est un moyen très efficace, ferait faire exactement toutes les choses qu'il leur prescrirait (…). Et pour les expériences que les autres ont déjà faites, quand bien même ils les lui voudraient communiquer, ce que ceux qui les nomment des secrets ne feraient jamais, elles sont, pour la plupart, composées de tant de circonstances, ou d'ingrédients superflus, qu'il lui serait très malaisé d'en déchiffrer la vérité ; outre qu'il les trouverait presque toutes si mal expliquées, ou même si fausses, à cause que ceux qui les ont faites se sont efforcés de les faire paraître conformes à leurs principes que, s'il y en avait quelques-unes qui lui servissent, elles ne pourraient derechef valoir le temps qu'il lui faudrait employer à les choisir »[14]. il pense que l'artisan ne saura jamais traduire dans la réalité matérielle les idées claires et distinctes du savant. Il reprend dans le domaine philosophique la méfiance traditionnelle des médecins envers les chirurgiens (c'est-à-dire, étymologiquement, les travailleurs de la main). Sur le plan philosophique, c’est la distinction entre proposition et énoncé qui est ici en cause.

Descartes préfère donc ce qu'il considère comme un moindre mal: la théorie pure plutôt que l'expérimentation erronée[15]. Il s'ensuivra une nouvelle tradition qui préfèrera le raisonnement à l'expérimentation, l'énoncé à la proposition, le calcul à la mesure. Cette tradition, qu'on retrouve de nos jours principalement dans les sciences sociales, économie en tête, repose en fait sur la réduction langagière de la pensée et de la réalité, et sur la division du travail entre travail manuel et travail intellectuel.

Dans la discussion philosophique sur ce sujet, l'expérience est assimilée, soit immédiatement, soit après des détours, à la sensation. Si Descartes a raison de commencer sa réflexion par la critique de l'expérience sensible, si souvent trompeuse, il se fourvoie lorsqu'il étend le doute qu'il en conçoit à toute pensée expérimentale. Les constructivistes et les empiristes modernes affirment que l'expérimentation se résume, in fine, à des sensations, à des perceptions sensibles, et donc, à des représentations qui ne sauraient, selon la critique sceptique, donner lieu à aucune certitude ni connaissance réelle. Mais la critique de Descartes contre le travail artisanal est d'un autre ordre. Elle vise la correspondance entre l'énoncé et la proposition. Le savant exprime son questionnement (pour reprendre la vision de Michel Meyer) dans des énoncés, première source de non adéquation (dont Descartes ne parle pas, mais qui existe néanmoins). L'artisan interprète de manière erronée l'énoncé du savant, seconde source d'inadéquation que Descartes redoute. Et, finalement, l'artisan, au moyen d'opérations plus ou moins complexes, réalise matériellement un dispositif qui sera le véritable questionnement que notre équipe soumettra à "la nature". Dans cet enchaînement entre questionnement théorique, énoncé, et questionnement matériel, ce n'est pas de la perception sensible qu'il s'agit mais de la pensée, de l'énonciation et de l'opération matérielle. Certes, la perception est à l'oeuvre constamment, pour nous fournir les représentations de ce qui se produit, mais ce qui fonctionne et constitue le coeur du problème, c'est bien une dialectique entre question théorique et question matérielle, entre pensée et opération.

Il est temps, maintenant d'éclairer ce terme d'"opération".

Remarquons d'abord qu'il n'existe pas, sauf dans l'empyrée mathématique, deux opérations intégralement identiques. L'ouvrier posté des Temps modernes, même si l'on dit de lui qu'il "visse toujours le même petit boulon", visse en réalité à chaque fois un boulon nouveau, différent de façon imperceptible (ou plutôt, de façon non pertinente), du précédent. L'opération est supposée répétée indéfiniment de la même manière, identique à elle-même, mais nous savons qu'il n'en est rien et que de petites différences, usuellement négligeables, peuvent, lorsqu'elle passent un certain seuil, provoquer un incident sur la chaîne. En fait, certains éléments de l'opération, considérés comme essentiels par les ingénieurs qui ont conçu la chaîne, sont reportés à l'identique sur des boulons légèrement, mais non significativement, différents entre eux. Ce report fonctionne, est légitime, tant que certains paramètres caractéristiques des boulons, pris en compte dans les calculs préalables des ingénieurs, restent eux-mêmes à peu près identiques. L'opération est un report de certains gestes, de certaines procédures, d'un objet à un autre objet,c'est un transfert, une métaphore (métaphore est l'équivalent d'origine grecque de transfert, d'origine latine) . Mais ce n'est pas une métaphore énoncée, c'est une métaphore réalisée.

Dans le cas de l'opération industrielle, il est intéressant de constater que cette opération est à la fois conçue - par les ingénieurs, et réalisée - par les opérateurs. L'opération (qu’elle soit le fait d’une activité humaine, mais aussi, souvent, animale ....) est une conception réalisée. C'est cette double caractéristique qui en fait le support de toute connaissance éventuelle. Mais il faut aussi immédiatement noter que cette connaissance, si elle doit s'incorporer dans une théorie, doit prendre la forme d'un énoncé, énoncé qui doit, à son tour, rendre compte de manière adéquate de la double caractéristique évoquée : conception et réalisation. Or c'est très rarement le cas, pour au moins trois sortes de raisons principales : 1/ les outils langagiers ne sont pas adaptés, en général, à exprimer adéquatement ni les conceptions, ni les réalisations, et les énoncés ne sont pas adéquats aux propositions effectivement conçues et/ou à celles effectivement réalisées; 2/ La réalisation et la conception ne sont pas adéquates entre elles, notamment parce que les domaines d'application des métaphores pensées et des métaphores réelles sont étrangers; 3/ La réalisation et la conception ne sont pas adéquates parce qu'elles sont généralement le fait de personnes et de groupes de personnes différentes (la méfiance de Descartes envers les artisans ...), qui n'ont donc pas les représentations complètes ni adéquates de l'une et de l'autre.

On l'aura remarqué, nous sommes entrés dans le domaine de l'épistémologie de la vérité de manière très classique, par le biais de l'usage de la notion d'adéquation. Dans la tradition classique, thomiste, notamment, l'adéquation s'entend comme adaequatio rei, adéquation à la chose, la "chose" en question étant l'objet à connaître, dont il faudrait se construire une représentation adéquate. Dans l'approche que je suis en train d'esquisser, il s'agit bien d'une adéquation à la réalité, mais cette réalité n'est pas celle d'une substance ou d'une "chose", c'est celle de notre interaction avec les objets de notre environnement, interaction qui prend, lorsqu'elle est pensée par nous, la forme de l'opération. Ce n'est pas non plus l'adéquation à une pure pensée qui n'aurait qu'à être claire et distincte pour qu'on en conçoive une représentation adéquate, ou conforme aux lois générales de la pensée et de la logique, mais l'adéquation à une pensée métaphorique qui se réalise dans l'opération. C'est l'une des raisons qui me font récuser l'immatérialisme et adopter, donc, l'attitude inverse, du matérialisme. L'opération n'est ni une simple conception libre des contraintes du réel, ni une simple aventure du corps immergé dans la matière environnante, c'est une conception réalisée, et c'est à cette double qualité qu'elle doit de nous rendre capables de connaissance adéquate, car elle est une situation où la pensée et le réel ne font qu'un.

Mais revenons sur les inadéquations possibles et, même, pratiquement inévitables. 

De même que les propositions théoriques sont analogiques, les opérations pratiques sont métaphoriques. Dans notre exemple du travail de l'ouvrier posté des Temps modernes, chaque opération exprime la croyance en une sorte de loi générale sur le comportement des boulons. Il faut, en effet, pouvoir reporter sur le boulon suivant ce qui a marché pour les boulons précédents et qui était conçu par les ingénieurs. Cette loi, à son tour, est l'énoncé de l'identité des différents boulons, différents dans leur unicité, mais identiques au regard des paramètres concernés par l'opération. La "loi générale" est-elle universelle et est-elle vraie ? La plupart des épistémologistes modernes répondront que non, qu'elle n'est que probable, car dans le nombre important de boulons à venir, il est vraisemblable, même si, en amont de la chaîne, des contrôles vérifient l'identité opérationnelle des boulons, il s'en trouvera au moins un qui présentera un "défaut", une différence telle que l'opération échoue, et invalide la fameuse "loi générale". Cette différence portera sur l'un des paramètres de l'opération (dimensions des boulons, positionnement sur la chaîne, mesure du pas, composition du métal, etc.), chacun des paramètres constituant une cause possible d'échec. Encore tous les paramètres ne sont-ils pas répertoriés, puisque la connaissance totale ("ultime", dirait le constructiviste) du réel est impossible. Nous serions donc voués à l'éternelle probabilité de nos croyances et non à la connaissance de vérités.

Dans notre exemple, on pourrait établir la probabilité de l'erreur pour chacun des paramètres, puis calculer une probabilité combinée pour l'ensemble des paramètres et la réussite de l'opération. On pourrait même établir par conjecture une "part" pour les paramètres absents du calcul (comme pour le treizième convive !...) et garantir ainsi une probabilité pratiquement certaine. C'est d'ailleurs ce que font les ingénieurs qui calculent des taux raisonnables de réussite et d'échec pour les opérations qu'ils programment.  Mais qu'est-ce que la probabilité ? C'est la fréquence d'un événement : la face 1 du dé sort une fois sur six, la probabilité de tirer un 1 est de 1/6. Pour établir ce rapport, il faut savoir que le dé a six faces, qu'il ne peut pas rester à cheval sur une arète ou une pointe, et que le 1 sort une fois sur six. La probabilité suppose donc la vérité. La probabilité n'est pas une sorte de forme dégradée et amoindrie de la vérité, elle en est une conséquence inférée. Évidemment, on pourra toujours mettre en doute - et il faudra le faire - le savoir dit "empirique" du fait que le dé a six faces et que le 1 sort une fois sur six. Cette vérité n'est pas définitive. Elle n'en est pas moins vraie. J'ai conscience qu'en prétendant ainsi qu'une vérité peut n'être pas définitive tout en ne sombrant pas dans la catégorie de la probabilité, j'énonce une proposition qui peut sembler paradoxale à certains. Nous allons voir pourquoi.

La vérité est souvent conçue, à tort, me semble-t-il, comme nécessairement associée à la certitude. La certitude elle-même a deux aspects, un aspect subjectif et psychologique, lié à la confiance et à la stabilité des croyances, et un aspect statistique, lié à la fréquence des événements. La notion de probabilité épouse cette dualité: du côté psychologique, elle est affectée à ce que nous croyons sans en être certains, et du côté objectif, elle est affectée à un événement non déterminé. Il s'agit de deux questionnements différents: dans le premier cas, la question est : Quelle confiance accorder à cette croyance ? dans le deuxième cas, la question est : Quelle est la fréquence de cet événement ?

On remarque, au passage, comment le sens d'un concept est déterminé par la question à laquelle il répond.

On remarquera aussi que la probabilité prise dans le sens subjectif est une qualité des croyances. George Bush, par exemple, a présenté comme probable la présence d'armes de destructions massives en Irak parce qu'il y croyait (ou devait faire croire qu'il y croyait). Dans le sens objectif, la probabilité est une propriété des objets et est un savoir : je sais que le 1 sort une fois sur six. Bien sûr, rien n'empêche, en certaines occasions, qu'on ne soit pas très certain de notre savoir à propos d'une probabilité objective. Par exemple, lorsque je regarde le ciel et mon baromètre et que je dis qu'il est probable qu'il pleuve demain, je n'en suis pas très sûr, parce que mon baromètre n'est pas un appareil très perfectionné, et que mes connaissances météorologiques sont très sommaires, et en même temps j'énonce une probabilité objective, basée sur l'état du ciel et celui du baromètre. L'incertitude psychologique s'ajoute à l'incertitude objective, mais ce serait une erreur philosophique de confondre ou, pire encore, d'assimiler les deux.

La vérité n'est généralement pas certaine, car, on l'a vu, elle repose sur une connaissance partielle des objets et des paramètres d'une situation. Mais cette connaissance, pour être partielle et donc provisoire, n'en est pas moins une connaissance et non pas une simple "croyance" comme on a pris l'habitude de le dire, sous l'influence des empiristes et des pragmatistes anglo-américains principalement. On peut, bien sûr, au nom du caractère partiel du savoir, taxer toute connaissance de n'être qu'une croyance et toute vérité de n'être qu'une probabilité. Mais alors, on perd le caractère discriminant des mots. Le doute systématique de Descartes n'est plus un vrai doute. Douter de tout c'est ne douter de rien. Les discours des experts, scientifiques, politiques, économiques, contemporains sont souvent contournés par de multiples et répétées formules exprimant leur incertitude, mais c'est, en même temps, pour mieux persuader les destinataires de leur caractère "scientifique" et donc d'autant plus fiable, sinon certain. La pire conséquence de ce dévoiement est qu'il ne devient plus nécessaire de prouver ce qu'on affirme, puisque l'on affirme en même temps que ce n'est que "probable"... "Je le crois hautement probable, moi qui suis un expert rompu au doute scientifique, vous devez donc le croire vous aussi !"

La confusion entre la probabilité subjective et la probabilité objective conduit à quantifier la première, comme on peut le faire pour la seconde. Le probable devient ainsi "un peu vrai", "plus ou moins vrai". Or, si l'on revient à l'exemple du travail posté, l'incertitude relative à la loi générale sur le comportement des boulons n'est pas quantitative, mais qualitative. Elle relève de chacun des paramètres de l'opération. Une incertitude relève des dimensions des boulons, une autre de leur positionnement sur la chaîne, une troisième de la mesure du pas, une autre encore de la composition du métal, etc. Elle devra donc être examinée de chacun de ces points de vue. Oui, nous retrouvons notre notion de point de vue et de topique, comme inventaire des points de vue desquels une affirmation doit être considérée. Chacun de ces points de vue comporte une question : les dimensions permettront-elles au boulon de passer dans le chas ? Le boulon est-il positionné de façon à permettre à l'ouvrier de le visser correctement ? Le pas est-il adapté à celui de l'écrou ? La composition du métal lui donne-t-elle la résistance et la dureté nécessaires ? etc. Donner une version quantitative de l'incertitude de la vérité, c'est la concevoir en bloc et donc la soustraire à l'analyse, et revient à occulter le véritable sens de la proposition considérée. Ce sens est celui du questionnement auquel elle répond.

Comment les propositions théoriques s'articulent-elles aux opérations matérielles ? De deux manières, comme anticipations hypothétiques de leurs résultats et comme généralisations inductives de ceux-ci. Des lois empiriques de l'optique permettent à Galilée de supposer légitimement que sa lunette, qu'il fait construire selon ces connaissances optiques empiriques, rendra les mêmes résultats de grossissement que les lunettes plus modestes qui existent auparavant. Première transposition métaphorique pensée puis réalisée de l'opération "grossissement par les lunettes". Une proposition affirmant l'analogie entre les lunettes terrestres est le sens de cette métaphore réelle. Mais cette même opération produit un autre résultat : la vision des reliefs lunaires, ou plutôt de leurs ombres et la perception d'une analogie avec les reliefs terrestres. L'opération intellectuelle d'induction transpose cette analogie à l'ensemble des lois physiques : si l'optique et la vision sont les mêmes sur la Lune que sur Terre, il est vraisemblable que les autres lois de la nature sont vraies sur la Lune comme elles le sont sur Terre[16]. La physique peut donc s'affranchir des dogmes aristotéliciens. "Vraisemblable", ai-je écrit, et non pas "vrai". C'est en effet ainsi que le formulerait un empiriste ou un pragmatiste rigoureux et empreint du doute généralisé, preuve supposée de sa rigueur scientifique. Mais, justement, quittons cette approche globalisante et tentons l'analyse de ce qu'il y a de vrai dans l'induction galiléenne.

Les propositions théoriques sont analogiques (quand elles ne sont pas de simples tautologies), et leur sens, et donc leur vérité éventuelle, doit être découvert par l'analyse méthodique des questions auxquelles elles répondent. Ce sont les grandes lignes de cette méthode d'analyse que je me propose d'explorer maintenant.

Les questions posées par Galilée sont celles concernant les mécanismes optiques. Ce sont les questions qu'il pose initialement, aussi bien conceptuellement que matériellement, par le biais de l'usage qu'il fait de la lunette astronomique. L'analogie de ces mécanismes est avérée par le même biais matériel. Il ne sert à rien d'évoquer ici le doute relatif à l'ensemble des témoignages des sens, non seulement parce que ce doute étant universel ne ferait que nous conduire dans une sorte de rêve solipsiste, mais surtout parce que la question ne porte pas sur ce que voit Galilée, mais sur l'analogie entre ce qu'il voit sur Terre et ce qu'il voit sur la Lune. Si doute il doit y avoir sur le témoignage des sens, il porte sur les deux côtés de l'analogie de façon identique, mais pas sur l'analogie elle-même. Ce qui fait que l'analogie constatée par Galilée est vraie et non pas seulement vraisemblable, c'est qu'elle est à la fois conçue et réalisée matériellement. Les opérations constituent l'adéquation entre une pensée et le réel. Ce n'est pas de la ressemblance entre une représentation et l'objet supposé de la représentation qu'il s'agit, mais de l'identité entre une pensée et sa réalisation opératoire.

L'extension de l'analogie de l'optique à l'ensemble des mécanismes physiques est-elle légitime ? Il est vrai qu'elle est entachée d'une incertitude inductive. Mais elle ne devient pas simplement "probable", au sens où ce terme est maintenant couramment utilisé pour désigner une vérité pas tout à fait vraie, une sorte de vérité à x%. Si nous analysons les métaphores réelles dont elle est le produit, nous savons en quel sens et pourquoi elle est vraie. Sa vérité est dépendante de celle de l'analogie première sur l'optique. Si nous considérons maintenant une seconde analogie de la physique entre la Terre et le Ciel, il est vraisemblable que Newton n'a pas conçu sa théorie de la gravitation universelle en recevant une pomme sur la tête. Néanmoins, c'est bien la métaphore réelle, opérée par la nature, entre la chute des corps terrestres et les mouvements des corps célestes, et pensée par l'analogie galiléenne, qui l'autorise à concevoir sa célèbre théorie[17] et à lui donner une portée universelle (dans le sens que ce terme pouvait avoir en son temps). Cyrano de Bergerac, certainement, ne prétendait pas s'autoriser de la science galiléenne en écrivant son roman sur les Etats et empires de la Lune.. Mais s'il l'avait fait, on pourrait évidemment lui reprocher une imprudence scientifique. En effet, il étendrait d'un domaine où le principe de l'analogie entre les phénomènes terrestres et les phénomènes lunaires est valable - celui de la physique - à un autre domaine - celui des sciences sociales - où aucune opération matérielle ne viendrait le valider. En fait, la pensée scientifique et non scientifique, est pleine de telles transpositions, métaphores, dans lesquelles un schéma est transposé d'un domaine initial à un domaine de destination. Cette opération suppose une première schématisation[18], puis l'application transposée du schéma obtenu à un nouveau domaine. Ces métaphores tirent leur éventuelle vérité de leur réalisation.

Descartes, on l'a vu, se méfiait des artisans, et préférait se passer de leurs services, moyennant quoi, sa pensée a pris un tour résolument opposé à la démarche expérimentale qui s'épanouissait pourtant depuis la Renaissance italienne[19]. Son traité sur l'Homme en est caractéristique. Il fait comme s'il construisait une machine dont les mécanismes reproduisaient les phénomènes de la vie humaine : respiration, circulation des humeurs, alimentation, chaleur, émotions, etc. et nous en décrit avec force détails ce qu'un artisan pourrait en réaliser, mais toute ces opérations sont purement fictives et n'existent que dans son imaginaire. Néanmoins elles s'alimentent de métaphores empruntées au domaine des ingénieurs, mécaniciens et hydrauliciens principalement.  Il "construit" ainsi un modèle resté dans l'histoire des idées comme l'"homme-machine". Mais cette construction est plutôt une fiction qu'une véritable construction. L'emploi du vocabulaire constructiviste est souvent trompeur, en ce qu'il néglige, voire abolit, la différence essentielle entre l'imaginaire et le réel. Allons-nous dire que le modèle cartésien est faux ? Bien sûr, il l'est tant qu'il se propose d'exposer le véritable fonctionnement de notre organisme, et nous savons maintenant - grâce aux progrès de la médecine expérimentale - que la réalité est toute différente de ce qu'il imaginait. Mais nous pouvons aussi analyser les métaphores cartésiennes et tenter de comprendre quelles vérités le Traité de l'Homme recouvre.

Malgré sa défiance à l'égard de l'intelligence artisanale, Descartes se réfère explicitement aux machines que les artisans et les ingénieurs construisent, ce qui n'est pas le cas d'autres textes théoriques, cartésiens ou non. Les métaphores empruntent des schémas à un domaine d'origine pour les transposer dans un nouveau domaine d'application. Descartes emprunte au domaine des machines à levier, pour ce qui est du squelette, essentiellement, et à celui de l'hydraulique, pour ce qui est des fluides. C'est, du moins, ce qu'il affirme, ce qu'il croit. Car peu d'artisans ou d'ingénieurs de son temps auraient reconnu leurs travaux dans les descriptions cartésiennes ! Voila le premier lieu, le premier point de vue qu'il s'agit de considérer : de quel(s) domaine(s) proviennent les schémas empruntés et transposés ? Le second lieu est celui des procédures par lesquelles cette transposition est effectuée. Dans le cas du Traité, Descartes se contente, et même se limite volontairement, à des procédures intellectuelles, là où Galilée, par exemple, a emprunté la voie de la réalisation matérielle des lunettes astronomiques et des observations lunaires. Un troisième lieu est le résultat recherché et atteint. Descartes a surtout le désir - il l'affirme à maintes reprises - de convaincre son lecteur que la théorie des esprits animaux et que le recours à des principes actifs mystérieux sont inutiles et que la réduction mécaniste est possible. Il veut aussi convaincre que cette réduction est cohérente avec l'ensemble de sa métaphysique dualiste. Nous ne discuterons pas ici de savoir si ce résultat est atteint ... Le dernier point important, qui constitue un autre lieu essentiel est que le moyen de cette conviction est l'évidence, c'est-à-dire la conviction elle-même. Il pense et il veut démontrer que la seule nécessité déductive est suffisante pour montrer la vérité de ses thèses.

Nous avons ainsi mis en lumière les différents lieux ou points de vue desquels une certaine vérité du travail de Descartes apparaît :

1 Les domaines d'origine des matériaux et des schémas empruntés

2 Les domaines d'application de ces matériaux et schémas

3 Les procédures de la transposition

4 Les résultats et les finalités de l'opération

Ce n'est là, bien sûr, qu'une esquisse de ce qui pourrait être une topique d'analyse des métaphores théoriques, mais elle peut servir de guide à une telle analyse et améliorer les éclaircissements des théories proposées ici ou là. Nos deux exemples mettent en relief l'opposition entre le cas de Galilée, où la réalisation matérielle des métaphores est décisive et constitue une vérification de la proposition, et celui de Descartes, où l'absence, et même le rejet d'une telle réalisation constitue un motif légitime de doute sur la proposition, mais incite à rechercher la nature véritable de la métaphore, au-delà de son objet explicite. Descartes affiche, en quelque sorte, le désir d'expliquer le fonctionnement de notre organisme, mais, en réalité, son objectif est plutôt de nous prévenir contre les doctrines obscurantistes des esprits animaux. A une autre époque, et sur d'autres sujets, les tenants du darwinisme social ont emprunté à Darwin le schéma de la sélection naturelle et ont tenté de l'appliquer aux évolutions sociales, explicitement. Mais les procédures suivies les ont conduits à substituer l'agression et la prédation à l'innovation, organique ou comportementale, comme moyen de la "lutte pour la survie" dans la sélection naturelle, et là où les buts et les résultats de Darwin étaient explicatifs, ils ont mis en place des buts et des résultats normatifs. En économie, les théoriciens du marché procèdent un peu comme Descartes en biologie : un modèle abstrait et fictif est transposé sur le réel et produit un modèle censé montrer la fausseté des théories alternatives par sa vérité supposée.

D’autres exemples peuvent être donnés de la démarche métaphorique de la pensée théorique. Darwin, pour revenir à lui, a emprunté les procédés de la sélection domestique pour les concevoir à l’œuvre dans le monde sauvage, et forger ainsi le concept de sélection naturelle. Malthus, après lui, a emprunté le rôle sélectif de la rareté des ressources pour étayer ses théories économiques sur l’inutilité de l’assistance aux pauvres. Lavoisier a établi l’analogie entre combustion et respiration. Le passage de l’arithmétique à l’algèbre s’est réalisé par le transfert de procédés utilisés sur les nombres à des symboles littéraux. Les économistes Debreu et Arrow ont transféré les règles de l’axiomatique mathématique à la conception des marchés, etc. Ces exemples portent sur des théories plus ou moins acceptées ou confirmées, mais, en tout cas, considérées comme non « falsifiées » (au sens poppérien). Mais des théories aujourd’hui à peu près unanimement rejetées procèdent des mêmes procédés métaphoriques. C’est le cas, par exemple, de la représentation de l’homme-machine de Descartes, mais aussi du lamarckisme[20], ou de la théorie du phlogistique[21]. Dans ces théories, on identifie facilement les domaines d’origine des métaphores utilisées et leurs nouveaux domaines d’application par extension comparative. On voit aussi clairement les résultats – qui sont souvent les finalités visées par les auteurs – obtenus : l’homme-machine nous détourne des « principes » aristotéliciens, alors que le phlogistique nous y confirme, et le lamarckisme ruine le fixisme de Linné tout en laissant la place à l’idée d’un dessein à l’œuvre dans la nature. On voit aussi que ces théories convainquent par l’évidence que leur confèrent des critères communément admis de vraisemblance, des paradigmes, pour utiliser le langage kuhnien : rationalisme déductif chez Descartes, prégnance de la philosophie aristotélicienne des principes pour Stahl[22], rattachement au positivisme, philosophie commune des savants contemporains, qui associe observation et ordonnancement, pour Lamarck.

Par leur diversité, ces exemples peuvent sembler propres à illustrer le probabilisme que je rejetais plus haut. Toutes ces théories sont un peu vraies et un peu fausses. Le vrai et le faux y seraient une question de dosage. On pourrait même les considérer équivalentes, l’une substituant un paradigme à une autre, laissant à chacun le soin de choisir en fonction de préférences esthétiques, idéologiques ou politiques. Mais il n’en est rien. La transposition métaphorique n’est pas l’équivalent de l’induction empiriste. Celle-ci s’apparente à une enquête statistique : nous ne connaissons de la nature que des échantillons, et, en constatant des similitudes (similarity, chez Hume et Berkeley, par exemple), on étendrait par extrapolation nos jugements sur l’échantillon à l’univers entier. Dans la métaphore théorique on transpose d’un univers à un autre. Cette transposition est réelle en terme de pensée et est réalisée en terme d’expérimentation. C’est cette réalité qui constitue sa vérité. La vérité du phlogistique, c’est d’être un principe aristotélicien. La vérité de la sélection naturelle, c’est son analogie avec la sélection artificielle, etc. La vérité scientifique de ces théories, au sens de leur adéquation à leur objet, consiste dans la réalisation de ces analogies. Elle est partielle, non pas dans le sens où elle ne porterait que sur un nombre restreint d’expériences, mais dans le sens où elle n’est que partiellement réalisée dans l’expérimentation.

Métaphore et analogie ont souvent mauvaise presse dans les sphères de la  rigueur scientifique. Ces figures rhétoriques et ces raisonnements seraient intéressants pour la création poétique, mais pas pour la démarche scientifique. Même les auteurs qui ont accordé une large place à l’imaginaire scientifique, comme Gerald Holton[23], après Bachelard, repèrent ces figures et ces raisonnements principalement dans la phase de découverte, qu’ils distinguent, comme d’ailleurs le fait aussi Michel Meyer, de la phase de justification. Ainsi se trouve-t-on dans une situation où la métaphore est une sorte d’excitant intellectuel de valeur essentiellement heuristique. Le chercheur se fait un peu poète dans son questionnement et la métaphore lui suggère une solution intéressante, mais dont la vérité n’est pas encore en cause. Le processus scientifique, à ce stade, serait encore « privé » et, donc, sans valeur de connaissance.

Remarquons d’abord que si la situation était bien celle-ci, nous serions de nouveau condamnés à une forme ou une autre de scepticisme et de probabilisme, car, par définition, l’imaginaire se situerait dans une sphère étrangère à la réalité et à la confrontation avec celle-ci que l’expérimentation rend possible. Découverte et justification ne seraient pas seulement deux étapes d’un processus continu, mais bien deux domaines distincts. Mais il n’en est rien.

William Harvey (1578-1657) est bien connu pour avoir découvert et établi la circulation du sang, et en avoir décrit les principaux mécanismes. Son travail et sa réflexion sont très clairement exposés dans son ouvrage Des mouvements du coeur[24]. Dans son Traité de l’Homme[25] (1664), Descartes expose lui aussi sa représentation de la circulation sanguine. La comparaison des deux ouvrages est intéressante. Harvey expose son hypothèse en se fondant sur une analogie qu’il imagine entre la circulation de l’eau dans l’univers telle que la conçoit Aristote et la circulation du sang dans le corps. Se référer à Aristote n’est pas seulement, pour l’époque, un gage de sérieux, mais c’est aussi, vraisemblablement, la source d’inspiration de Harvey. Descartes, lui, se réfère non aux auteurs anciens mais aux horloges, fontaines, moulins « et autres semblables machines » que « nous voyons (capables) de se mouvoir d’elles-mêmes en plusieurs diverses façons ». A ce stade, les métaphores de l’un comme de l’autre sont des pensées et leur réalité est imaginaire. Elles nous informent néanmoins des modèles paradigmatiques auxquels se réfèrent l’un et l’autre.

Ensuite, Harvey est réputé pour ses « observations », alimentant ainsi le mythe de l’empirisme viscéral des britanniques. En réalité, ses observations ne sont pas des données sensorielles, comme celles que recevrait du monde environnant un voyageur voyant le paysage défiler devant ses yeux et l’enregistrant de manière passive. Une lecture attentive et impartiale montre que ses observations sont elles aussi des métaphores. Premier groupe de métaphores, entre l’homme et l’animal. Harvey n’hésite pas à transposer des observations sur les animaux (même les moins nobles, comme chiens ou poissons !) à l’homme, créature suprême dans l’Univers ! Descartes, lui, transpose les mécanismes qu’il a aperçu dans les machines de ces artisans qu’il méprise sur son homme imaginaire. Dira-t-on qu’il s’agit toujours de métaphores poétiques ? Non, car les métaphores de Harvey sont matériellement réalisées dans des vivisections, des explorations des organes, des pesées, des palpations, alors que celles de Descartes restent, dans le meilleur des cas, des schémas dessinés sur le papier ou de pures fantaisies intellectuelles. Passer de l’animal à l’homme, est-ce seulement considérer l’appartenance de l’homme, « bipède sans plumes », au règne animal et lui attribuer des caractéristiques de son genre ? Non, car Harvey note les correspondances entre le cadavre et l’animal, entre les échappements de sang lorsqu’on opère une artère et les flux dans les artères des animaux. Les métaphores de Harvey sont matériellement réalisées et non pas seulement pensées. C’est encore en comparant ce qui se passe dans le cœur avec le fonctionnement d’une cornemuse (instrument britannique s’il en est !...).

Ces transpositions posent un problème épistémologique fondamental, qu’Emile Namer énonce ainsi, à propos du développement de la méthode expérimentale pendant la Renaissance : « la question déjà se posait : a-t-on affaire à la même expérience et à la même nature quand on change de perspective et d’instrument d’observation ? »[26]. Nous avons déjà remarqué qu’aucune opération n’est absolument identique à celle qui la précède, et qu’aucune proposition significative n’est rigoureusement tautologique. A fortiori, lorsqu’on veut faire progresser le savoir, c’est volontairement que l’on transpose une première pensée d’un domaine – réputé plus ou moins connu – à un domaine nouveau, que cette transposition est supposée éclairer. « C'est un autre caractère de leur esprit que manifestent les hommes lorsque, ne pouvant se faire aucune idée des choses lointaines et inconnues, ils les jugent selon les choses présentes et qui leur sont bien connues ». Ce fonctionnement naturel de l’esprit humain lui permet de comprendre de nouvelles choses, mais « C'est (aussi) à quoi il faut rattacher les deux sortes de « borie » que nous avons mentionnées, l'une des nations, et l'autre des savants » [27], c’est-à-dire de la plupart de nos erreurs par préjugé et présomption. En fait, on le voit par l’exemple de Harvey, ces transpositions sont des « questions posées à la nature », selon l’expression de Kant, et ne valent que par ce qu’elles réalisent matériellement, et non pas par ce qu’elles formulent explicitement comme réponses. Elles doivent être comprises et jugées à l’aune de leur réalité. Les métaphores du Traité de l’Homme sont seulement conceptuelles et pensées et visent à montrer non pas tant la réalité des mécanismes à l’œuvre qu’à persuader : « Je désire que vous considériez, après cela, que toutes les fonctions  que j’ai attribuées à cette machine, comme la digestion des viandes (…) suivent toutes naturellement de la seule disposition de leurs organes, ne plus ne moins que font les mouvements d’une horloge, ou autre automate, de celle de ses contrepoids et de ses roues; en sorte qu'il ne faut point à leur occasion concevoir en elle aucune autre âme végétative, ni sensitive ni aucun autre principe d mouvement et de vie que son sang et ses esprits, agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son cœur, et qui n'est d’autre nature que tous les feux qui sont dans les corps inanimés. »[28]  On voit ici que Descartes propose un matérialisme dogmatique, tandis que la méthode de Harvey peut, à bon droit, être qualifiée de matérialisme problématologique. La réalité des métaphores cartésiennes réside dans leur pensée, et relèvent ainsi d’une dogmatique rationaliste. La réalité des métaphores de Harvey réside dans leur réalisation expérimentale, et relève d’une exploration matérielle de la nature.

Les théories sont partiellement vraies et partiellement fausses, mais ne sont pas interchangeables ni équivalentes, comme le voudraient le probabilisme ou le relativisme. Au contraire,  la critique épistémologique fondée sur l’analyse des métaphores réelles permet de comprendre ce qu’elles contiennent de vrai et, donc, d’organiser une véritable discussion entre théories concurrentes qui n’est pas une simple confrontation polémique, mais une clarification des problèmes réellement en jeu.

Cette critique doit affronter une difficulté, qui tient au rapport entre proposition et énoncé. Dans leur textualité, les théories se présentent rarement comme métaphoriques ou, du moins rarement de façon explicite. Il serait, bien sûr, imprudent d’imaginer que leurs auteurs n’ont pas conscience de l’activité métaphorique qui est la leur, mais ils ne lui attribuent souvent qu’un rôle heuristique. Michel Meyer, par exemple, distingue nettement entre une démarche de découverte, qui serait problématique et métaphorique, et la démarche de justification, où la déduction logique tient la place essentielle. Et, en effet, la plupart des théories sont présentées en forme déductive, à la manière cartésienne. Mais, plutôt qu’une justification, je crois qu’il vaut mieux y voir une formalisation dont la fonction est essentiellement mnémotechnique et esthétique. Faire provenir les théorèmes d’un petit nombre de principes selon un ordre logique présente en effet un avantage de simplicité, tant dans l’énonciation, plus brève et plus économique, que dans la mémorisation, puisqu’il suffit, en général, de se souvenir des prémisses et du mode de raisonnement pour retrouver l’ensemble de la théorie. En outre, on l’a vu avec Descartes, les théoriciens sont très rarement les mêmes que les expérimentateurs, et le sont de moins en moins, au fur et à mesure de la technicisation des méthodes. Il en résulte que la formulation des théories utilise un langage étranger aux métaphores réalisées, et concentre son attention sur les métaphores pensées, les modèles. Ces modèles apparaissent ainsi indépendants des opérations qui les fondent en réalité, et susceptibles d’avoir une validité scientifique propre, renforçant ainsi cette impression d’interchangeabilité ou d’équivalence. C’est pourquoi la critique épistémologique doit se fonder sur une analyse méthodique de la textualité, afin de retrouver la réalité des métaphores, sous les énonciations.

Pour résumer :

  1. L’épistémologie a, outre son aspect descriptif et analytique, une fonction critique, qui consiste à détecter et comprendre la vérité contenue dans un discours à prétention scientifique ou, au moins, cognitive.

  2. L’un des moyens d’exercer cette fonction est de reconnaître les métaphores (transpositions, reports …) à l’œuvre dans ce discours.

  3. Ces métaphores sont des opérations mentales, mais certaines sont aussi des opérations matérielles, effectuées avec les mains et des outils.

  4. La réalité de ces métaphores, qu’elles soient seulement pensées ou pensées et réalisées, c’est d’emprunter certains éléments à un domaine d’opération et de tenter de les appliquer, de les transposer à un autre domaine.

  5. Une topique peut être constituée en repérant les domaines d’emprunt et les domaines de destination, les éléments transposés et les méthodes de transposition.

  6. Une telle topique permettrait de constituer l’épistémologie critique, telle qu’évoquée en 1, en une activité méthodique, par delà la simple intuition.

  7. La méthode ainsi suggérée est matérialiste en ce qu’elle prend appui sur les réalisations matérielles, en opposition aux pratiques purement mentales ou langagières. Elle est aussi contraire à la raison religieuse, en ce qu’elle met la compréhension avant l’adhésion, et non l’inverse.



Juin 2013



[1] Bibliothèque Nationale de France, bnf.gallica.fr

« A coup sur, l`une et l’autre formule sont vraies, qui déclarent, l’une, que l'homme est un Dieu pour l’homme, l’autre que l’homme est un loup pour l’homme. Celle-là est vraie si l'on considère les concitoyens entre eux, celle-ci si l’on considère les cités. Là, l'homme accède à la ressemblance avec Dieu par la justice et la charité, les deux vertus de la paix. Ici, en raison de la dépravation des méchants, même les bons doivent avoir recours, s’ils veulent se défendre, aux deux vertus de la guerre, la force et la ruse, c’est-à-dire, à la rapacité des fauves. » (traduction de Samuel Sorbière, dans De Cive ou les fondements de la politique, Publications de la Sorbonne, Série Documents n°32, 1981, Editions Sirey, Paris).

[2] Michel Meyer, Découverte et justification en science, Klincksieck, Paris, 1979.

[3] Ibid., p. 347.

Paul Couderc, dans La relativité (Presses universitaires de France, Que sais-je ?, Paris 1969), écrivait (p. 58), à propos de l’élaboration de la Relativité restreinte par Einstein, comme suite à l’échec de l’expérience de Michelson : «Il découvrit pourquoi la nature s’oppose à ce qu’une réponse soit donnée à la question posée : la question n’a pas de sens pour elle, le conflit provient de nos idées fausses sur l’espace et sur le temps ». 

[4] Ibid., p. 30.

[5] Ibid., p. 30.

[6] Ibid., p. 31.

[7] Iphigénie, Acte V, scène IV.

[8] Cf. Le Monde du 26/06/2012.   L’un de ces astrobiologistes, William Bain, écrit :  “Rule number one of astrobiology has been that life requires water. Water is a superb solvent, and any biochemistry needs a solvent. Liquid rock is too hot - any chemicals would flash-burn. So what else is there? This has lead nearly all researchers to say that habitable planets = planets with water on (or in) them. From this, we can conclude that carbon chemistry has to be central for life, because other chemistry either does not have the flexibility, or breaks down in water. This has lead the more conservative to suggest that terrestrial biochemistry - proteins, nucleic acids, sugars - is likely to be pretty much Universal. I disagree, and to illustrate why, I wrote up how biochemistry might work in completely different environments. The formal write-up can be found in Astrobiology, vol 4, pages 137 – 167.” (http://www.williambains.co.uk/astrobiology/life.html)

[9] Christian Delacampagne dans Le Monde du 4/3/88, rendant compte de l’ouvrage dirigé par Paul Watzlawick, L’invention de la réalité, Contributions au constructivisme, Seuil, Paris, 1988.

[10] Ce raisonnement est assez fréquemment employé dans de nombreux contextes. Formellement, il est un cas particulier de déplacement de la question (mutatio controversiae, selon l’expression utilisée par Schopenhauer dans L’art d’avoir toujours raison (Circé poche, Belval, 1999), car de la question de la vérité de ce qu’on sait ou croit savoir, on passe à celle, toute différente, de la possibilité de tout savoir d’une chose. Il se rattache aussi au stratagème n°23 dévoilé par Schopenhauer, par lequel on fait dire à l’adversaire plus qu’il ne dit. Quant au fond, le désir d’une connaissance « ultime » des choses peut s’appuyer sur une interprétation du kantisme , à mon sens erronée, mais qui persiste sous de nombreuses variantes,interprétation selon laquelle, au-delà des phénomènes, il faudrait atteindre les noumènes.     

[11] « Si tu combats toutes les sensations, tu n’auras plus ce à quoi te référant, tu puisses discerner celles d’entre elles que tu dis être trompeuses » (Maximes capitales, XXIII, traduction de Marcel Conche, Presses Universitaires de France, Paris, 1987, 2005)

[12] Jean-Louis Le Moigne, Le constructivisme,tome 2, Des épistémologies, ESF, Paris, 1995.

[13] Surnom souvent attribué à Galilée, du titre d’un ouvrage paru en 1623, Il Saggiatore (L’Essayeur, « celui qui se sert d’une balance de précision pour essayer les métaux précieux ». J’emprunte cette précision et l’essentiel de ce qui suit sur les observations de Galilée à l’ouvrage Sidereus Nuncius, Le message céleste, de Galilée, Texte établi, traduit et présenté par Emile Namer, Gauthier-Villars, Paris, 1964)

[14] Descartes, Discours de la méthode, sixième partie, cité d’après Union générale d’éditions, 10/18, p. 68, Paris, 1962.

[15] Dans la cinquième partie du Discours, Descartes résumant ce qui sera ensuite publié comme Traité de l’Homme, commence ainsi : « Je serais bien aise de poursuivre, et de faire valoir ici toute la chaîne des autres vérités que j’ai déduites des premières », et affirme la légitimité de la procédure déductive pour discourir de ce qui semble du domaine de l’expérience.

[16] « Tout naturellement, le problème qui se pose maintenant (après le Sidereus Nuncius), c’est de réunir en une seule théorie les lois du mouvement terrestre et céleste », écrit Emile Namer, dans La philosophie italienne, Seghers, Paris, 1970, p. 158.

[17] Dans le scholie de la Proposition IV des Principia, Newton justifie explicitement sa théorie du mouvement lunaire par une analogie entre mouvements terrestres et observations astronomiques (cf. Newton’s Philosophy of Nature, Selections from his writings, The Hafner Library of Classics, New York, 1953, p. 106)

[18] Sur cette notion de schématisation, on peut se reporter à Ferdinand Gonseth, Les Mathématiques et la réalité, Essai sur a méthode axiomatique, Librairie Albert Blanchard, Paris, (1936)1974.

[19] Voir Bertrand Gille, Les ingénieurs de la Renaissance, Hermann, Paris, 1964. Il écrit notamment, page 235 : « M. Zoubov note fort Justement que l'ars inveniendi de la Renaissance prit pour point de départ le concept d’analogie. L’« analogisation » était à cette époque beaucoup plus un procédé heuristique qu'un moyen d’explication illusoire. C'est dans cette mesure que la technique pouvait intervenir et intervenait effectivement sur les points précisément où elle cherchait elle-même des solutions scientifiques. Les analogies étaient-elles réellement des preuves pour Léonard de Vinci ou bien au contraire des points de départ de déductions qu’il fallait mettre à l’épreuve et vérifier par l’expérience? Alberti fait preuve en tout cas de la même prédilection pour les analogies qui servent comme point de départ, en permettant d'analyser différentes notions et différents phénomènes dans leurs rapports mutuels. Une poutre est une colonne horizontale, un arc n'est qu’une poutre courbée. Une voûte cylindrique une combinaison d”arcs, etc. On rapprochait   similitudes en même temps qu’on précisait les différences. Alberti tenait pour nécessaire d’écouter l’opinion de qui que ce soit, et surtout celle des ouvriers, des artisans, dans la mesure où ils connaissaient bien leur métier. Il ne s’agissait pas seulement dune simple utilisation des connaissances pratiques par les íntellectuels. Il y avait à la fois collaboration et conflit, comme on le voit encore chez Tartaglia discourant de balistique avec son artilleur. Mais dès lors qu’on cherchait à débarrasser la science d`un certain formalisme, d’un langage inapproprié, de ses liaisons avec un Univers abstrait, le savant devait fatalement rencontrer le technicien, dont la recherche, pour d'autres raisons. se rapprochait de la sienne. Cette conjonction de deux méthodes de  pensée au départ diamétralement opposées l’une à l’autre, malgré d’épisodiques confrontations, constitue peut-être l`un des moments déterminants de l’évolution scientifique. Aucune des deux, seule,

n’aurait pu parvenir à de tels résultats. »

Voir aussi, par exemple, Frédéric Klemm, Histoire des techniques, Payot, Paris, 1966, ou encore Emile Namer, La philosophie italienne, Seghers, Paris, 1970.

[20] «Tous les botanistes savent que les végétaux qu’ils transportent de leur lieu natal dans les jardins, pour les y cultiver, y subissent peu à peu des changements qui les rendent à la fin méconnaissables. » (Lamarck, Philosophie zoologique, Union générale d’éditions, Paris, 1968, coll. 10/18, p. 198). Comme Darwin plus tard, Lamarck compare ce qui se passe dans la culture à ce qui se passe dans la nature, mais sa comparaison porte sur le changement de milieu, d’où sa théorie de l’influence des « circonstances », alors que Darwin s’appuie sur la sélection.

[21] Cette théorie, formalisée par le physicien allemand Georg Ernst Stahl (1660-1734) transpose dans le domaine de la chimie de la combustion la conception aristotélicienne des « principes », c’est-à-dire des causes intimes de ce que les corps sont « en puissance ». Le phlogistique « est un élément impondérable et insaisissable que renferment tous les corps combustibles » (Maurice Daumas, La chimie des principes, in La science moderne, tome II de l’Histoire générale des sciences, sous la direction de René Taton, Presses Universitaires de France, Paris 1958, p.351).

[22] La théorie du phlogistique « apparaissait comme le couronnement du développement de la chimie depuis ses origines car elle faisait de la notion séculaire de principe un dogme démontré. Le phlogistique en effet n’était nullement un être de fantaisie. Il était celui que l’on attendait depuis longtemps » (ibid. , p.353)

[23] Gerald Holton, L’imagination scientifique, Gallimard, Paris, 1981.

[24] Harvey, La circulation du sang, Des mouvements du cœur chez l’homme et chez les animaux, Deux réponses à Riolan, Traduction française avec une introduction historique et des notes, par Charles Richet, G. Masson, Paris, 1879 (sur bnf.fr)

[25] Cité ici dans l’édition de La Pléiade, Gallimard, Paris, 1953.

[26] Emile Namer, La philosophie italienne, Seghers, Paris, 1970, p. 162.

[27] Giambattista Vico, La Science nouvelle, traduction par Ariel Doubine, Nagel, Paris, 1953, §122 à 124.

[28] Conclusion du Traité de l’Homme.


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