Actualité d'Epicure

 

Actualité d'Epicure 1

Quelle place pour l'individu dans la société ? 1

Ce que dit Epicure 2

Commentaires 4

Que peut la science ? 6

Ce que dit Epicure 8

Commentaires 9

Que peut la foi ? 12

Ce que dit Epicure 13

Commentaires 14

Vivre sans attente 15

Ce que dit Epicure 15

Commentaires et conclusion 15

Sources bibliographiques 16

 

Beaucoup de philosophes m'ont instruit. Plusieurs m'ont influencé. Aucun autre ne m'a inspiré tendresse et gratitude comme Epicure. Il ne cherche pas à convaincre, mais à éclairer. Il ne cherche pas à éclairer pour éprouver sa clairvoyance, mais pour aider à vivre. Epicure rend de fiers services. En 1938, Paul Nizan écrivait dans Les matérialistes de l'Antiquité (Maspéro, 1971) : "l'époque d'Epicure est celle de l'oppression", et la décrit comme une période où le travail libre est concurrencé et évincé par le travail servile, où migrations et dictatures suscitent incertitudes et angoisses, et la compare, évidemment, à la sienne, assombrie par les totalitarismes, le chômage et la guerre. Dans ce trouble, "Epicure pare au plus pressé. Il se moque donc d'être désarmé, de ne pas posséder les habiletés de l'escrime logique : la grande logique est aussi un monde de l'imaginaire. La philosophie ressemble à la médecine : il y a la pensée qui guérit et celle qui ne guérit pas."

 

L'histoire ne bégaie pas, et notre époque est bien différente, malgré certains parallèles évidents. Néanmoins, bien des interrogations du temps d'Epicure se retrouvent aujourd'hui, et ses leçons peuvent encore nous servir.

Quelle place pour l'individu dans la société ?

La fin du XXème siècle et le début du XXIème ont vu une accélération de la mobilité sociale. Jadis, les enfants avaient un destin tout tracé selon la profession des parents. Les fils de bourgeois devenaient des héritiers, les fils de menuisiers, menuisiers, les filles devenaient des mères, et les ordres religieux ou l'armée accueillaient ceux dont on ne savait que faire. Peu à peu, l'horizon social devint mouvant et chacun dut se faire son destin, chercher sa vocation. Mais encore y avait-il cette idée d'un destin ou d'une vocation qui contribuait à l'élaboration d'une personnalité et donnait, en tout cas, même pour s'en écarter, un repère. Aujourd'hui, selon l'expression consacrée, il n'y a plus de repères. On ne change pas de métier, les métiers changent et on s'adapte au marché. L'individu doit être prêt à tout. Les migrations déracinent les hommes. Les impérialismes écrasent les cultures. La Terre se peuple d'orphelins.

 

Chacun se pose la question de sa place dans la société, où il se sent souvent étranger et les réponses sont de deux ordres. D'une part, il semble qu'il n'y a rien qui vienne de l'extérieur, de la morale, de la société. La fameuse crise des valeurs désigne ce vide ressenti par les hommes et affirmé par les penseurs. D'autre part, - et c'est la contrepartie – tout doit venir de l'intérieur. Une exaltation du moi, l'idée que la liberté, sorte de surgissement spontané de la poitrine de l'individu, est supposée pallier le manque d'appel et d'espoir que l'extérieur inflige. Mais ces réponses forment un dilemme. La société et la morale n'inspirent plus de sentiment de certitude et de confiance. Le relativisme dénoncé par les religieux suit inexorablement les appels d'une société qui offre sans cesse le spectacle opposé de ce qu'elle professe. De l'autre côté, le surgissement individuel porte en lui-même sa limite et sa contestation, justement parce qu'il est individuel et que l'humain ne l'est pas. De quelque côté qu'on se tourne, les questions sur le destin de l'homme et les valeurs restent sans réponse viable.

Ce que dit Epicure

D'abord, se préparer à être différent :

"Toujours prévenus en faveur de leurs propres vertus, les hommes approuvent ceux qui leur ressem­blent et considèrent comme étrange ce qui diffère de leur manière d'agir."(Lettre à Ménécée, 124)

 

Ensuite, ne pas vouloir tout ce qu'on désire :

"…parmi nos désirs, les uns sont natu­rels, les autres vains, et que parmi les premiers, il y en a qui sont nécessaires et d'autres qui sont seulement naturels. Parmi les nécessaires, il y en a qui le sont pour le bonheur, d'autres pour la tranquillité continue du corps, d'autres enfin pour la vie même. Une théorie non erronée de ces désirs sait en effet rap­porter toute préférence et toute aversion à la santé du corps et à la tranquillité < de l'âme > puisque c'est là la perfection même de la vie heureuse."( Lettre à Ménécée, 127)

 

"Parmi les désirs, il y en a qui sont naturels et nécessaires, d'autres qui sont naturels mais non nécessaires, d'autres enfin qui ne sont ni naturels ni nécessaires, mais des produits d'une vaine opinion."(Paroles d'Epicure, 20, Maximes fondamentales, XXIX)

 

"…nous ne cherchons pas tout plaisir; il y a des cas où nous passons par ­dessus beaucoup de plaisirs s'il en résulte pour nous de l'ennui. Et nous jugeons beaucoup de douleurs préférables aux plaisirs lorsque, des souffrances que nous avons endurées pendant longtemps, il résulte pour nous un plaisir plus élevé. Tout plaisir est ainsi, de par sa nature propre, un bien, mais tout plaisir ne doit pas être recherché; pareillement, toute douleur est un mal, mais toute douleur ne doit pas être évitée à tout prix. En tout cas, il convient de décider de tout cela en comparant et en examinant attentivement ce qui est utile et ce qui est nui­sible, car nous en usons parfois avec le bien comme s'il était le mal, et avec le mal comme s'il était le bien. C'est un grand bien, à notre sens, de savoir se suffire à soi-même, non pas qu'il faille toujours vivre de peu, mais afin que, si nous ne possédons pas beaucoup, nous sachions nous contenter de peu, bien convaincus que ceux-là jouissent le plus de l'opu­lence qui ont le moins besoin d'elle. Tout ce qui est naturel est aisé à se procurer mais tout ce qui est vain est difficile à avoir. Les mets simples nous procurent autant de plaisir qu'une table somptueuse si toute souffrance causée par le besoin est supprimée. Le pain d'orge et l'eau nous causent un plaisir extrême si le besoin de les prendre se fait vivement sentir. L'habitude, par conséquent, de vivre d'une manière simple et peu coûteuse offre la meilleure garantie d'une bonne santé; elle permet à l'homme d'accomplir aisément les obligations néces­saires de la vie, le rend capable, quand il se trouve de temps en temps devant une table somptueuse, d'en mieux jouir et le met en état de ne pas craindre les coups du sort. Quand donc nous disons que le plaisir est notre but ultime, nous n'entendons pas par là les plaisirs des débauchés ni ceux qui se rattachent à la jouissance matérielle, ainsi que le disent les gens qui ignorent notre doctrine ou qui sont en désaccord avec elle, ou qui l'in­terprètent dans un mauvais sens. Le plaisir que nous avons en vue est caractérisé par l'absence de souffrances corporelles et de troubles de l'âme.

Ce ne sont pas les beuveries et les orgies continuelles, les jouissances des jeunes garçons et des femmes, les poissons et les autres mets qu'offre une table luxueuse, qui engendrent une vie heu­reuse, mais la raison vigilante qui recherche minutieusement les motifs de ce qu'il faut choisir et de ce qu'il faut éviter et qui rejette les vaines opinions grâce auxquelles le plus grand trouble s'empare des âmes.

De tout cela, la sagesse est le principe et le plus grand des biens. C'est pourquoi elle est même plus précieuse que la philosophie, car elle est la source de toutes les autres vertus puisqu'elle nous enseigne qu'on ne peut pas être heureux sans être sage, honnête et juste, < ni être sage, honnête et juste > sans être heureux. Les vertus, en effet, ne font qu'un avec la vie heureuse et celle-ci est inséparable d'elles."( Lettre à Ménécée, 129-132)

 

Le bonheur n'est pas dans la quantité :

"Ce n'est pas le ventre qui est insatiable, comme le croit la multitude, mais la fausse opinion qu'on a de sa capacité indéfinie."( Paroles d'Epicure, 59)

 

Ne pas se laisser envahir par les obligations et les ambitions sociales :

"II faut s'affranchir de la servitude des occupations domestiques et de celle des affaires publiques."( Paroles d'Epicure, 58)

 

"Certaines gens désirent acquérir une grande renommée et deve­nir célèbres, croyant ainsi se mettre en sûreté contre les hommes. Si leur vie était ainsi à l'abri de tout danger, ils auraient en effet un bien conforme à la nature; mais si elle n'est pas exempte de troubles, ils n'obtiennent pas ce à quoi ils avaient aspiré dès l'origine, en suivant le penchant de leur nature."(Maximes fondamentales, VII)

 

"Bien qu'on puisse jusqu'à un certain point se mettre en sûreté contre les hommes au moyen de la force et de la richesse, on obtient cependant une sécurité plus complète en vivant tran­quille et loin de la foule."( Maximes fondamentales, XIV)

 

"La richesse qui est conforme à la nature a des bornes et est facile à acquérir, mais celle qui est imaginée par les vaines opi­nions est sans limites."(Maximes fondamentales, XV)

 

"Aimer l'argent de façon à violer la loi est criminel, l'aimer sans l'enfreindre est honteux, car c'est une chose méprisable que d'économiser sordidement, même quand on est en règle avec la loi."( Paroles d'Epicure, 43)

 

La sagesse est de tous les instants :

"Si tu ne rapportes pas en toute circonstance chacun de tes actes au but de la nature, mais que tu t'en détournes soit pour éviter, soit pour poursuivre un objet quelconque, tes actes ne seront pas conformes à tes doctrines."( Maximes fondamentales, XXV)

 

La place de l'amitié est la première :

"De tous les biens que la sagesse nous procure pour le bonheur de toute notre vie, celui de l'amitié est de beaucoup le plus grand."( Maximes fondamentales, XXVII)

 

"Ni celui qui cherche partout l'utilité ne peut être ami, ni celui qui ne l'associe jamais à l'amitié, car le premier fait marché de ses sentiments et le dernier nous prive de tout bon espoir pour l'avenir."( Paroles d'Epicure, 39)

 

 

 

La confiance est nécessaire :

"L'homme défiant sera toute sa vie indécis et agité."( Paroles d'Epicure, 57)

 

Légalité n'est pas légitimité :

"Là où il devient manifeste, bien que les circonstances n'aient pas changé, que les lois considérées comme justes ne sont plus conformes, en réalité, à la notion de justice, elles cessent d'avoir ce caractère. Mais lorsque, par suite du changement des cir­constances, les lois établies comme justes ne se montrent plus utiles, elles ne l'étaient pas moins au moment où elles offraient un avantage pour les relations sociales entre les citoyens du même état. Elles ont cessé d'être justes par la suite parce qu'elles n'étaient plus utiles."( Maximes fondamentales, XXXVIII)

 

Commentaires

La morale d'Epicure est, à juste titre, la partie la plus fameuse de son enseignement. C'est aussi la plus méconnue et la plus déformée, volontairement ou non. C'est pourquoi j'ai cité un long passage où il s'applique lui-même à se démarquer de la confusion faite entre débauche et épicurisme. Sans commettre cette confusion, certains voient en Epicure un "matérialiste", au sens où l'on critique maintenant, notamment dans les milieux religieux, la morale sociale contemporaine. Il s'agit là d'une autre confusion, moins grossière, mais encore plus insidieuse. On désigne par là une morale où l'appât du gain et la soif de consommation dominent les attitudes et mettent au second plan les valeurs dites spirituelles comme l'amour du prochain, ou de Dieu, ou l'attachement à la liberté, ou encore la recherche de la connaissance, etc. La lecture des extraits ci-dessus (et on pourra, bien sûr, se reporter aux textes pour en trouver de nombreux autres) montre, au contraire, que si Epicure peut à bon droit être considéré comme matérialiste, parce qu'il considère l'univers, notre âme y comprise, comme constitué de matière et de vide, parce qu'il considère que la santé du corps est la condition première de la santé de l'être tout entier, il est non seulement loin de mépriser les valeurs supérieures, mais il leur donne même une dignité que peu de spiritualistes leur accordent réellement.

 

Enfin, il y a une troisième mésinterprétation possible d'Epicure. La conduite épicurienne comporte, en effet, des éléments qui la rapprochent des conduites utilitaristes et protestantes : sobriété, crainte de l'opinion du voisin, refus de l'extravagance gratuite, et, plus fondamentalement, référence constante à la notion d'utilité. John Stuart Mill lui-même reconnaît une dette envers le penseur grec, et il développe dans L'utilitarisme une analyse des plaisirs et de l'absence de douleur assez voisine de celle d'Epicure. Mais la parenté des deux réflexions s'arrête là. Leur préoccupation n'est pas la même : Mill veut réformer la société et établir des règles de conduite en vue du bonheur universel, qui se concluent par une définition de la justice, alors qu'Epicure se soucie de sauver individuellement ceux qui veulent bien entendre ses conseils, et les conduire à l'absence de trouble ("ataraxie"). Leur logique et leurs principes divergent également. Mill pose les notions d'utilité et de plaisir comme principes premiers d'où découlent les autres jugements de valeur. Pour Epicure, les plaisirs ne sont pas une valeur supérieure et doivent eux-mêmes être évalués selon le "but de la nature" (τέλος της φυςεως), selon les sensations et selon la raison. 

 

On a souvent dit que l'épicurisme est un hédonisme, qu'il fait du plaisir le but suprême de la vie. Cela ne me semble pas exact. La recherche du plaisir, qui oriente nos désirs, est notre condition. C'est un fait, non une valeur en elle-même. L'épicurisme est une gestion de ce fait. Et cette "gestion" doit "rap­porter toute préférence et toute aversion à la santé du corps et à la tranquillité < de l'âme > puisque c'est là la perfection même de la vie heureuse." La vie "heureuse" est celle des dieux, pour qui le même mot (μακάριον) est utilisé, et la perfection (τέλος) est à la fois la fin, le but, l'achèvement, l'accomplissement, et le prix payé (à la fin de la course, par exemple). Les désirs doivent se régler sur ces finalités, santé du corps et tranquilité de l'âme, dont jouissent les dieux.

 

La morale utilitariste moderne (qui n'est pas tout à fait celle de Mill), présente l'individu raisonnable comme calculant en permanence les inconvénients et les avantages de chacun de ses choix et préférant, chaque fois, la voie qui offre le maximum de plaisir pour le minimum de déplaisir. Les théories économiques utilisent souvent ces présupposés pour déduire des systèmes de jeux d'acteurs supposés expliquer ou même normer le fonctionnement rationnel de nos sociétés. Rattacher cette morale à la tradition épicurienne est un contresens. Epicure soumet, en effet, les désirs aux critères de la pensée, mais ce n'est pas un maximum qu'il recherche, mais un équilibre de vie qui la rapprochera de son achèvement, l'ataraxie, l'absence de trouble, vie bienheureuse.

 

Cette vie suppose de ne pas être troublé par les vicissitudes de la société. Il faut une certaine sécurité (αςφάλεια, absence de danger), qui implique de ne pas courir après les honneurs et les richesses, de s'écarter des charges publiques, une certaine forme d'individualisme. Mais ce n'est pas non plus l'individualisme dont on parle à propos de nos sociétés, où on désigne plutôt comme individualiste l'égoïsme de certains comportements. Epicure ne se retranche pas de la société, il recherche même, au contraire, l'amitié et les moyens de la sécurité dont il a besoin. Il ne se désintéresse pas non plus de la loi. Il faut la modifier si elle n'est plus juste ni utile. L'épicurisme nous invite à un individualisme qui valorise la réflexion individuelle et se rend libre des influences. Pour autant, il ne s'isole pas dans le poêle cartésien pour y poursuivre une méditation solitaire. Il recherche le plaisir et refuse la consommation. Il s'intéresse à la politique mais pas au pouvoir.

 

Ce qu'on a appelé la fin des utopies, c'est-à-dire la perte de confiance défnitive dans le messianisme marxiste, a encouragé une forme de désengagement, de repli sur soi, et même d'égoïsme, au nom du réalisme. Puisque l'utopie communiste débouchait inévitablement sur la tyrannie, il faut accepter le libéralisme économique, la forme de compétition généralisée et l'égoïsme qu'il implique, la "main invisible" d'Adam Smith se chargeant seule de maintenir la cohésion sociale et la réussite collective que les poursuites individuelles du gain doivent théoriquement engendrer. Il y aurait, d'un côté, les anciens rêves collectivistes, et, de l'autre, la réalité économique, le bon sens étant de se détacher des premiers et de se soumettre aux lois de la seconde. Ces lois sont celles d'une science, qui a ses prix Nobel, à laquelle l'honnête homme moderne soumet son destin et ses comportements.

 

Epicure, avec ses amis, se protège de la jungle de la société et ne propose pas d'utopie de rechange. Mais il se défie aussi bien du prétendu déterminisme scientifique, et refuse de "s'asservir au destin des physiciens" ("των φυσικων ειμαρμένη δουλεύειν", Lettre à Ménécée, 134).

Que peut la science ?

La situation historique de la science dite moderne est bien décrite dans une texte de Cotes, qui mérite d'être cité longuement :

 

"Those who have treated of natural philosophy may be reduced to about three classes. Of these some have attributed to the several species of things specific and occult qualities, according to which the phenomena of particular bodies are supposed to proceed in some unknown manner. The sum of the doctrine of the schools derived from Aristotle and the Peripatetics is founded on this principle. They affirm that the several effects of bodies arise from the particular natures of those bodies. But whence it is that bodies derive those natures they don't tell us, and therefore they tell us nothing. And being entirely employed in giving names to things and not in searching into things themselves, they have invented, we may say, a philosophical way of speaking, but they have not made known to us true philosophy.

 

Others have endeavored to apply their labors to greater advantage by rejecting that useless medley of words. They assume that all matter is homogeneous, and that the variety of forms which is seen in bodies arises from some very plain and simple relations of the component particles. And by going on from simple things to those which are more compounded they certainly proceed right, if they attribute to those primary relations no other relations than those which Nature has given. But when they take a liberty of imagining at pleasure unknown figures and magnitudes, and uncertain situations and motions of the parts, and moreover of supposing occult fluids, freely pervading the pores of bodies, endued with an all-performing subtlety and agitated with occult motions, they run out into dreams and chimeras, and neglect the true constitution of things, which certainly is not to be derived from fallacious conjec­tures when we can scarce reach it by the most certain observations. Those who assume hypotheses as first principles of their specula­tions, although they afterward proceed with the greatest accuracy from those principles, may indeed form an ingenious romance, but a romance it will still be.

 

There is left then the third class, which possesses experimental philosophy. These indeed derive the causes of all things from the most simple principles possible; but then they assume nothing as a principle that is not proved by phenomena. They frame no hypotheses, nor receive them into philosophy otherwise than as questions whose truth may be disputed." (Roger Cotes," Préface à la seconde édition des Philosophiae naturalis Principia mathematica", d'Isaac Newton, cité, d'après Newton's philosophy of nature, Selection from his writings, Hafner, New York, 1953, pp.117-118)

 

Des générations de savants, de philosophes et d'écoliers ont bravement avancé dans les voies du savoir, guidés par les sains principes de la philosophie expérimentale. L'expression ultime de cette confiance est le scientisme, optimisme débridé qui croit que tous les problèmes humains seront, à terme plus ou moins lointain, résolus par les découvertes scientifiques. Si ce scientisme a plus ou moins disparu à propos des sciences de la nature, il subsiste dans les sciences humaines. On pense que les psychologues vont supprimer le crime, que les pédagogues vont abolir l'échec scolaire et que les économistes vont résoudre les crises et établir une croissance sereine et durable. Les gouvernements font dans ces domaines largement appel à la sagesse des savants et des experts.

 

Mais des esprits chagrins se sont, depuis Newton, avisés que les principes les mieux "prouvés par les phénomènes", n'avaient pas plus de certitude que les principes hypothétiques des cartésiens ou les qualités occultes des péripatéticiens. Il s'est ainsi instauré une nouvelle forme de sophisme qui a pris nom "relativisme". Cette doctrine, opposée à l'optimisme débridé du scientisme, se fonde sur plusieurs faits de l'histoire des sciences au XXème siècle :

·     D'abord, la théorie de la Relativité, dont les exposés de vulgarisation ont popularisé l'idée que toute mesure physique est "relative à un observateur".

·     Ensuite, les relations d'indétermination d'Heisenberg, souvent appelées d'incertitude, qui indiqueraient que toute mesure physique comporte une part d'incertitude non pas aléatoire ou par défaut de précision, mais par essence.

·     La découverte des codes génétiques du vivant dans l'ADN, interprétée comme signifiant que la nature est un langage, aussi conventionnel que les langages humains culturels.

 

Ces faits sont les principaux, et des doctrines scientifiques ou métaphysiques (au sens d'extrapolations faites à partir de théories scientifiques) sont venues les conforter en les intégrant à des ensembles théoriques plus vastes et en étendre la portée bien au-delà de leur domaine de validité initial. On est ainsi arrivé à une problématique post-moderne, dans laquelle s'opposent l'"internalisme", pour qui l'observateur, ou tout autre variante, individuelle ou collective, qu'on lui substituera, devant des expériences polysémiques, décide de la validité de ses croyances, et l'"externalisme", pour qui la réalité "extérieure" serait encore, malgré tout, la justification ultime. Mais l'internalisme est, de fait, un retour du subjectivisme cartésien, et l'externalisme est un retour de ce que Russell appelait le "réalisme naïf". Ainsi, les philosophes et tous ceux qui réfléchissent à la portée de la science sont-ils réduits, au mieux, à un nouveau scepticisme (suspension du jugement), au pire, à un nouveau sophisme ("l'homme est la mesure de toutes choses").

Ce que dit Epicure

"En premier lieu, cher Hérodote, il faut découvrir ce qui est à la base des mots," (Lettre à Hérodote, 37)

 

"Si tu combats toutes les sensations, tu n'auras rien à quoi te référer pour discerner exactement celles d'entre elles que tu considères comme fausses."( Maximes fondamentales, XXIII)

 

"Les images ont la même forme que les objets réels"( Lettre à Hérodote, 46)

 

"On ne doit considérer comme vrai que ce qu'on peut réellement voir, ou ce qui est immédiate­ment saisi par la pensée."( Lettre à Hérodote, 62)

 

"Il convient de noter que la nature humaine  acquiert des connaissances nombreuses et variées grâce au contact qu'elle prend avec les choses et sous l'empire de la nécessité. La raison explore ensuite minutieusement ce que la nature lui a donné et y ajoute de nouvelles découvertes : dans tel domaine plus rapidement, dans tel autre plus lentement. < Ses progrès sont plus considérables > dans telle période et moindres dans telle autre."( Lettre à Hérodote, 75)

 

"II ne faut pas, en outre, prendre de force ce qu'il est impossible d'atteindre, ni appliquer à toutes les choses une même façon de voir"( Lettre à Pythoclès, 86)

 

"Si donc nous croyons possible qu'un phénomène se manifeste de telle ou telle manière, le fait de savoir qu'il pourrait se manifester de plusieurs autres manières ne nous empêchera pas de jouir de la même tranquillité d'âme que dans le premier cas."( Lettre à Hérodote, 80)

 

"II est évident que le discours long et le discours bref aboutissent au même."(Paroles d'Epicure, 26)

 

"Car il n'est pas possible de connaître la masse accumulée par l'étude persévérante de l'univers, si l'on n'est pas capable tout à la fois d'embrasser par l'esprit, au moyen de formules brèves, les détails explorés avec soin."(Lettre à Hérodote, 36)

 

"Dans la discussion en commun, celui qui est vaincu obtient le plus grand profit parce qu'il apprend ce qu'il ne savait pas encore."( Paroles d'Epicure, 74)

 

"Ces points étant établis, il convient maintenant de fixer l'attention sur les choses invisibles. Tout d'abord, rien ne naît de rien, autrement tout pourrait naître de tout sans avoir besoin d'aucune semence. Et si ce qui disparaît était réduit à rien, toutes

choses auraient déjà péri, étant donné que celles en lesquelles elles se sont dissoutes n'existeraient pas. L'univers a toujours été le même qu'il est maintenant et sera le même dans toute éternité. En effet, il n'y a rien en quoi il puisse se transformer, car il n'existe rien en dehors de l'univers qui puisse y pénétrer et produire un changement."( Lettre à Hérodote, 38-39)

 

"L'univers est constitué < de corps et de vide >"( Lettre à Hérodote, 39)

 

"L'univers est infini. En effet, ce qui est fini a une extrémité; or, celle-ci est considérée par rapport à quelque chose qui lui est extérieur, de sorte que s'il n'a pas d'extrémité il n'a pas de fin; mais s'il n'a pas de fin il est infini et non pas fini"( Lettre à Hérodote, 41)

 

"Les mondes, de même, sont en nombre infini, aussi bien ceux qui ressemblent au nôtre que ceux qui en diffèrent."( Lettre à Hérodote, 45)

 

"Tout arrive d'une manière inflexible au sein de toutes les choses qui, en accord avec les phénomènes, sont expliquées  de plusieurs façons, si l'on admet ce qu'il en est affirmé de probable. Mais si l'on s'avise de retenir ceci et de rejeter cela, quoique l'un et l'autre concordent avec le phénomène, il est évident qu'on quitte complètement le domaine de la physique; et qu'on tombe dans celui de la mythologie."( Lettre à Pythoclès, 87)

 

"Les phénomènes qui se manifestent près de nous, et que nous pouvons réellement observer, nous donnent des indications sur la façon dont se déroulent les phénomènes dans les régions supérieures. Ces derniers, par contre, ne peuvent être observés directement et il est possible qu'ils se manifestent de plusieurs façons." (Lettre à Pythoclès, 87)

 

"Si nous n'étions pas troublés par la crainte des phénomènes célestes et de la mort, inquiets à la pensée que cette dernière pourrait intéresser notre être, et ignorants des limites assignées aux douleurs et aux désirs, nous n'aurions pas besoin d'étudier la nature. Celui qui ne connaît pas à fond la nature de l'univers mais se contente de conjectures mythologiques, ne pourra pas se déli­vrer de la crainte qu'il éprouve au sujet des choses les plus importantes, de sorte que, sans l'étude de la nature, il n'est pas possible d'avoir des plaisirs purs."(Maximes fondamentales, XI)

 

"Quand on se suffit à soi-même, on arrive à posséder le bien inestimable qu'est la liberté."( Paroles d'Epicure, 77)

 

Commentaires

Il y a chez Epicure, à propos de la science, deux sortes de considérations. Les premières sont des assertions sur la nature des choses, l'univers, les mondes, les atomes, etc., et ressortissent plutôt à ce que nous appellerions aujourd'hui la métaphysique, dans un des sens de ce terme (meta, qui vient au-delà, de la physique, de phusis, nature). Il s'agit alors d'une extrapolation à partir des sciences positives, en généralisant les résultats de celles-ci. Les limites de telles extrapolations sont évidentes : d'une part, elles ne font pas la distinction entre les résultats certains des sciences et ceux qui restent hypothétiques, présentant même souvent leurs assertions comme empreintes de la même dignité épistémologique que les faits les mieux établis ; d'autre part, les règles de raisonnement par lesquels on passe des propositions scientifiques aux théories métaphysiques ne sont pas nécessairement valides, reposant sur des analogies non démonstratives et des applications indues du principe du tiers exclu, lorsque même elles sont explicitées. Les secondes sortes de considérations épicuriennes sur les sciences relèvent plutôt de l'épistémologie et énoncent des règles de bon raisonnement à l'égard des sujets traités. Dans la présentation des quelques extraits ci-dessus, nous avons tenté de séparer les deux catégories. Néanmoins, il arrive souvent qu'une affirmation "métaphysique" recouvre, en fait, une recommandation "épistémologique". C'est le cas, par exemple, lorsqu'il affirme qu'il existe une infinité de mondes. Affirmation métaphysique par excellence, puisqu'évidemment aucune expérience ne peut prouver une telle assertion. C'est, en fait, une conséquence de l'infinitude du vide et du nombre d'atomes, eux-mêmes conséquence du fait que "l'univers est infini". Epicure recquiert ici une cohérence dans le discours, non pas une affirmation supposée factuelle. En énonçant sa "métaphysique", Epicure ne dresse pas véritablement un tableau de l'univers, mais nous incite à "garde(r) constamment dans la mémoire les principes généraux de l'ensemble des choses" (Lettre à Hérodote, 82).

 

Mais ces principes généraux, quel statut leur accorder ? S'il s'agit d'affirmer une propriété fondamentale des choses, comme le texte d'Epicure (et encore plus celui de Lucrèce) le suggère, ils ne sont évidemment que des conjectures. L'infinitude de l'univers, par exemple, n'est pas un fait expérimental, non seulement du temps d'Epicure, mais même encore aujourd'hui. On considère qu'il est en expansion, ce qui peut être considéré comme une sorte de définition de l'infinitude, mais l'expansion suppose une certaine finitude à un instant t, alors même que la notion d'instant, s'agissant de l'univers, n'a pas un sens clairement défini. Traitée comme une question de fait, cette question ne reçoit pas de réponse univoque et définitive. Il s'agit, en fait, d'un principe, et le principe de l'infinitude de l'univers doit être supposé, car le supposer fini serait aller au-delà de l'expérience, puisque "rien ne s'oppose à l'existence d'une infinité de mondes". Ce principe est la meilleure supposition à faire et devient ainsi une règle de bon raisonnement.

 

Pour comprendre la position d'Epicure par rapport à la science, il faut considérer la science qui se fait et qui se cherche et non la science comme thesaurus des connaissances acquises et enseignées. Selon Léon Robin (La pensée grecque et les origines de l'esprit scientifique, Paris, Albin Michel, 1923), la culture grecque de l'époque ne connaît rien de l'esprit scientifique moderne. En effet, il n'y a, dans le paysage culturel du temps d'Epicure, ni Galilée, ni Newton, ni Claude Bernard, ni Einstein, ni quelque figure qui les annonce. Benjamin Farrington, toutefois, montre que la démarche expérimentale n'était pas absente des recherches scientifiques des Grecs (La science dans l'Antiquité, Paris, Payot, 1967), même sans connaître la solidité de la méthodologie moderne. Avec Epicure, considérons la science qui cherche et qui doute : qu'est-ce que l'énergie noire ? l'expansion de l'univers est-elle compatible avec la gravitation ? le vivant a-t-il une langue universelle ? quelles sont les parts du hasard et de la nécessité dans l'évolution ? est-ce la demande ou l'offre qui fait avancer l'économie ? peut-il y avoir récession et inflation ? y a-t-il une périodicité régulière des cycles économiques ? Son épistémologie, alors, nous sera utile pour savoir comment comprendre les enseignements de ces doutes mêmes.

 

Les mots, d'abord. Les mots doivent pouvoir être ramenés à des notions compréhensibles de tous, quotidiennes, même au prix de longs détours et de raisonnements complexes. Utiliser des mots exprès pour recouvrir de verbe les mystères qu'elle ne cherche plus à résoudre est l'une des caractéristiques des pseudosciences. En exigeant d'éclaircir d'abord les mots, Epicure prévient contre cette démarche. On retrouve chez Cotes et sa critique des Péripatéticiens l'écho de cette critique de la logomachie.

 

L'expérience et la sensation comme critères. On a souvent reproché à Epicure son sensualisme trop simple. Il est facile, en effet, de montrer que la connaissance se construit autant en renonçant aux erreurs et illusions des sens qu'en se fondant sur l'expérience sensible pour prouver ses hypothèses. Il est vrai qu'Epicure n'a pas une conception claire et élaborée de la méthode expérimentale. Néanmoins, il n'est pas dupe de la sensation, il sait que la réalité ultime des choses n'est pas visible, et il indique clairement, que c'est par les interactions entre l'homme et son environnement que le réel vient à être connu. Si on abandonne la relation de l'homme à l'environnement, on abandonne même les raisons qui fondent le doute sceptique.

 

La pluralité des explications. Un malentendu fréquent de cette doctrine réside dans le fait de la comprendre comme une sorte de relativisme. Il n'y aurait pas de vérité et toutes les théories se vaudraient. C'est oublier les conditions sévères que pose Epicure : plusieurs explications peuvent être admises, à condition de ne pas se payer de mots et de correspondre aux faits. Deux conditions "simples" qui suffisent pourtant à éliminer pas mal de conceptions théoriques prétendant au statut de vérité. Ce qu'Epicure rejette, c'est l'abus de l'argument du tiers exclu : si la théorie A est fausse, la théorie B n'est pas forcément vraie pour autant, car C aussi est possible.

 

Le refus de la "mythologie". La mythologie est un récit imagé qui est supposé restituer la série d'événements qui ont conduit à telle situation. Ces récits ne sont pas susceptibles de vérification. Ils ne contiennent d'explication que dans la mesure où l'on considère comme explicatifs les liens qui unissent les différentes étapes du récit. Dans la mythologie religieuse, les volontés divines sont les causalités principales qui agissent dans le déroulement du récit. Les sciences modernes produisent aussi des mythologies explicatives, baptisées du nom de scénarios : scénario du big bang, scénario des crises économiques et de leurs solutions, scénario de l'évolution, etc. Dans la mesure où ces histoires relèvent d'hypothèses et de conceptions non démontrées de la causalité, elles relèvent de ce que Cotes appelle dans le texte cité plus haut ingenious romance.

 

Curieusement, dans les sciences contemporaines, on rencontre plus de doute dans les disciplines dont les résultats sont le mieux démontrés et, au contraire, plus de certitude, dans celles qui relèvent le plus d'hypothèses. Les sciences physiques ont conscience de leur caractère théorique. Les interactions entre l'observateur et les éléments observés ne leur échapent pas et, bien souvent, les penseurs qui les prennent comme point de départ de leurs réflexions inclinent à un certain relativisme ou scepticisme. Pourtant, ce scepticisme même s'appuie sur des expériences et ne résulte pas d'un calcul hypothétique. Lorsqu'Einstein, en 1905, élabore sa théorie de la relativité, il prend comme prémisse initiale le fait de la constance de la vitesse de la lumière, fait sur lequel butait les autres théoriciens. En cela, il est fidèle au principe énoncé par Cotes "assume nothing as a principle that is not proved by phenomena ", principe que ne désavouerait pas Epicure, même s'il ne le formule pas dans les mêmes termes.

 

C'est, au contraire, dans les sciences humaines, où peu d'expérimentation est possible, et où abondent les constructions hypothétiques, qu'on rencontre le plus de dogmatisme. Malgré les contradictions des écoles, malgré l'arbitraire et le caractère conventionnel des mesures, malgré les biais des perspectives intéressées, malgré l'absence d'expérimentation rigoureuse, malgré le caractère purement imaginaire des hypothèses premières, les théories, psychologiques, neuronales et économiques s'élaborent avec assurance et sont propagées doctement par les professeurs de ces disciplines. Ces professeurs parlent de leurs imaginations comme d'une réalité à laquelle il faudrait se soumettre, exactement comme le faisaient les "physiciens" d'Epicure avec leur "destin".

 

Ne pas se payer de mots. Confronter les affirmations à des expériences. Accepter la pluralité des explications si elles satisfont aux deux conditions précédentes. Distinguer entre reconstitution imaginaire et réalité. Tels sont les principes de critique épistémologique que nous lègue Epicure, et qui trouveraient moisson à s'appliquer à nos certitudes dites scientifiques.

Que peut la foi ?

Il est entendu que notre époque est "désenchantée". La plupart des contemporains ne croient plus dans les miracles, les élites sont presque toutes athées ou ont une conception très abstraite de la divinité, qui la rend bien étrangère au monde créé. La croyance dans la toute-puissance, explicatrice et salvatrice, de la science, a remplacé la croyance dans la révélation et dans l'autorité de l'Eglise. Et, à l'opposé, qu'il s'agisse d'un retour de balancier, ou des derniers sursauts de la religiosité, il semble se dessiner un renouveau religieux, ou du besoin religieux.

 

Pourtant, ce constat de désenchantement, pour vrai qu'il soit, n'est pas toute la vérité de ce temps. L'esprit religieux est bel et bien présent dans notre culture, mais sous des formes qu'on ne sait pas toujours reconnaître.

 

D'abord, les églises officielles et visibles continuent d'avoir leurs fidèles, même si les formes extérieures de culte ont bien changé. Aux jours de la naissance, du mariage et de la mort, rares sont les "athées" d'aujourd'hui qui ne ressentent pas le besoin de quelque forme de secours divin. Les Chinois, peuple de tradition athée et sortant d'une cure prolongée de matérialisme officiel, croient encore fermement aux esprits protecteurs et dangereux, pratiquent le culte des morts et adorent les dragons. En parlant de désenchantement, les intellectuels scientistes ou sceptiques ont parlé de leurs propres convictions plus que de celles des peuples, et même des élites.

 

A côté des églises anciennes se sont développées des églises nouvelles, principalement dans le protestantisme et en islam, qui s'adressent aux nouveaux déshérités et aux classes moyennes en perte de repères. Elles illustrent une religiosité moins intellectuelle, dont le lien avec la divinité est mystique et médiatisé par des clergés informels, qui associent souvent commerce et religion.

 

Ensuite, les croyances anciennes, cataloguées par les églises officielles comme superstitions, existent toujours, mais sous des formes, là encore, modernes et souvent inaperçues. L'idée qu'il y a une justice immanente dans les événements, ou bien la paranoïa qui veut que le sort s'acharne sur le pauvre type qui n'a pas de chance, ou au contraire, qu'elle favorise toujours les mêmes (ce ne sont plus les cocus…), sont des exemples du maintien de ces croyances. On ne se défait pas facilement de l'idée qu'il y aurait une volonté dans le monde.

 

Enfin, des croyances nouvelles sont apparues. Elles revêtent les paroles des sciences, et notamment de l'économie, qui joue dans notre société le rôle que jouait l'astrologie dans les sociétés antiques. Prétendument fondées sur l'observation des faits, des relations entre variables, et des cycles de reproduction des événements, cette "science" (puisqu'elle se nomme ainsi) fournit des récits explicatifs de nos malheurs, des règles de comportement pour racheter nos fautes et, parfois, des raisons d'espérer si nous savons nous soumettre à la bonne autorité. C'est exactement ce que faisaient les grands prêtres d'Assyrie et d'Egypte.

 

Religion reconnue, religion sectaire, religion scientiste, ou religion populaire, les contemporains demandent encore beaucoup aux religions.

Ce que dit Epicure

"En premier lieu, regarde la divinité comme un être immortel et bienheureux, ce qu'indique déjà la façon ordinaire de la concevoir. Ne lui attribue rien qui soit en oppo­sition avec son immortalité ou incompatible avec sa béatitude. Il faut que l'idée que tu te fais d'elle contienne tout ce qui est capable de lui conserver l'immortalité et la félicité."(Lettre à Ménécée, 123)

 

"Familiarise-toi avec l'idée que la mort n'est rien pour nous, car tout bien et tout mal résident dans la sensation; or, la mort est la privation complète de cette dernière." (Lettre à Ménécée, 124)

 

"Le sage, par contre, ne fait pas fi de la vie et ne craint pas (non plus) la mort, car la vie ne lui est pas à charge et il ne considère pas la non-existence comme un mal. En effet, de même qu'il ne choisit certainement pas la nourriture la plus abondante mais celle qui est la plus agréable, pareillement il ne tient pas à jouir de la durée la plus longue mais de la durée la plus agréa­ble."( Lettre à Ménécée, 126)

 

"I'application à bien vivre ne se distingue pas de celle à bien mourir." (Lettre à Ménécée, 126)

 

"La chair demande impérieusement de ne pas souffrir de la faim, de la soif et du froid. Celui qui est à l'abri de ces besoins et qui a l'espoir de l'être dans l'avenir peut rivaliser de félicité avec Zeus." (Paroles d'Epicure, 33)

 

"Quand le sage est réduit à la nécessité, il trouve encore moyen de donner plutôt que de recevoir, car il possède un trésor qui est de se suffire à lui-même."( Paroles d'Epicure, 44)

 

"Après toutes ces considérations, il faut se mettre dans l'esprit que le plus grand trouble est engendré dans les âmes humaines par le fait qu'on regarde ces corps célestes comme des êtres bienheureux et immortels, et qu'on leur attribue en même temps des propriétés opposées, telles que des désirs, des actes et des motifs; parce qu'on attend ou qu'on suspecte, en croyant aux mythes, quelque torture éternelle et qu'on craint même l'insensibilité de la mort, comme si elle avait quelque rapport avec nous ; et, enfin, parce que toutes ces affections ne provien­nent pas d'une opinion philosophique, mais d'un sentiment irréfléchi, de sorte que, faute de délimiter ce qui est à craindre, on éprouve un trouble aussi grand ou même plus grand que si l'on avait une opinion bien fondée là-dessus. La tranquillité d'âme n'est possible que si l'on s'est affranchi de tout cela et qu'on garde constamment dans la mémoire les principes géné­raux de l'ensemble des choses."( Lettre à Hérodote, 81-82)

 

"II est inutile de demander aux dieux ce qu'on peut se procurer par soi-même." (Paroles d'Epicure, 65)

 

" Il convient de se rappeler que l'avenir n'est ni entièrement en notre pouvoir ni tout à fait hors de nos prises, de sorte que nous ne devons ni compter sur lui, comme s'il devait arriver sûrement, ni nous priver de tout espoir, comme s'il ne devait certainement pas arriver."(Lettre à Ménécée, 127)

 

Commentaires

On a souvent fait d'Epicure le saint patron de l'athéisme. C'est à la fois vrai et faux. Epicure est surtout areligieux, dans le sens où il sépare l'homme et les dieux. Chacun son monde. Il vénère les dieux, mais non pas tels que la foule se les représente, à l'image des hommes, animés de désirs et de passions violentes, et tels que nous les présentent les récits sacrés, de l'Iliade au Nouveau Testament, mais tels que leur nature les fait, immortels et bienheureux. L'immortalité suppose l'absence de passion et de trouble. Les dieux sont bienheureux. Supposer qu'il s'intéressent à nos affaires, qu'ils y interviennent d'une façon quelconque, c'est attenter à leur dignité d'immortels bienheureux, c'est un blasphème.

 

Si l'homme doit chercher son salut, ce n'est certes pas du monde divin qu'il doit l'attendre, puisque les causes de sa misère sont dans ce monde. Ce qu'Epicure recherche, c'est la façon dont nous pouvons vivre ici-bas le plus possible comme les dieux dans leur sphère. La divinité est ainsi une sorte de limite, d'idéal jamais atteint mais approché grâce à la sagesse.

 

La foi mythologique, c'est-à-dire celle qui est vouée aux dieux qui agissent et pâtissent dans ce monde, aux dieux qui punissent et récompensent, aux dieux qui se fâchent et menacent, qui aiment et châtient, qui condamnent et sauvent, cette foi est une croyance erronée et nuisible.

 

De même, l'idée de la toute puissance du savoir humain inspire une vision du monde magique (certains diraient "volontariste"). A l'opposé, le même scientisme impose un nouveau fatalisme, ou déterminisme. Les deux rejoignent la mythologie et ne correspondent pas à notre situation réelle, dans laquelle nous sommes libres mais ni impuissants, comme le voudrait le déterminisme scientifique, ni omnipotents, comme le voudrait l'optimisme scientiste.

 

Epicure nous enseigne à tenter de mieux comprendre le monde pour y vivre mieux. Il ne rêve ni de nous rendre comme "maîtres et possesseurs de la nature", ni de nous rendre esclaves d'une fatalité (y compris celle "scientifiquement" déterminée), mais de toujours guider nos choix par la recherche des fins naturelles que sont la santé du corps et l'ataraxie de l'esprit. Si la foi nous en rapproche, par l'idée de la divinité bienheureuse, elle est utile. Si, au contraire, elle doit nous éloigner de cette voie, en attendant de la divinité qu'elle intervienne sur notre sort, alors elle est erronnée et nuisible.

Vivre sans attente

Dans le monde désenchanté, il y a ainsi trois attitudes, qui s'attachent chacune à un des aspects que nous avons visités. L'égoïsme protège de la société par le repli sur soi. N'attendant rien du monde, on attend tout de son nombril. Enfermé dans le microcosme de sa cellule familiale, on ronronne au coin du feu pendant que la maison brûle. Ou bien, croyant rompre avec la société, on rumine ses songes solitaires, sagement aligné dans la case où l'on est rangé. Le réalisme  résoud à accepter le destin que dessinent les experts du monde. Renonçant à ses rêves, il faut se soumettre aux lois qu'édictent ceux qui savent. Enfin, le fidéisme nous plonge dans le bain sacré, attendant de dieu ou de son messie le salut qu'on n'espère plus de soi-même.

 

Aucune de ces trois attitudes ne demande rien au philosophe. On se satisfait, qui de ses rêves, qui de sa science, qui de sa foi. Malades qui nous ignorons, nous vivons dans un perpétuel ailleurs, attachés à un autre monde, au résultat espéré, à une autre vie. Tendus - vers ces au-delà - mais satisfaits. Jusqu'au jour où de cette tension naît une déchirure, où l'ailleurs est perçu comme une absence, et où le doute introduit sa petite lumière dans l'aveuglante clarté des certitudes.

Ce que dit Epicure

"II y a des gens qui, pendant toute leur existence, se préparent pour la vie à venir, ne s'apercevant pas qu'un poison mortel a été versé dans la source de notre vie."(Paroles d'Epicure, 30)

 

"II ne faut pas gâter le présent en désirant des choses qui nous font défaut, mais prendre en considération que ce qui nous est donné figurait jadis parmi les choses désirables."(Paroles d'Epicure, 35)

Commentaires et conclusion

La pensée occidentale est imprégnée de l'idée que la valeur réside dans le résultat. Peu importent les sacrifices d'aujourd'hui s'ils doivent conduire à un lendemain enchanteur, la fin justifie les moyens. Qu'il s'agisse de buts individuels ou d'utopies collectives, notre civilisation est fondée sur l'attente d'un état de choses à venir qui sera la récompense des efforts et des souffrances d'aujourd'hui. Epicure, au contraire, propose de prendre chaque instant pour ce qu'il comporte, et non d'en soumettre l'évaluation à l'attente d'un avenir plus désirable. La vie ne doit pas être l'attente d'une fin. L'avenir n'est ni une menace, ni une promesse. Il nous appartient en partie et en partie ne nous appartient pas.

 

Des harmoniques de cette philosophie se trouvent dans la sagesse orientale, la Bhagavad-Gita, chez Lao-tzeu ou Krishnamurti. Epicure est indépendant de cette tradition et sa réflexion se singularise par l'importance qu'il donne à la connaissance rationnelle de l'univers. L'ignorant ou le faux savant qui conçoit l'univers selon les mythes, selon des interprétations dogmatiques, selon des croyances infondées vit dans l'attente de la réalisation de ses prédictions, soit qu'il les souhaite, soit qu'il les craigne. Le philosophe, qui sait distinguer entre une hypothèse et un fait, vit dans le jardin du présent. Ce jardin n'est pas un Eden, mais il n'y en a pas d'autre. Et cette vie sans attente n'est pas une vie sans espoir, car, s'il y a de mauvaises herbes, il peut les éliminer, s'il y en a de bonnes, il peut les cultiver.

 

L'individu, dans la société égoïste, se sent souvent isolé, et en souffre, même lorsque cet isolement est en partie volontaire. Le renouveau religieux ne répond pas seulement aux interrogations sur les valeurs et aux angoisses face à la mort ou au destin misérable, il répond aussi à cette solitude en offrant ce que les grands idéaux de naguère n'offrent plus, l'appartenance rassurante à un groupe humain partageant les mêmes certitudes. On a vu quelquefois dans le Jardin d'Epicure et sa société d'amis fidèles une sorte de secte dont il aurait été le gourou. J'ignore la part de vérité historique que comporte cette représentation. Néanmoins, une différence essentielle intervient entre les enseignements d'Epicure et ceux des sectes modernes. Celles-ci enseignent des représentations certaines de l'univers, du monde et de l'humanité qu'Epicure aurait dénoncées comme mythologiques. Son enseignement est celui de la critique lucide des convictions quelles qu'elles soient, mystiques ou scientifiques, une critique faite par chacun selon son jugement, guidé par des principes connus et contrôlables, c'est-à-dire le contraire des convictions mystiques auxquelles les sectes entraînent leurs adeptes. La philosophie d'Epicure est foncièrement individualiste. Le siège et l'acteur de la sagesse ne peut être que l'individu qui développe sa clairvoyance. Cette culture de la clairvoyance suppose des échanges et des discussions et ne se concoit pas comme une méditation solitaire. L'individu épicurien n'est ni un solitaire ni un égoïste, il vit en association, mais il n'est pas, surtout pas, le membre d'une foule, d'un troupeau, d'une église. C'est un veilleur qui travaille à sa propre clairvoyance.

 

 

Sources bibliographiques

Tous ces ouvrages contiennent eux-mêmes des bibliographies très savantes qui permettront d'approfondir les différents aspects de la vie et de la doctrine d'Epicure.

 Février 2008