Pouvoir et savoir : tentatives de clarification
Pouvoir et savoir : tentatives de clarification 1
Pouvoir : quelques usages de ce terme 1
Pouvoir : quelques représentations classiques 2
Le discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes 3
Principes de la philosophie du droit 4
Savoir : "Que sais-je ?" ou "Qu'est-ce que savoir ?" 5
Principalement depuis les écrits de Michel Foucault, mais aussi depuis les Lumières, il est usuel d'associer l'idée de pouvoir à celle de savoir, et ce, de bien des manières. Le pouvoir procéderait du savoir : les technocrates ont le pouvoir parce qu'ils possèdent le savoir. Le savoir serait imprégné du pouvoir : les intellectuels produisent le savoir dont le pouvoir a besoin. Savoir, c'est savoir faire, et, donc, pouvoir. Ecartés du savoir, les masses laborieuses sont exclues du pouvoir. Informées, modelées par le savoir, les minorités dissidentes sont aussi exclues du pouvoir. S'emparant du savoir, les masses laborieuses s'émanciperont du pouvoir, etc. Les figures par lesquelles les deux notions se croisent sont nombreuses. Les conclusions qui dérivent de ces croisements ne le sont pas moins et souvent opposées. Tantôt le savoir est glorifié comme condition de la liberté humaine, tantôt il est maudit comme illusion au service du désir de domination.
Il ne m'a pas semblé inutile de tenter de clarifier d'abord les notions et les questions réellement posées.
"Pouvoir" est un verbe, en français, et "power" un nom, en anglais. On devrait toujours déterminer l'usage en précisant qui est le détenteur du pouvoir dont on parle et du pouvoir de quoi faire. En général, on désigne par "pouvoir", employé tout seul, le groupe social qui détient le pouvoir politique. Cette notion de pouvoir politique n'est, en elle-même, pas tout à fait claire non plus, car il est évident qu'elle a pour associé normal et inévitable un certain pouvoir militaire, un pouvoir spirituel, sans lesquels il ne peut s'exercer, qu'il s'agisse d'une démocratie ou d'une tyrannie.
Vient aussi, très fréquente, une exigence de pluriel. La société serait un champ dans lequel s'exercent différents pouvoirs, économiques, culturels, et même politiques, celui-ci n'étant pas un, mais marqué par des contre-pouvoirs, et constitué de réseaux. La problématique est alors celle de l'équilibre de ces pouvoirs, problématique qui peut devenir une ambition lorsqu'on se propose de construire des contre-pouvoirs qui modéreront les tendances naturelles du pouvoir à l'excès.
"Le pouvoir est maudit", formule de Louise Michel, n'indique pas seulement qu'il est souhaitable de le réduire à aussi peu que possible, voire de le supprimer, mais aussi qu'il est dans sa nature de se développer et d'empiéter sur les libertés, même lorsque ce sont celles qu'il est supposé défendre. Il a besoin, pour s'exercer, de moyens, et ne peut acquérir ceux-ci qu'aux dépens de ceux sur qui il s'exerce.
On parle aussi de pouvoir économique. Le patronat est le statut de ce pouvoir. Il est inscrit dans le droit du travail comme autorité du chef d'entreprise sur l'activité des salariés. Ceux-ci abandonnent leur liberté d'action, pendant le temps de travail, au patron qui décide de ce qu'ils doivent faire. Mais il se manifeste encore par la hiérarchie dans l'entreprise, par laquelle les salariés de différents niveaux de qualification vont exercer les uns sur les autres des parties du pouvoir patronal. Il se manifeste encore sur les consommateurs, car l'offre n'est jamais dirigée par la demande, mais celle-ci par celle-là.
Il y a, enfin, le pouvoir culturel, par lequel il est le plus manifeste que savoir et pouvoir se croisent. Il prend deux formes assez distinctes, quoique non étrangères l'une à l'autre. Il y a d'abord l'information et le savoir. Leur détention est à la base du pouvoir hiérarchique dans l'entreprise : le cadre sait, l'opérateur exécute. Il se retrouve dans la société et dans l'exercice des autres formes de pouvoir : le scientifique sait, le technocrate décide, et le citoyen subit la décision, après l'avoir, éventuellement, avalisée. L'autre forme est l'influence culturelle. Des modes de pensée, dans le sens de façon de penser et aussi dans celui de ce qui est à la mode, des représentations du réel, du possible et du souhaitable, sont diffusés dans les diverses couches de la société par des clercs dont c'est le métier et exercent une influence sur la pensée de leurs contemporains par ce biais.
Le prince protège ses sujets, et ceux-ci, par crainte des ennemis et crainte des rivalités fratricides, se soumettent à lui et, par reconnaissance, le respectent et l'admirent. Bien entendu, cela n'est possible que si le prince a une force supérieure. Son art consiste donc en l'acquisition et la conservation de cette force.
On ne retient souvent de Machiavel que les conseils de ruse qu'il développe pour cette gestion de la force par le prince. Ces conseils sont, en effet, essentiels, mais ils n'ont pas d'autre finalité que d'assurer la stabilité de la société face à ses ennemis extérieurs et ses dissensions internes. Machiavel est donc un représentant typique de ce mode de penser qui veut que la société est soumise à des forces centrifuges et explosives dont il faut la protéger et dont c'est la fonction du pouvoir politique de le faire. C'est le fondement de la légitimation des doctrines du pouvoir fort.
La vision de Hobbes relève de la même optique, mais est plus sytématique. Elle se veut plus universelle et fondée sur un concept de nature humaine résumée par l'adage "homo homini lupus", "l'homme est un loup pour l'homme". Pour ne pas s'entredévorer, les hommes doivent abandonner leur liberté sauvage au souverain. Celui-ci en retire une légitimité absolue pour agir au nom de ses sujets, qui s'en remettent à lui. Celle du prince machiavélien était limitée selon sa capacité à maintenir son autorité par son habileté. Le souverain hobbesien hérite de tous les droits que les sujets lui délèguent. On peut y voir le fondement de l'Etat totalitaire.
"Le premier qui ayant enclos un terrain, s'avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assés simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile" et de l'inégalité. Ainsi, selon Rousseau, une violence contre nature est nécessaire pour expliquer la hiérarchie et la domination des hommes les uns sur les autres. L'idée que la nature est première et que la société vient lui imposer une violence perverse et cause de nouvelles violences est très répandue. On lui a souvent opposé l'idée hobbesienne de la violence naturelle, et, souvent encore, la gauche s'est réclamée de Rousseau et la droite de Hobbes. La gauche libérale et rousseauiste pense qu'il suffit de laisser faire la nature humaine pour que l'égalité et la douceur reprennent le dessus sur les inégalités et les dictatures. La droite conservatrice et méfiante croit que seule la force de l'Etat peut brider la force de la sauvagerie sous-jacente en nous.
Ces deux visions reposent évidemment sur des présupposés invérifiables sur la prétendue "nature humaine", telle qu'elle aurait existé dans un état antérieur à la "société civile". Toute une littérature s'est développée sur ce thème, prétendant reconstituer ce qu'était la vie humaine avant la société, souvent fondée sur l'étude des sociétés dites primitives, ce qui constitue une représentation contradictoire si on veut bien considérer que ces sociétés sont des sociétés et présentent les traits d'une civilisation, et une illusion ethnocentriste, si on leur refuse ces qualités.
La vérité n'est pas entre les deux, mais dans le fait que, dans les sociétés actuelles, les hommes présentent des comportements aussi bien agressifs et égoïstes que pacifiques et altruistes, selon les conditions, et qu'il appartient, si l'on veut fonder une politique sur l'observation, à cette politique de favoriser les seconds plutôt que les premiers. Les visions fondées sur les supposées origines et natures refusent, en fait, l'observation, et veulent construire des systèmes irréfutables qui, en effet, le sont, puisqu'ils reposent sur des axiomes que l'on ne peut qu'accepter ou repousser sans examen, mais se disqualifient par là même.
Pour Hegel, l'Etat réalise la "moralité objective" : "le caractère fondamental de l'Etat politique est l'unité substantielle comme idéalité de ses moments". Il est fidèle aux enseignements de Platon, dans le sens où ce que nous appelons la réalité n'est pour lui qu'un avatar des idées.
On a souvent attribué à Hegel la paternité d'une conception historique de la réalité sociale. Boèce et Vico, entre autres, l'avaient largement devancé. Mais il lui a donné son plus grand lustre. Il a construit tout un système imposant dans lequel les idées se présentent comme des personnages qui s'incarnent dans différents acteurs et, après maintes aventures découpées en trois chapitres chacune, comportant une séparation, un combat et des retrouvailles fusionnelles, finissent par être à la fois l'apparence et la réalité de l'esprit (Hegel ne dit pas l'esprit divin, mais on ne voit pas de quel autre esprit il pourrait s'agir). L'Etat est cet achèvement (au sens d'entéléchie) de la dimension morale de l'esprit.
La vacuité de cette conception est flagrante dès que l'on considère ce qu'est l'Etat aujourd'hui (et même du temps de Hegel) et ce que peut être la morale comme exigence de valeur dans le comportement humain. Néanmoins, le système hégélien a exercé et exerce encore une grande influence intellectuelle sur de nombreux philosophes, historiens et sociologues. Trois traits principaux de ce système peuvent l'expliquer en partie :
Le schéma dialectique hégélien semble donner une explication au devenir historique. Chaque "moment" historique est, en effet, conçu comme un développement rationnel d'éléments implicites du moment précédent. Ce schéma constitue une forme à peu près indépendante de son contenu. Chaque génération de penseurs peut inventer une généalogie dialectique de l'aspect de la réalité historique qui l'intéresse. Cette machine à produire du sens est, bien entendu, illusoire, mais elle fonctionne.
Hegel a constitué un système totalisant du monde, de l'humanité et de toute pensée possible. Certains philosophes pensent que c'est le but de la philosophie, pour diverses raisons qu'il n'est pas quesion d'examiner ici, mais cette entreprise de saisir une réalité comme une totalité est, à la fois, prestigieuse par la puissance de conception qu'elle suppose, et commode, par le fait qu'elle élimine par définition toute possibilité de surprise.
Le mode de pensée hégélien est logomachique. Les concepts, ou les mots, s'opposent aux mots, s'y assemblent, et s'y substituent. Cette caractéristique convient particulièrement bien au réalisme textuel d'une part importante de la philosophie contemporaine.
Dans les débats philosophiques, l'hégélianisme a profité de son historicisme pour rallier ceux qui n'acceptaient pas le caractère fantomatique des "natures" humaines originelles et atemporelles impliquées par les conceptions que nous avons vues plus haut. C'était, évidemment, tomber de Charybde en Scylla.
Le marxisme est une variété d'hégélianisme. Sa conception de l'Etat est celle d'une émanation des conditions de la production : du concept du mode de production émane la forme de l'Etat, qui n'est pas examiné comme une réalité par elle-même, mais seulement comme un avatar logique du mode de production.
Le savoir a deux sources essentielles : l'expérimentation et la religion. Dans la Grèce ancienne, les deux sources étaient relativement mêlées, le seul penseur important qui ait remis en cause ce mélange étant Epicure, avec sa critique de la "mythologie" et de la "cause unique". Les grands courants de la pensée grecque, platonisme, aristotélisme et stoïcisme présentent leurs acquisitions épistémiques comme le résultat de raisonnements et de révélations, sous forme d'axiomes ou de myhtes. Il ne faut pas négliger, néanmoins, dans la pensée grecque l'existence et l'importance d'une démarche expérimentale significative (cf., par exemple, Benjamin Farrington "La science dans l'Antiquité", Payot). La part religieuse s'est accrue dans le Moyen Age occidental, au point que la conformité aux Ecritures et aux textes aristotéliciens etait plus importante que la vérification expérimentale. Puis, sous l'influence des ingénieurs italiens et de Galilée, au premier plan, celle-ci est redevenue la pierre de touche normale du savoir, malgré l'opposition des églises. La philosophie occidentale a alors pris acte de ce retour et l'a théorisé par un discours épistémologique qu'on peut résumer en trois points essentiels :
La conscience du sujet est le critère de la véracité de la connaissance. Cette prise de position était essentiellement un rejet du pouvoir scolastique. Descartes en est le représentant le plus connu. C'est la raison siégeant dans l'individu qui doit juger de la vérité d'une proposition et non l'autorité académique ou religieuse. A l'argument de l'autorité des écoles, ce discours oppose celle de la conscience, forte de l'évidence de ses idées.
Cette conscience est alimentée, si l'on peut dire, par des données provenant des sens. Les Sceptiques et les Atomistes grecs avaient déjà élaboré des théories de ce genre et elles sont reprises et mises au goût du jour, pour expliquer comment les objets du monde impriment à nos sens des données qui leur ressemblent plus ou moins et qui servent à notre âme de matériaux pour se faire une représentation de ces objets.
L'entendement et/ou la raison interviennent pour organiser ces données, trier entre les mauvaises et les bonnes représentations issues des données sensorielles (Descartes, par exemple, discute des illusions d'optique, etc.).
Le rôle attribué à la raison dans ce processus est l'enjeu de débats et de polémiques entre rationalistes et sensualistes ou empiristes, mais le point commun de ces courants est de méconnaître totalement l'expérimentation. En termes épicuriens, les sensualistes élaborent les mythes et les causes uniques sur la base des données sensorielles et les rationalistes les construisent par le discours rationnel et géométrique, mais les deux expliquent le monde par des constructions mentales et non par la confrontation méthodique avec le réel. Une épistémologie idéaliste se constitue ainsi à côté d'une science expérimentale qui ignore son matérialisme.
Les philosophes renouent avec la tradition aristotélicienne et thomiste, d'exposer un système de représentation du monde, présenté comme savoir, avant même de s'être posé la question de ce que c'est que de savoir quelque chose. Lorsqu'ils se posent cette question, c'est, comme Kant, pour déterminer le minimum connaissable et, très vite, à le présenter comme du connu.
Très tôt, il s'est constitué des corpus de connaissances liées à des métiers tant soit peu complexes : la géométrie a synthétisé les connaissances nécessaires aux arpenteurs, aux employés du cadastre, aux astrologues, aux bâtisseurs, etc. L'algèbre a vite été le thésaurus des comptables. Les fabricants de métaux et d'objets en verre ont synthétisé les modes de mélange des minerais et de leur traitement par la chaleur dans ce qui deviendrait la chimie. Des ingénieurs ont utilisé rapidement des connaissances transversales, notamment mathématiques, élaborées à propos d'un art, pour d'autres applications dans d'autres domaines. La spécialisation des artisans, la création de l'industrie, la division du travail, donc, ont eu des conséquences non seulement sur la diffusion des connaissances spécialisées, mais aussi sur leur contenu et leurs structures représentatives.
La forme la plus tangible de ces conséquences a été – et est encore – le secret qui entoure les connaissances professionnelles. Celles-ci représentent un capital pour qui les possède et un avantage concurrentiel important. Au XVème siècle, un prince italien a fait décapiter un noble verrier qui n'avait pas su bien tenir secrets les recettes de son art, et risquait ainsi de compromettre la supériorité de sa cité. La franc-maçonnerie s'est d'abord développée comme une société garante du respect des règles de l'art et de leur transmission restreinte aux seuls compagnons agréés.
La division essentielle est entre ceux qui savent et ceux qui exécutent. L'opérateur ignore le pourquoi des gestes qu'il doit accomplir. L'ingénieur décide de ces gestes et les organise en fonction des théorèmes de son manuel. Les connaissances théoriques sont rassemblées dans des ouvrages le plus synthétiques possible, pour être compris, appris, et transportés plus facilement. L'ingénieur sait alors le pourquoi mais ignore la plus grande partie du comment.
Les récentes difficultés industrielles d'Airbus dans la construction de l'A 380 illustrent assez bien les conséquences épistémiques de la division du travail. Le problème matériel est l'organisation du câblage électrique de l'appareil. Ce travail est un travail essentiellement manuel, s'agissant de poser des câbles et de les regrouper et connecter entre eux d'une certaine façon. Mais cette façon, matérialisée par des plans, est elle-même le produit d'un autre travail, d'ingénieurs et de techniciens, largement informatisé, et relevant d'une organisation logicielle complexe. Le problème de câblage devient ainsi un problème informatique. Lequel suppose une organisation des équipes de traitement informatique qui relève, lui de techniques de management. C'est ainsi qu'on a pu lire que les problèmes d'Airbus étaient des problèmes de management. Mais, à leur tour, ces problèmes de management sont traités comme politiques et, finalement, le problème de câblage devient un dossier politique. Les conséquences de la transformation sont aussi bien en termes de pouvoir, dans le sens où ce ne sont pas les mêmes hommes qui ont le pouvoir d'action s'il s'agit d'un problème de câblage ou s'il s'agit d'un problème informatique ou encore d'une question politique, qu'en termes de savoir, et dans le contenu et dans la forme : le câblage est essentiellement un savoir-faire manuel, l'informatique un ensemble de connaissances entre théorie mathématique et astuces techniques, tandis que le problème politique tient dans un dossier qui se traite par la stratégie et la négociation. On aurait tort, toutefois, de penser que le problème matériel du câblage est seulement transformé en une représentation vaguement idéalisée sur le plan politique, celle-ci étant, en quelque sorte, son reflet au niveau des superstructures de la société. Le problème politique est réel, dans le sens où son évolution a un impact effectif sur la situation matérielle des câbles de l'avion. Néanmoins, celle-ci est comme la pierre de touche incontournable de tout le "dossier" : toute solution qui ne règlerait pas de façon satisfaisante ce câblage, serait immédiatement une fausse solution.
La division du travail, par rapport au savoir, revêt différents aspects : la spécialisation, la séparation entre travail manuel et intellectuel et l'émiettement des tâches. Ces aspects se rencontrent à des degrés divers et dans différents secteurs de l'économie.
La spécialisation est une division du travail qui conditionne l'échange. Adam Smith cite l'exemple des fermiers des Highlands écossais, qui vivaient dans des fermes isolées, et devaient produire par eux-mêmes l'essentiel de ce dont ils avaient besoin, outils, vêtements, boissons, etc. Les artisans dans les bourgs, ouvrant marché, ont introduit une spécialisation des travailleurs et, à la place du fermier sachant tout faire et vivant en quasi autarcie, il y eut, dans la plupart des campagnes européennes, des maréchaux-ferrands, des tisserands et des tailleurs, des brasseurs et des vignerons, qui fournissaient les agriculteurs. La spécialisation entraîne la consignation (la synthèse en signes) des savoirs-faires particuliers de chaque profession. Celle-ci se détermine par rapport à une matière et un produit particuliers, le fer, les autres métaux, le lin, le coton, la laine, les tissus, le houblon, l'orge, la vigne, etc.
La division entre travail manuel et intellectuel apparaît lorsque le travail de consignation, de recherche et de synthèse des savoirs devient peu ou prou autononme par rapport aux faires correspondants. Dans le bâtiment, les maçons, les plâtriers, les tailleurs de pierre, les menuisiers, les charpentiers, etc. constituaient autant de spécialistes relativement aux matières et aux produits traités. Le besoin d'un maître d'œuvre, d'un architecte les coordonnant, traçant un plan d'ensemble de l'ouvrage qui n'est pas la simple juxtaposition des différents gestes est un exemple d'apparition d'une profession intellectuelle séparée. Savants, géomètres, ingénieurs ont suivi.
L'étape industrielle a vu se développer ce qui a été justement appelé par Georges Friedman "le travail en miettes". Dans le découpage de la spécialisation, le passage de la matière au produit est l'œuvre d'un seul, ou, au moins, d'un même atelier de quelques ouvriers. Dans l'émiettement, la tâche de chacun n'a plus de sens que pour celui qui set chargé de coordonner l'ensemble. La représentation est totalement disjointe de l'opération.
Ces différents niveaux de division se retrouvent isolés ou entrecroisés. Par exemple, dans une entreprise industrielle, les fonctions "intellectuelles" de planification et de gestion sont séparées des fonctions de production, mais les unes comme les autres présentent, à leur tour un plus ou moins grand émiettement, et on a pu parler des OS (ouvriers spécialisés) de la gestion, comme il existe aussi une aristocratie ouvrière, forte d'une haute technicité et capable de produire entièrement des parties essentielles du produit final. La société elle-même comporte des fonctions d'organisation et de gestion, confiées à des clercs, bureaucrates, technocrates, politiciens, qui, à leur tour, utilisent des exécutants pour les parties manuelles de leur travail intellectuel.
Une conséquence importante pour notre sujet est que se constituent des pôles dans lesquels le savoir est concentré, parce qu'il y a les opérations correspondantes, mais n'est pas représenté, et d'autres dans lesquels il est absent, mais où sont concentrés les moyens de la représentation : outils symboliques, codes, institutions. Cette dichotomie entre un savoir non représenté et des représentations ignorantes est la scène où se joue le drame de l'épistémologie. Les lieux du travail manuel sont les laboratoires permanents où devraient se vérifier les théorèmes du travail intellectuel. Mais, dans ces laboratoires, il n'y a pas de théorie, et, là où s'élabore la théorie, il n'y a pas d'expérimentation. Il y a donc de la place pour la mythologie.
Une autre conséquence est que, par nature, le travail intellectuel est supérieur hiérarchiquement au travail manuel. Sa matière première est ce travail lui-même. Il en définit les règles, soit sous formes de règles de l'art soit sous forme de lois de la nature (auxquelles, bien sûr, l'opérateur doit se plier, sous peine d'échec ou d'accident). Il en définit le plan et l'organisation. Il en organise les échanges avec l'extérieur. Les produits du travail intellectuel sont la destination, l'utilisation des produits du travail manuel.
Marx et Engels, dans l'Idéologie allemande, ont été dans les premiers, sinon les premiers, à mettre en valeur la distinction entre travail manuel et travail intellectuel et ses rapports avec la production d'idéologie. Dans cet ouvrage, ils s'en prennent à leurs collègues post-hégéliens qui, poursuivant le même projet que le maître, construisirent des systèmes de représentation de l'histoire de l'humanité et du monde présentés comme des savoirs totalisants de ce qu'il est possible et souhaitable de connaître. Les critiques de Marx et Engels portent sur les matériaux et les procédés de cette construction : le savoir y est supposé constitué d'idées assemblées entre elles par des liens de la logique et/ou de la dialectique, d'où le terme d'idéologie. A ce pseudo savoir, Marx et Engels opposent une véritable science fondée sur l'étude des modes de production et la dialectique "remise à l'endroit". Cette partie constructive de la critique marxiste, dont le programme est annoncé dans la brochure "Socialisme utopique et socialisme scientifique", culmine avec le Capital, vaste synthèse historique de l'évolution dialectique des modes de production qui débouche inéluctablement sur le renversement du capitalisme en socialisme et en communisme.
Parallèlement, et sous l'influence principale d'Auguste Comte, s'est développée l'idée d'une connaissance scientifique opposée à sa pseudo connaissance métaphysique. Plus généralement, le dix-neuvième et le vingtième siècles ont vu s'opposer en philosophie des systèmes de représentation du monde et de l'humanité se prétendant scientifiques et opposés à des visions qualifiées par extension d'idéologiques. L'idéologie est alors conçue comme une sorte de poison infiltré dans la pensée et qui la biaise pour en faire une représentation fausse de la réalité destinée à servir des visées de pouvoir. A l'idéologie s'opposerait la vérité, une vision scientifique basée sur le matérialisme dialectique, pour la tradition marxiste, ou sur les faits positifs, pour la tradition positiviste. D'autres penseurs ont utilisé, per exemple, les découvertes du freudisme ou les recherches de Husserl, ou encore un thomisme rénové, pour construire des systèmes de savoir opposés aux idéologies.
Evidemment, ces conceptions prétendument scientifiques et présentées comme la vérité sont construites sur des fictions. D'une part, les conceptions du mode de production sont purement intellectuelles et, si elles contiennent une part de vérité, deviennent fausses dès qu'elles prétendent représenter la totalité du réel, et, d'autre part, l'évolution des sciences a vite montré que les "faits positifs" sont loin d'être les données évidentes et simples que le positivisme suppose. En réalité, comme le cartésianisme, en son temps, avait opposé une nouvelle autorité, fondée sur l'esprit géométrique, à l'ancienne autorité des écoles, marxisme et positivisme opposaient une nouvelle idéologie, teintée de matérialisme dogmatique, aux anciennes idéologies ouvertement idéalistes.
Les limites de ces systèmes de vérités opposés aux idéologies apparaissent dès qu'ils se trouvent confrontés à l'expérimentation, et la frontière entre idéologie et vérité se trouve chaque jour mouvante, au gré des découvertes qui remettent en cause les systèmes d'idées et des réajustements de ceux-ci pour s'adapter aux nouvelles réalités.
Un certain nombre de penseurs ont donc franchi le pas de mettre en cause non pas seulement les vérités (répondant à la question "Que sais-je ?"), mais la vérité (répondant à la question "Qu'est-ce que savoir ?"). L'idée qu'une idée est vraie serait une illusion ou, au mieux, un argument polémique pour convaincre de sa valeur. Le savoir ressortit entièrement de la lutte pour le pouvoir. Voulant rejeter l'idéologie, ils repoussent Platon pour embrasser Gorgias.
Ils présentent souvent les recherches de la physique du vingtième siècle, et, principalement les relations d'indétermination de Heisenberg, comme fondement de leur rejet de la notion de vérité objective. Heisenberg lui-même, dans La nature dans la physique contemporaine, semble rejeter, en même temps que la notion de nature, telle qu'elle est entendue dans la tradition scientiste, la notion d'objectivité. Les relations en question proviennent d'expériences au cours desquelles il est impossible de déterminer simultanément la position et la vitesse d'une même particule, ou plutôt d'un même nuage de particules. Notons qu'il s'agit bien d'indétermination et non d'incertitude : ni l'expérience ni la théorie n'induisent de doute sur les notions manipulées ou l'existence de phénomènes dans lesquels ces notions se dessinent. Ce qu'elles induisent, c'est une relation déterminée entre position et vitesse et l'impossiblité, tant théorique que pratique, d'assigner une mesure aux deux simultanément. Voila bien une révolution dans nos façons courantes de nous représenter des objets. Nous ne pouvons plus imaginer, comme Démocrite, que le monde est constitué d'un très grand nombre de petites billes qui s'agitent en tous sens et forment par agrégation les objets que nous voyons. La physique moderne renforce l'idée qu'il ne faut pas se représenter les objets comme des choses. La réalité est autre, elle n'est pas irréelle. Il ne s'ensuit pas, toutefois, un irréalisme généralisé, tendant à un scepticisme de contenu et non de méthode, ou à un conventionnalisme renouvelé. Le fait même d'appuyer une telle position sur l'expérimentation montre que notre vision du monde doit s'adapter à une réalité autre, et qu'elle ne doit pas être considérée comme le seul résultat d'un choix d'hypothèses ou de point de vue.
Une autre caractéristique de ces conceptions est, précisément, de substituer la vision du monde au monde lui-même, puisqu'il est supposé qu'une telle chose n'existe pas. Comme la vision du monde s'exprime essentiellement par des textes, il s'ensuit un pantextualisme ou un réalisme textuel omniprésent dans la culture contemporaine. Ce réalisme textuel est le symptôme le plus visible de la séparation entre le travail manuel et le travail intellectuel : ce dernier se constitue comme relation autonome au monde, oublieux de sa matière première, le travail des autres.
Un dernier aspect que je souhaite souligner ici est le lien effectué entre le relativisme induit par ces conceptions et la démocratie. Le relativisme serait le garant d'une tolérance indispensable à la démocratie. L'idéologie est purement combative et "la" vérité dogmatique est à la base du totalitarisme. Il ne resterait que le relativisme pour donner un fondement philosophique à la tolérance, au pluralisme et, finalement, à la démocratie. D'abord, il faut rappeler que la démocratie ne détient pas la vérité : il arrive fréquemment que la majorité ait tort. Mais, surtout, le rejet de la vérité n'est acceptable qu'en tant que rejet des savoirs constitués, se présentant comme définitifs et exclusifs de toute autre hypothèse. Mais la notion de vérité n'implique pas nécessairement ces conséquences dogmatiques et totalitaires. Elle recouvre, en fait, deux situations : 1/ concernant les faits, elle est entièrement négative et montre seulement la fausseté d'une représentation ; 2/ concernant les représentations, elle suppose des degrés, selon le nombre de fois où celles-ci ne se sont pas trouvées fausses. La remplacer alors par "probabilité" n'ajoute pas grand-chose, sinon de laisser supposer qu'il existe une vérité, atteinte lorsque la probabilité devient égale à 1. Or cela ne se peut que lorsque le nombre de tirages est déterminé, généralement par convention, à l'avance, ce qui n'est pas le cas lorsqu'il s'agit du monde. En fait, ce glissement de sens du mot "probabilité" est encouragé par un besoin de certitude. On a du mal à accepter que vérité et certitude ne sont pas synonymes. Pourtant, ces deux notions sont totalement disjointes, à tel point que l'on peut dire que seules les erreurs sont certaines, tandis que les savoirs sont, par nature, incertains.
Il y a, au moins, deux visions opposées des relations entre ces deux notions. D'un côté, le pouvoir est garant des libertés ; sans pouvoir, les faibles sont écrasés par les forts, les lois ne sont pas respectées, les pouvoirs ne s'équilibrent pas, c'est la fameuse "loi de la jungle". De l'autre côté, le pouvoir est, par nature oppresseur, il brime la spontanéité des individus, il viole leur intimité, leur personnalité, il tend inévitablement à la tyrannie.
Il faut s'entendre, d'abord, sur la liberté.
Historiquement, le premier sens, dans le monde occidental, revient à une opposition à la situation d'esclave. L'esclave dépend d'une volonté autre, celle du maître, pour ses faits et gestes, et même sa vie et sa mort. La liberté est celle de la décision de faire ou de ne pas faire, à chaque instant. La décision appartient au maître et à l'homme libre, et pas à l'esclave. Sénèque s'est consolé de cette situation en pensant, à juste titre, que, précisément, cette décision était la seule chose qui véritablement lui appartienne et que, en fait, la propriété du maître sur la liberté de l'esclave était illusoire. Saint Paul s'est inspiré d'idées semblables et est apparue dans ses écrits la conception de la servitude volontaire. Le christianisme serait une forme supérieure de liberté parce que, au lieu de se soumettre à de faux dieux et à des idoles terrestres, le chrétien choisit le bon maître.
La conception chrétienne se rattache à la soumission à la loi. Dans les écrits de Saint Paul, la Loi de la Bible est l'expression de la volonté de Dieu. Se soumettre à la Loi, c'est donc se soumettre à la volonté divine et donc, "choisir le bon maître". Jusqu'à Kant, Hegel, et la doctrine officielle des églises chrétiennes toute une tradition philosophique perpétue cette conception de la liberté comme soumission à la loi, loi divine ou loi de la raison. A l'opposé, une conception insurrectionnelle de la liberté la conçoit comme une transgression de la loi. On a découvert récemment, que c'était là la conception du président Sarkozy et d'un certain nombre d'intellectuels qui lui sont proches. Cette conception est souvent véhiculée par la publicité. La liberté est assimilée à ce qui est sauvage, spontané, irrégulier, hors normes, etc.
La soumission à la loi civile ne peut pas être assimilée à la liberté, puisqu'on sait bien que la loi civile peut être tyrannique. Obéir aux lois de Vichy ne peut pas être pris comme une expression supérieure de liberté. Inversement, toute transgression n'est pas nécessairement une expression de liberté, elle peut résulter de l'ignorance, de la soumission à d'autres maîtres, de l'irréflexion, ou tout simplement du hasard. La transgression n'exprime une liberté qu'en tant qu'elle défend une valeur jugée supérieure à celle illustrée par la loi. C'est la question de la légalité et de la légitimité. Au nom de quoi et comment juger de la légitimité supérieure ?
La réponse de la philosophie occidentale est : la conscience. Toute la difficulté est que cette conscience est sujette à l'erreur et à l'illusion, qu'en tant que conscience collective, elle est soumise aux manipulations des pouvoirs. Le pouvoir rejoignait le savoir, voici la liberté rejointe, elle aussi, par le savoir, comme antidote des erreurs et des illusions. Kant avait conscience de ce problème lorsqu'il tentait de définir le contenu de la volonté générale. Celle-ci est la volonté du peuple, mais pas nécessairement telle qu'elle s'exprime mais telle qu'elle devrait s'exprimer. On retrouve cette étrange interprétation ambiguë chez Rawls et la plupart des penseurs de culture protestante : c'est la raison qui est supposée déterminer les comportements, mais cette raison est incarnée chez des êtres qui se montrent souvent déraisonnables, et, donc, on imagine ce qu'ils diraient ou feraient s'ils étaient raisonnables. Paradoxalement, on retrouve ici les illusions cartésiennes sur la rationalité issue de la conscience individuelle.
Le pouvoir, alors, se représente dans le domaine du savoir comme l'autorité. L'argument d'autorité (cf. "Autour de l'argument d'autorité" ) est d'un usage plus large que le recours explicite aux autorités académiques ou ecclésiales. Le consensus des confrères, les paradigmes des savoirs constitués, les règles admises de vraisemblance ou de décence, sont autant de manifestations de l'argument d'autorité.
Pouvoir et liberté s'opposent.
Le savoir constitué et figé est une illusion. La vérité est dans l'investigation expérimentale.
Les corporations intellectuelles forgent des représentations figées et séparées de ce qui peut les rendre vraies.
Juin 2007